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La dernière ombre

Publié par le 11 février 2017

 

Le philosophe Kierkegaard écrivait :

« Un incendie éclate dans les coulisses d’un cirque. Le clown apparaît et tente d’avertir le public. Chacun croit à une blague et rit. Il répète, on rigole encore plus fort. Ainsi la fin du monde se produira au milieu des vivats et chacun pensera : Quelle bonne blague ! »

Février 1974 – Trapeang Taav District – nord du Cambodge, près de la frontière thaïlandaise.

Le vieux pick-up 404 Peugeot quitta la piste et s’immobilisa en cahotant contre le talus, le nez dans un massif de bananiers. A une centaine de mètres en avant, la piste de latérite s’interrompait, coupée net.

Le pont qui enjambait la rivière, seule voie d’accès à la frontière, était cassé. Pour le millier d’hommes, de femmes et d’enfants qui fuyaient la barbarie des nouveaux maîtres du pays, c’était la fin.

Oncle-Chea se prît le crâne à deux mains, doigts tordus pressés sur ses tempes où serpentait une énorme veine noire.
A côté de lui, au volant, son petit-fils Sung coupa le contact et les dernières toux du moteur semblèrent un aveu d’abandon.
A l’arrière, Khym, la jeune nièce d’Oncle-Chea, âgée de quatorze ans, se mit à gémir. Ou bien c’était son fils, le petit Chen, le bébé qu’elle tenait serré contre sa poitrine. Ou bien c’était les deux.
Le vieil homme se redressa et cria de sa voix de patriarche, celle qui décidait et ordonnait :
— Non, personne ne doit pleurer !
— Mais… nous sommes perdus, Oncle, répondit la jeune Khym en retenant ses sanglots.
— Ce n’est pas une raison !

 

Le désordre était inextricable, fait de charrettes, de carrioles à bras et de bicyclettes chargées de misérables trésors.
Oncle-Chea se fraya un chemin dans cette cohue et parvint au bord de l’à-pic qui formait la berge de la rivière. Au fond, à une vingtaine de mètres en contrebas, le flot était presque à sec sur son lit de terre rouge et recouvert d’amas de briques et de poutrelles tordues : les ruines du pont.

Des lamentations nouvelles s’élevèrent du troupeau de réfugiés. Oncle-Chea releva les yeux. De l’autre côté du gouffre, sur la crête inondée de soleil qui leur faisait face, des silhouettes de soldats se dessinaient entre les buissons, noires dans le contre-jour, fusils d’assaut dressés.
— Voilà qui simplifie tout, pensa-t-il.
Pas de regrets…
Auraient-ils passé la rivière, échappant aux soldats qui les poursuivaient, derrière, qu’ils seraient tombés sous les balles de ceux qui les attendaient, devant.
La mort en étau, aux deux extrémités du chemin.
Et dire que la frontière se trouvait juste là, au-delà de la crête qu’occupaient les assassins. A mille mètres à peine, si seulement on pouvait voler comme un oiseau !

Oncle-Chea s’en retourna.
Le goulet de la piste crachait sans cesse de nouvelles charrettes, de nouveau vélos ployés sous leur charge, de nouvelles femmes épuisées, les pieds en sang, les épaules sciés par leur lourd balancier. Les rares véhicules s’arrêtaient, englués dans cette masse : un tube Citroën, une traction-avant, une énorme Land-Rover, tous couverts de ballots et de grappes de passagers.
Chea retrouva la 404.
Autour, s’était formé un cercle d’inconnus, assemblés là sans raison apparente, attendant on ne savait quoi du pick-up bâché et de ses occupants.
— Que d’amertume dans ces visages, pensa l’Oncle.
Toujours ce désarroi.
Ces mêmes yeux agrandis, vides, interrogatifs, qui étaient devenus le regard du peuple depuis cinq ans, quand le premier fusil avait fait entendre son premier cri.
Toujours cette terreur…

Il porta son regard sur leurs arrières, vers le nord, sur la grande plaine qu’ils venaient de traverser. Au loin, juste devant l’horizon, s’élevait une colonne de poussière mouvante et grise au travers des brumes de chaleur. On ne distinguait pas encore les véhicules, ni même leurs ombres, mais Chea et tous les autres savaient ce qu’ils étaient : des jeeps et des camions qui portaient des soldats et des mitrailleuses.
— Ô mon Oncle, qu’allons-nous faire ?
Khym se mordait les lèvres au sang pour ne pas pleurer. Dans ses bras le petit Chen, lui, hurlait à pleine gorge. Derrière sa jeune nièce, les autres le dévisageaient intensément.
Tous.
Tous ces visages aimés tournés vers lui.
Tous quêtant une protection que ni lui ni personne ni rien ne pouvait plus assurer.
Les marrionnetistes, Muni, Savoun, Onh… Les musiciens, Nyak, Samat, Sok… Chhay le régisseur… Hieng la cuisinière…Sœur, neveux, nièces, cousins… Sans oublier Sung, son petit-fils, son second, qui fumait une cigarette avec application, le dos appuyé à la voiture.

