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L’Auberge de l’Espérance – 04

Publié par le 27 mai 2017

 

1985, premier retour d’Afrique.
Sans le sou, la tête farcie de phrases, les doigts languissant d’un clavier, je me mis en quête d’un lieu paisible où écrire.
Ma mère et son mari possédaient dans le Lubéron une villa qu’ils n’occupaient que deux mois par an. J’en sollicitai les clés, ils m’envoyèrent me faire foutre.
Je fus sauvé des bancs publics par mon parrain, le docteur Jean-François Duvinage, son épouse, ma bien-aimée Martine, leurs filles Emmanuelle et Anne-Lise, qui m’ouvrirent les portes de leurs cœurs et celles de leur maison.
Là, dans une chambre meublée de tissu bleu et de chêne verni, devant le doux rectangle d’une fenêtre ouverte sur l’automne provençal, j’écrivis ce que je considère être mon premier texte abouti.

 

L’Auberge de l’Espérance
(une ancienne légende des temps modernes)

Le malheur frappa à la porte de l’Auberge de l’Espérance par un soir de pluie, alors que la presque nuit se noyait d’eau et que les rues charriaient pêle-mêle de la boue, des ordures et les derniers cadavres que l’on n’avait pas encore ramassés.
Comme toujours avant l’irruption des gros emmerdements, une paix hypocrite, puisque trompeuse, baignait l’établissement de notre bon Tonton Basile.
La salle était calme, à peu près silencieuse en dehors du crépitement des dures gouttes sur les tuiles et les rustines de tôles du toit.
La venue des pluies avait ralenti le trafic entre les provinces et la ville, aussi ne se trouvaient à dîner que trois transporteurs attardés.
Deux habitués qui, n’ayant pas pu vendre leurs marchandises à temps, empêchés de reprendre la route avant la nuit, se partageaient une montagne de brochettes de piafs, se plaignant à mi-voix d’avoir à dormir sur les banquettes de leurs camions.
— Grmblmmgr… Pfff… Grmblr…
Le troisième, inconnu dans la maison, s’était ouvert le carter d’huile en deux sur une pierre qu’un torrent libéré par les averses et gonflé d’alluvions avait posé sur la route. La mine assombrie par l’adversité et la perspective d’inévitables frais mécaniques, il se réconfortait d’une soupe aux boyaux de bœuf, dont il aspirait chaque louchée dans un bruit de succion retenu, faible comme un chuchotis.
— Ssssssuiii… Ssssssui…
Dans un coin d’ombre, Sarasa et Samara répétaient des pas de danse, paresseusement, tournoyant l’une autour de l’autre, frappant doucement des talons, marquant les cadences de souffles brefs.
— Tfou et… tfou ! Et tfou, tfououou…
De la cuisine parvenaient, au-dessus du doux crépitement des braseros, les murmures pressés de Zitanao houspillant Silencieuse.
Bien qu’il fut encore tôt pour lui, Grand-Johnny était là, à sa place habituelle, s’enivrant sans bruit de ouisky de maïs en reluquant les hanches de Beauté-Jolie. Il faut croire que ses trafics à lui avaient eux aussi ralenti. Son frère Johnny-Kid, minuscule dans une vieille chemise à motifs de feuillages trop grande pour lui, essayait timidement de lui tenir compagnie, sifflant une rasade de jus de tamarin à chaque fois que son grand frère s’envoyait une lampée d’alcool.

C’est alors que l’homme fit son apparition à la porte.
Un grand gaillard, oh, bien trop grand, à la peau blanche, bien trop blanche et au nez bien trop long, dont la tête située bien trop haut était couverte d’un drôle de chapeau blanc à visière dégoulinant d’eau.
Tonton Basile se redressa depuis le fond du hamac où il était occupé à faire passer le temps.
— En voilà un olibrius ! pensa-t-il.
Puis il posa les deux pieds par terre, soupira et se leva le derrière du hamac, peignit un sourire jovial sur sa bouche et se dirigea vers l’étranger pour s’enquérir de ses désirs.
Le type, qui s’était assis à une table sans rien demander à personne et s’essuyait la figure dans un mouchoir trop petit pour elle, lui adressa un sourire trop grand et commanda en baragouinant un broc de thé chaud et une soupe.
— On m’a parlé qu’elles sont fameuses dans la baraque ici, crut-il bon d’ajouter.

