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Le Sang des Sirènes – 04 : Cavale

Publié par le 8 août 2015

La R 12 des flics ayant disparu de mon rétro, avalée par la pente boisée qui borde la route, le tueur me tape sur l’épaule depuis la banquette arrière.
– Stop !
Je pile.
– Viens, il faut les finir…

On descend.
Il remplit de nouveau le barillet de son flingue. Se penche à ma portière ouverte. Ôte la clé du contact. La fourre dans la poche de son blouson.

J’aime pas le geste. Mais j’y peux quoi ?

Il file d’un pas rapide vers le lieu de l’accident, le colt au poing, canon dirigé au sol.
– Tu viens ou quoi ? il me jette par-dessus son épaule.
Je le suis.

Une pente forte, caillouteuse, parsemée de lichens.
Dix, quinze mètres.
Une ligne de fourrés, puis des pins.
La bagnole pie gît sur le toit, sur une mare d’éclats de verre qui chatoient sous le soleil, un flanc enfoncé par le tronc d’un gros conifère.

Un flic s’en éloigne à quatre pattes.
Gros, le type. Boudiné dans son uniforme. Des galons argentés de chef de poulets aux épaules. Du sang qui ruisselle sur sa face ronde.
Il nous aperçoit en haut de la pente. Se redresse. Porte précipitamment la main au holster noir qui pend à sa ceinture.

Le braqueur lève le bras. Ajuste. Tire.

La poitrine du flic explose. Il pousse un cri aigu et gicle en arrière, le corps agité de convulsions.

Mon compagnon se jette dans la pente, la dévale, talons glissant dans la caillasse.
Passant le gros flic, il lui tire une balle dans la tête, d’un geste automatique. Le corps cesse de tressauter.
Le voilà qui se retourne vers moi, visage levé. A la main son pistolet qui fume, chrome étincelant dans le soleil.
– Tu t’amènes ?
Je secoue lentement la tête, de gauche à droite.
Il hausse les épaules et va se pencher aux vitres de l’épave.

Les bras ballants, je l’observe achever les occupants de la R 12.
Déboucher le réservoir.
Reculer d’un sursaut en jurant quand de l’essence gicle sur ses boots.
Sortir un briquet.
Foutre le feu.

Mon estomac se révulse.
Je me plie en deux et vomis sur le goudron en vrac ma truite et mon ragoût de tout à l’heure.

Je me redresse, m’essuyant la bouche et le menton du revers de la main, pour le découvrir devant moi, en train de recharger une nouvelle fois son revolver.
– Nardin wal dik, remets-toi ! Ces mecs-là, c’est pas des hommes, c’est des cleps. C’est les chiens de Hassan II…
Il tourne la tête et crache par terre.
Machinalement, la cervelle pas trop en place, je répète :
– C’est ça… Hassan II…
Il se jette sur moi, une grimace enragée à la bouche, m’empoigne par le revers de mon blouson et me secoue en hurlant :
– Quand tu prononces le nom de ce bâtard, tu craches, t’as compris ?
Je hoche la tête. Crache par terre. Du moins, je fais semblant. J’ai la bouche si sèche que je serais bien en peine d’y trouver assez de salive…
– C’est bien, il approuve. Tu comprends, le nom de ce bâtard, il te reste dans la bouche. Si tu le gardes, il te donne le cancer du ventre…

On regagne la 504.
Un fois assis, il me lance mes clés. Je mets le contact.
– Tu es jeune, hein ?
– Ouais, assez…
– Pourtant, ma parole, tu conduis bien.
– J’aime ça, conduire.
Derrière nous, le nuage de fumée noire de la R 12 en feu s’élève.
– Comment tu t’appelles ?
– Haig.
– Moi, c’est Ferraj.
Il me tend la main. On s’en serre cinq.
– Merci pour ton aide. Maintenant, roule.
– On va où ? je demande.
– Casablanca. Roule, il faut s’éloigner d’ici…

Deux ou trois minutes plus tard, nous parvient le bruit de l’explosion de la voiture des flics.
J’imagine un instant les cadavres en train de griller à l’intérieur.
Une nouvelle nausée me tord les tripes, mais je serre les dents.