La voiture !
C’est en la contemplant que le vieil homme sentit vraiment la morsure du regret s’imprimer dans son cœur.
En avaient-ils parcouru ensemble, des chemins, des pistes et des sentes, en avaient-ils traversé des villages, aux quatre coins du pays khmer, cette vieille Peugeot et lui !
Une si longue route !
Un merveilleux voyage de hameau en bourg, d’étape d’une nuit en séjour, d’éclats de rire en embûches, de chagrin en bonheur, d’un amour à un autre amour…
Un chemin. Une vie. C’était la même chose.
Le temps, tout simplement.
Le beau fil des jours qui s’achevait là, devant les ruines d’un pont brisé.
Tout ça, fidèle vieille mécanique, pour échouer au bout de la dernière randonnée, à un petit kilomètre du but…
Quelle dérision !

Oncle Chea s’ébroua. Ce n’était pas le moment de débloquer. Le temps n’était plus au brassage des souvenirs et des pensées. Peut-être y aurait-il d’autres vies pour cela, mais en attendant…
Il posa les poings sur les hanches et fit face à sa troupe.
— Les soldats seront là dans moins d’une heure, cria-t-il d’une voix forte.
La belle Khym ne put retenir une longue plainte. Entendant sa mère gémir, le bébé hurla de plus belle. D’autres personnes crièrent en répons, dans la petite foule qui s’était agglutinée autour d’eux.
Le vieillard claqua de la langue, agacé.
— Silence !
Il frappa le sol du talon.
— Dépêchons, nous n’avons pas beaucoup de temps…

 

Le théâtre d’ombres du vieux Chea se composait d’un jeu de pantins plats en cuir qui évoluaient contre une large toile de lin blanc tendue sur un cadre de bambous soutenu par deux minces piliers de bois.

L’Oncle planta le premier piquet. Le sol était dense, amalgame de pierres et de poussière rouge. L’écran ne serait pas bien solide, sur un tel lit de cailloux, mais bah… Il n’y avait pas un souffle de vent pour menacer la stabilité de la structure.
Et puis, il n’aurait pas à tenir longtemps.
Le second piquet, à trois pas du premier, il le planta sans prendre aucune mesure, au jugé. Son œil exercé par une vie de spectacle ne lui fit pas défaut : lorsque Sung apporta le cadre de bambou destiné à tendre la toile, celui-ci s’adapta exactement dans l’écartement des deux piliers.

Le vieillard se lança alors dans le long et patient travail qui consistait à nouer une à une les cent lanières de cuir qui tenaient la toile sur le cadre. Depuis des années, il déléguait volontiers cette corvée à des mains plus jeunes.
Mais pas ce soir.
L’âge avait donné de la rigidité à ses doigts bruns et tordus sans leur ôter leur adresse. Sûrs et vifs, ils travaillaient seuls, crochant régulièrement, nœud après nœud, les rugueux lacets.

Derrière lui retentirent soudain des claquements secs auxquels répondirent des cris d’humains blessés.
L’Oncle ne se détourna pas de sa tâche. Il avait compris : les soldats embusqués sur la crête, de l’autre côté de la rivière, s’amusaient à canarder les réfugiés.
Un homme criait :
— Mon fils ! Ils ont tué mon enfant !
Plus loin, une femme s’arrachait la gorge en longues plaintes douloureuses :
— Maudits ! Maudits !…

Autour de la Peugeot, chacun s’affairait.
Sung avait débâché le hayon et en sortait les caisses de marionnettes et les instruments de musique, xylophones et tambours, qu’il passait à mesure aux autres membres de la troupe.
Les gens qui les entouraient s’étaient rapprochés de l’écran. Déjà plusieurs d’entre eux, parmi les plus vieux, s’étaient accroupis devant la toile et chuchotaient entre eux, ricanant doucement,  les yeux brillants.
Alors, pour la première fois depuis le début de la fuite, Oncle-Chea sentit une grande paix l’envahir. La peur cessa de le tourmenter.
Avisant Khym qui s’apprêtait à ouvrir la malle où reposaient les pantins, il commanda :
— Non, attends, c’est moi qui vais les déballer ! Occupez-vous plutôt du feu, Sung et toi…
Il leva le doigt et précisa :
— Le vrai feu, hein, et préparé avec soin !
Depuis longtemps la troupe se servait, pour éclairer l’écran, d’une grosse lampe de marque Luxor branchée sur une batterie de camion. La lanterne traditionnelle, alimentée par un mélange d’écorces de noix de coco et de graisse de poisson ne servait plus qu’en cas de panne ou de grande occasion.
C’était une grande occasion.
Entre toutes.

