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Bouquin-quizz n°24

Publié par le 25 juin 2015

 

Bonjour à tous.
Voici un extrait de…
Je veux dire d’un roman de…
Non. Finalement, je ne vais pas vous l’indiquer. Ça vous amusera peut-être d’essayer de deviner.


Un élan d’activité secouait par moments ces âmes hébétées et folles.
Hans décréta la démolition immédiate des tours, des clochers, et de ceux des pignons de la ville qui dépassaient orgueilleusement les autres, insultant ainsi à l’égalité qui doit régner chez tous devant Dieu.
Des escouades d’hommes et de femmes suivies d’enfants piailleurs s’engouffrèrent dans l’escalier des tours ; des volées d’ardoises et des pelletées de briques s’abattirent sur le sol, endommageant les têtes des passants et les toitures des maisons basses ; on descella à demi du toit de Saint-Maurice des saints de cuivre qui restèrent suspendus de guingois entre terre et ciel ; on arracha des poutres, pratiquant ainsi dans les logis des anciens riches des trouées par où tombaient la pluie et la neige.
Une vieille femme qui s’était plainte de geler toute vive dans sa chambre ouverte aux quatre vents fut chassée de la ville ; l’évêque refusa de l’accueillir dans son camp ; on l’entendit crier pendant quelques nuits dans les fossés.

Vers le soir, les travailleurs s’arrêtaient et restaient les jambes pendantes en plein vide, le cou levé, cherchant impatiemment dans le ciel les signes de la fin des temps. Mais la couleur rouge à l’occident pâlissait ; un crépuscule de plus tournait au gris, puis au noir, et les démolisseurs fatigués redescendaient à l’intérieur de leurs taudis, pour se coucher et dormir.

Une inquiétude qui ressemblait à de la gaieté poussait les gens à errer dans les rues croulantes. Du haut des remparts, ils jetaient curieusement les yeux sur la campagne ouverte où ils n’avaient pas accès, comme des passagers sur la mer dangereuse qui entoure la barque ; Les nausées de la faim étaient celles qu’on éprouve en s’aventurant au large.

Hilzonde allait et venait sans cesse par les mêmes venelles, les mêmes passages voûtés et les mêmes escaliers montant aux tourelles, tantôt seule, tantôt traînant par la main son enfant. Les cloches de la famine sonnaient dans sa tête vide ; elle se sentait légère, vive comme les oiseaux tournant sans arrêt entre les flèches d’église, défaillante, mais comme une femme sur le point de jouir.
Parfois, cassant un long glaçon suspendu à une poutre, elle ouvrait la bouche et suçait cette fraîcheur.
Les gens autour d’elle semblaient ressentir la même périlleuse euphorie ; en dépit de querelles éclatant pour un quignon de pain, pour un chou pourri, une espèce de tendresse coulant des cœurs engluait en une seule masse ces miséreux  et ces affamés. Depuis quelques temps, néanmoins, des mécontents élevaient la voix ; on ne tuait plus les tièdes : ils étaient trop.

Johanna rapportait à sa maîtresse les bruits sinistres qui commençaient à courir sur la nature des viandes qu’on distribuait au peuple. Hilzonde mangeait sans paraître entendre. Des gens se vantaient d’avoir goûté du hérisson, du rat, ou pis encore, tout comme des bourgeois qu’on tenait pour austères se targuaient tout à coup de fornications dont semblaient incapables ces squelettes et ces fantômes.
On ne se cachait plus pour soulager les besoins du corps malade ; on avait par fatigue cessé d’enterrer les morts, mais le gel faisait des cadavres empilés dans les cours des choses propres qui ne sentaient pas. Personne ne parlait des cas de peste qui se produiraient sans doute dès les premières tiédeurs d’avril ; on n’espérait pas durer jusque là.
Personne non plus ne mentionnait les travaux d’approche de l’ennemi, méthodiquement occupé à combler les douves, ni l’assaut qu’on croyait tout proche. Le visage des fidèles avait pris l’expression sournoise de chiens courants qui font semblant de ne pas entendre derrière leurs oreilles le claquement du fouet.

Un jour enfin, Hilzonde debout sur le rempart vit un homme à son côté désigner du bras quelque chose. Une longue colonne se mouvait dans les replis de la plaine ; des files de chevaux piétinaient la terre boueuse du dégel. Un cri de joie éclata ; des fragments d’hymnes s’élevèrent des faibles poitrines : n’étaient-ce pas là les armées anabaptistes recrutées en Hollande et en Gueldre dont Bernard Rottman et Hans Bockold ne cessaient d’annoncer la venue, les frères arrivés pour sauver leurs frères ?
Mais bientôt les régiments fraternisèrent avec les troupes épiscopales qui encerclaient Münster ; le vent de mars faisait jouer des étendards parmi lesquels quelqu’un reconnut le fanion du prince de Hesse ; ce luthérien s’unissait aux idolâtres pour anéantir le peuple des Saints.