–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

– La maison, là… Arrête-toi.
Ça fait 3 heures qu’on a quitté la route et qu’on roule le long de pistes de plus en plus étroites.
De plus en plus cabossées, aussi. Défoncées. Caillouteuses.

C’est Ferraj qui a fait le guide. A chaque croisement ou fourche, il m’a indiqué la direction.
Ou, pour être plus exact, me l’a ordonnée.
Je ne sais pas s’il connaît la région comme sa poche ou s’il se contente de suivre son instinct de coyote en cavale.
Un peu des deux, sans doute.

Il est plus âgé que je l’ai cru quand il a déboulé dans la ruelle avec la rousse aux fesses, à Khanifrah.
Des fils blancs parsèment sa tignasse très bouclée, presque crépue. Il a des rides marquées au coin des yeux. Et aussi en parenthèses des deux côtés de sa bouche, mais elles sont presque cachées par les tombées de sa moustache, qui descend jusqu’aux angles du menton.

Il est prospère.
Ses boots à hauts talons sont des vraies mexicaines. De la santiago basse en peau de reptile. Des godasses de gitan frimeur, sûrement achetées en Espagne.
Fallait voir avec quel soin il les a essuyées de l’essence et de la poussière qui les maculaient avec des kleenex piqués dans ma boîte à gants !
Sa chemise noire à large col est en soie. Son blouson rouge, que j’avais cru en skaï, est en fait de cuir fin.
Il arbore une grosse chaîne en or autour du cou, une gourmette, une montre de marque, une chevalière à diamant…
Tous les attributs du voyou plein aux as.

Quand il ne surveillait pas la route et les alentours, à mouvements vifs de la tête, comme un rapace, il fourrageait dans les billets que contient le sac de jute, son butin, ou bien brandissait son flingue en ricanant.
– Saletés de flics. Ils ont vu. Hein qu’ils ont vu de quel bois c’est comment je me chauffe ? Ah, ah, ah, leurs femmes, elles vont devoir faire la pute, maintenant ! Leurs mères aussi ! Leurs filles aussi, ah, ah !…

A d’autres moments, il était pris d’une bouffée d’affection pour moi. Il me frappait l’épaule et me beuglait dans l’oreille :
– Mon ami Haig ! Juste tu étais là dans la rue pour moi. C’est la chance qui t’a mené là, mon frère. Tu sais pourquoi ? C’est parce que Dieu il est avec moi ! Dieu c’est le copain à Ferraj !

A d’autres moments, il a chanté en arabe, d’une belle voix haute, avec vibrato, des chansons entraînantes qui me semblaient être des airs de marins.

A cinq reprises, sans prévenir, il s’est mis à hurler des insultes contre le roi Hassan II, qu’il ponctuait en ouvrant à demi la portière pour cracher à l’extérieur.

Bref, il est fou.
Cinglé.
Et dangereux.
Je l’ai compris bien avant qu’il me commande de m’arrêter devant la grosse maison qu’il me désigne.

Je sais qu’avec un mec de cet acabit, il va me falloir rester bien concentré, prudent, marcheur sur œufs, si je tiens à m’en sortir sans bobo.

–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

On profite de la halte pour pisser.

Le coin est vallonné. Un relief doux, fait de longues collines basses qui se succèdent, parallèles, comme les rides d’une surface d’étang.
On devine au sol les limites de plusieurs champs agricoles. De loin en loin, des murets de pierres sèches séparent les parcelles.
C’est une terre grisâtre, un limon de poussière qu’on devine trop fin pour être vraiment fertile.
De ces sols arides du sud méditerranéen, dur au paysan, moucheté de pierres blanches trop nombreuses que les lueurs du couchant ensanglantent.