Chea s’approcha de la caisse, une longue malle de bois roux maintenue fermée par des bandes de caoutchouc noir découpées dans une chambre à air, qui contenait toutes ses marionnettes.
Ses mains tremblèrent tandis qu’il dénouait les sangles.
Il souleva le couvercle mais sa vue se brouilla et il suspendit son geste.
— Allons, vieil homme, s’exhorta-t-il, tu ne vas pas craquer maintenant !
Il se redressa.
Au loin, de l’autre côté de la rivière, les reliefs aigus de la crête s’évanouissaient, gommés par le crépuscule naissant. Déjà, on ne distinguait plus les soldats, noyés dans l’ombre.
A l’ouest, l’horizon était en feu.
— Combien de fois ?… se demanda-t-il.
Combien de fois l’avait-il guetté, ce couchant rouge, cette tombée du soleil, cette première minute de nuit qui marquait le début du spectacle ?
Combien de fois l’avait-il admiré, ce crépuscule sur la plaine khmère, alors que retentissaient autour de lui les bruits des préparatifs et que montait dans l’air la joie impatiente des villageois ?
Ce soir, Chea aurait aimé prendre quelques minutes pour lui seul, plonger à l’envi son regard dans les nuées changeantes, se repaître une dernière fois de leurs splendeurs toujours renouvelées.
Eternelles.
Mais il n’avait plus le temps.
A quelques pas de lui, devant l’écran qu’il venait de dresser, des rangs de spectateurs accroupis l’attendaient. De la cohorte immobilisée des charrettes et des vélos, d’autres fuyards accouraient.
Le soleil lançait ses tout derniers feux.
Non, il n’y avait plus de temps pour lui.
Il se pencha sur la malle et en tira un à un les pantins, manipulant avec douceur leurs membres de cuir et les fines baguettes qui permettaient de les guider, tout en gémissant en son cœur :
— Mes amis, mes pauvres amis…

 

Hi, hi, hi… Nous sommes Pok et Poï les paysans paresseux !
— Nous menons les buffles à la rivière, hi, hi !…

La nuit était là. Le jeune Sung avait allumé le feu dans la lanterne. L’orchestre avait pris place au pied de l’écran. La viole à deux cordes miaulait, à la fois câline et grinçante. Les notes du xylophone dansaient, cascade de bois chantant. Les deux tambours sauvages battaient sans faiblir l’appel à la fête.
Nul doute que, au-delà du pont sacrifié à la guerre, de l’autre côté de la rivière, les soldats embusqués les entendaient.

Au milieu du grand rectangle de lumière dansaient les deux marionnettes jumelles de Pok et Poï, deux paysans misérables, maigres presque nus, les profils identiques fendus du même sourire, juchés chacun sur un énorme buffle noir.

Tous les fuyards pris au piège sur ce bout de piste s’étaient massés devant l’écran, épaules contre épaules.
Et ils riaient.

Des soldats sur l’autre berge avaient tiré des coups de feu. La plupart des balles s’étaient perdues dans l’obscurité. Trois d’entre elles avaient percé l’écran.
De l’autre côté, la cohorte de jeeps et de camions approchait. Le grondement des moteurs était maintenant trop fort pour être couvert par la musique, aussi fort que Ohn, le percussionniste, frappât sur la peau de son sko.

Derrière l’écran, les marionnettistes, Oncle-Chea, Sung et Khym-la-nièce, se tenaient accroupis, les bras tendus en l’air, les mains fermées sur les tiges de commande des pantins, ruisselant de sueur dans la chaleur du feu de graisse qui leur mordait la nuque.
Et le public riait, riait…

J’ai une idée, jacassait Poï, organisons une grande bagarre.
— Une bagarre ? demandait Pok.
— Oui, un duel entre nos deux buffles.
— Mais pourquoi faire une chose pareille ?
— Pour rien, parce que nous sommes des crétins et que nous faisons n’importe quoi, hi, hi !…

Cette fois, l’éclat de rire des mille fuyards rassemblés devant l’écran ne suffit pas à repousser les rugissements des moteurs ni les rafales d’armes automatiques que suivaient des cris de souffrance et d’horreur.
Dis-moi, mon pauvre Pok : pourquoi sommes-nous si stupides ?
— Nous sommes rendus fous par la chaleur, je ne vois pas d’autre explication, mon pauvre Poï…

 

Les soldats étaient nombreux.
Ils encerclèrent la petite foule des spectateurs accroupis.
Leur chef, un homme grand et fort en uniforme noir vociféra qu’ils étaient des traîtres à leur patrie et des chiens indignes de vivre, avant de leur ordonner de se lever et de se préparer à mourir.
Personne, parmi le public, ne lui prêta attention.
Le colosse trépigna de rage en brandissant son fusil et promit à pleine gorge qu’il allait fusiller tout le monde.

Sur l’écran, les deux marionnettes poursuivaient :
— Faisons ce duel de buffles, Poï, puisque nous sommes des crétins !
— Crois-moi, Pok, il y aura toujours plus crétin que nous !

Le grand soldat en uniforme noir tendit le bras, attrapa par l’épaule le spectateur le plus proche, un vieillard sec en costume qui portait des lunettes de professeur et, d’une secousse, le força à se lever.
Il appuya le canon de son arme sur la tempe du vieil homme et tira.
Le corps de l’homme bondit sous l’impact. Ses lunettes volèrent. Son crâne explosa dans une gerbe de sang et de cervelle qui arrosa les voisins.

Alors le public éclata de rire.

 

Battambang, 1994.

 

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