Des hommes réussirent à faire basculer du haut des murs un bloc de pierre, écrasant ainsi quelques sapeurs travaillant au pied d’un bastion. Le coup de feu d’un veilleur jeta bas une estafette hessoise. Les assiégeants répondirent par une arquebusade qui fit plusieurs morts. Personne ensuite n’essaya plus rien. Mais l’assaut attendu n’eut lieu ni cette nuit-là, ni les nuits suivantes.
Cinq semaines s’écoulèrent dans une inertie de léthargie.

Bernard Rottman avait depuis longtemps partagé ses dernières provisions de bouche et le contenu de ses flacons de remèdes ; le Roi, comme à son habitude, jetait par la fenêtre des poignées de grain au peuple, mais sans livrer le reste de ses réserves cachées sous son plancher. Il dormait beaucoup. Il passa trente-six heures dans un sommeil cataleptique avant d’aller une dernière fois prêcher sur la place presque vide.
Il avait depuis longtemps déjà renoncé à ses visites nocturnes au logis d’Hilzonde ; ses dix-sept épouses, ignominieusement chassées, avaient été remplacées par une fillette à peine pubère, un peu bègue, douée de l’esprit de prophétie, qu’il appelait tendrement son oiselle blanche et sa colombe de l’arche.
Hilzonde n’éprouvait de l’abandon du Roi ni peine, ni mécontentement, ni surprise ; la frontière s’effaçait pour elle entre ce qui avait été et ce qui n’avait pas été ; il semblait qu’elle ne se souvînt plus d’avoir été traitée par Hans en amante. Mais tout restait licite ; il lui arriva d’attendre en pleine nuit le retour de Knipperdolling, curieuse d’essayer si elle pourrait émouvoir cette masse de chair ; il passa sans la regarder, occupé d’autre chose que d’une femme.

La nuit où les troupes de l’évêque entrèrent dans la ville, Hilzonde fut réveillée vers minuit par le hurlement d’une sentinelle égorgée.
Deux cents lansquenets, conduits par un traître, s’étaient introduits par une des poternes. Bernard Rottman, alerté un des premiers, se jeta hors de son lit de malade, s’élança dans la rue, ses pans de chemise battant grotesquement ses jambes maigres ; il fut miséricordieusement tué par un Hongrois qui n’avait pas compris les ordres de l’évêque, lesquels étaient de ramener les chefs de la rébellion vivants.
Le Roi surpris dans son sommeil combattit de chambre en chambre, de corridor en corridor, avec un courage et une agilité de chat traqué par les dogues ; au point du jour, Hilzonde le vit passer sur la place dépouillé de ses oripeaux de théâtre, nu jusqu’à la ceinture, plié en deux sous le fouet.
On le fit entrer à coups de pied dans une grande cage où il avait coutume d’enfermer les mécontents et les tièdes avant leur jugement. Knipperdolling à demi assommé fut laissé pour mort sur un banc.

Toute la journée, le pas lourd des soldats retentit dans la ville ; ce bruit cadencé signifiait que dans la place forte des fous le bon sens avait repris son empire sous l’espèce de ces hommes qui vendent leur vie pour une paie bien déterminée, boivent et mangent à heure fixe, rapinent et violent à l’occasion, mais ont quelque part une vieille mère, une femme économe, une petite métairie où ils reviendront vivre éclopés et vieillis, vont à la messe quand on les y force, et croient modérément en Dieu.

Les supplices recommencèrent, mais décrétés cette fois par l’autorité légitime, approuvés également par le pape et Luther. Ces gens en haillons, hâves, aux gencives gangrenées par la faim, faisaient aux reîtres bien nourris l’effet d’une vermine dégoûtante qu’il était facile d’écraser.

Le premier désordre passé, la vindicte publique élut domicile sur la place de la Cathédrale, au bas de l’estrade où le Roi avait tenu ses assises.
Les mourants comprenaient vaguement que les promesses du Prophète se réalisaient pour eux, autrement qu’on avait cru, comme il arrive toujours avec les prophéties : le monde de leurs tribulations finissait ; ils s’en allaient de plain-pied dans un grand ciel rouge.
Très peu maudissaient l’homme qui les avait entraînés dans cette sarabande de rédemption. Certains, tout au fond d’eux-mêmes, n’ignoraient pas qu’ils avaient de longue date désiré la mort, comme la corde trop tendue désire sans doute se briser.

Hilzonde attendit son tour jusqu’au soir. Elle avait endossé la plus belle robe qui lui restait ; ses nattes étaient piquées d’épingles d’argent. Quatre soldats parurent enfin ; c’étaient d’honnêtes brutes qui faisaient leur métier. Elle saisit par la main la petite Martha qui se mit à crier et lui dit :
— Viens, mon enfant, nous allons chez Dieu.
Un des hommes lui arracha l’innocente et la jeta à Johanna qui la reçut contre son corsage noir.
Hilzonde les suivit sans parler davantage.
Elle allait si vite que ses exécuteurs durent presser le pas. Pour ne point trébucher, elle retenait des deux mains les longs pans de sa robe de soie verte qui lui donnaient l’air de marcher sur les vagues.
Arrivée sur l’estrade, elle reconnut confusément parmi les morts des gens qu’elle connaissait, une des anciennes reines.
Elle se laissa tomber sur ce tas encore chaud, et tendit la gorge.

 

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