Au loin, dans la lumière déclinante, on devine des parterres verts de je ne sais quelle plante.
Mais autour de la maison, rien.
Des champs nus, laissés en jachère, comme abandonnés.

Là-dessus court un vent fort, tiédi par le soleil de la journée, qui soulève de ça et là sur la plaine des ténues tornades de poussière blafarde.

A 200 mètres de nous, la maison est une construction basse et carrée, à la façade percée de deux minuscules meurtrières et d’un portail de bois. A chaque angle s’élève une petite hauteur, comme un moignon de tour.
Les murs sont chaulés d’une croûte de blanc.
En mauvais état, le blanc. Lépreux. Marqué de plaies qui découvrent les pierres sombres d’en dessous.

A côté, un enclos de branches irrégulières emprisonne un âne immobile, tête basse. Plus loin, une douzaine de chèvres traînent aux alentours d’un puits surmonté d’une poulie grossière.

Alors que Ferraj s’est planté au bord du chemin pour observer les lieux, j’examine la 504.

La vitre arrière est explosée. Ne tiennent plus au joint que quelques fragments étoilés que je vire à coups de coudes. La banquette est jonchée d’éclats, mais ça, un bon coup de balayette et il n’y paraîtra plus.

Le plus emmerdant, c’est la roue avant-droite.
Le choc contre la carriole pendant le gym cana à Khanifrah l’a tordue d’une quinzaine de degrés sur son axe. En passant ma main derrière, je me constate que la jante est brûlante.
Ça frotte quelque-part.
Le pneu, déjà usé, montre maintenant sa trame sur une bande large de trois doigts.
Là aussi, ça frotte.

Ferraj est planté devant le paysage, immobile.
Pattes écartées, boots plantées dans la caillasse, les deux pouces glissés dans la ceinture, de chaque côté de la crosse du colt.
Les rafales de vent tordent sa chevelure, font voler les pans de son blouson rouge et plaquent la toile de son falzar contre ses jambes.
Seule sa tête bouge, baladant son regard acéré, paupières plissées, sur chaque point du décor.

Gauche. Droite. Près. Loin. Les champs. L’horizon. La maison…

Il ne respire pas, il hume l’air, narines frémissantes, attentif à on ne sait quels effluves.

Un fauve. Une de ces bêtes de proie minces et méchantes. Un genre d’ocelot. De panthère.

Au bout d’un moment, il prend une inspiration, se retourne vers moi :
– Alors, qu’est-ce qu’elle dit, la mécanique ?
– Pas terrible…
Il hoche la tête, comme s’il s’attendait à ma réponse.
S’immobilise.
Lève un doigt au ciel, réclamant mon attention.
Pousse un pet bruyant et long. Prrrrrrttttttt…
– Bismullah, soupire-t-il avant d’éclater de rire. Ma parole, ça fait longtemps que je me retiens. Tu devrais me dire merci. Dis-moi merci, mon frère !

Je ne réponds pas.
Il m’observe quelques instants, la tête penchée, les yeux vaguement menaçants.
Puis il hausse les épaules, ouvre sa portière et prélève une liasse de billets dans le sac à butin, qu’il fourre ensuite sous son siège. Glisse la liasse dans sa poche de pantalon.

Ceci fait, il tend le pouce par-dessus son épaule, désignant la baraque.
– On va s’arrêter ici. Le coin a l’air bon… Vas-y, roule !

(A suivre)

L’intégrale de cette aventure, Le Sang Des Sirènes, a été publiée aux éditions Taurnada – disponible à prix très très très modique en librairie, sur les plates-formes de vente en ligne, chez l’éditeur et chez l’auteur, moi-même, que vous pouvez contacter, le cas t’échéant, en cliquant dans la barre du menu sur le bouton « Contact ».

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