Eh oui, frères, amis, voisins.
C’est à cet instant que la tragédie commença.
Plus exactement à l’instant où Beauté-Jolie, surgissant de la nuit de la cuisine, resta figée sur le seuil, ses grands yeux de braise fixés sur l’homme.
Á l’instant où l’homme, la découvrant devant lui, parut à son tour frappé par la maladie-des-nœuds-des-os, celle qui empêche les gens de bouger.
Á l’instant, surtout, où les yeux de Grand-Johnny, s’étant posés sur l’une, puis sur l’autre, laissèrent échapper une étincelle de haine cent pour cent garantie.


 

L’homme au trop grand pif – comme on le sut par la suite – s’appelait Jean-Baptiste Margouillat et il était originaire du nord du nord, dans un coin où, paraissait-il, les gens portaient ce genre de noms.
— Cet individu est un élément particulier d’un tout constitué de femmes et d’hommes aux comportements étranges et fortement incompréhensibles…
Churaçoa le sage en connaissait un rayon en matière d’étrangers comme sur un tas d’autres sujets.
Tonton Basile bougonna :
— Etrange ? Moi je lui ai vu deux bras, deux jambes et une tête, à ce loustic !
Depuis quelque temps, Tonton Basile se sentait rapidement agacé par les manières sirupeuses de son savant de fils adoptif, et encore plus par l’agilité de langage dont celui-ci faisait preuve.
— Tes gens, là, qu’est-ce qu’ils ont donc de si impro… Incro… Incoromensibles comme tu dis ?
Usant d’un tas de circonvolutions vocabulairiennes qu’il serait fastidieux de reproduire ici, Churaçoa expliqua, en résumé, que Margouillat et ses collègues donnaient à qui leur demandait tout un tas de choses intéressantes comme du matériel, de la boustifaille ou bien des médications, sans jamais rien exiger en échange.
— C’est des imbéciles, quoi ! trancha Zitanao.
— Ou bien des cinglés de la tête, intervint Bililobo. N’importe, je vais voir si je ne peux pas leur rafler des peintures, moi…
— Et ils portent un nom, tes zigotos ? demanda Tonton Basile.
— On les appelle les z’humanitaires, répondit Churaçoa.


 

On le revit à l’Espérance, Jean-Baptiste Margouillat le z’humanitaire.
Oh que oui !
Tous les soirs, il revint faire la cour à Beauté-Jolie avec des paroles de poésie déclamées l’œil trop bleu en feu, des foulards, des barrettes à cheveux roses et des petits bijoux plein de petits cailloux brillants, des airs pâmés comme dans les romans-photos qu’on trouvait chez Lamalice et même des ritournelles étrangères jouées à la guitare qui faisaient bien rigoler tout le monde, sauf…

Sauf Johnny-Kid, qui boudait sans raison apparente.
Sauf Sarasa et Samara, qui prétendaient que le z’humanitaire puait le cochon après la pluie et qu’en plus il était moche comme tout.
Sauf surtout Grand-Johnny qui réapparaissait tous les soirs à l’auberge, buvait ses trois flacons de ouisky de maïs, observait les manigances de Margouillat et laissait parfois voir, dans ses yeux luisants comme deux coquillages sous l’eau, des éclats de rage qui terrorisaient Zitanao.
Sauf enfin Beauté-Jolie qui, loin de rire, fondait comme un gâteau de bananes dès qu’elle apercevait la haute silhouette surmontée de cheveux de paille et les yeux couleur de ciel de ce Jean-Baptiste qui hantait son esprit, son cœur et d’autres parties de son anatomie.

Et voilà qu’un soir maudit, un soir d’orage au plus fort des pluies, l’étranger – car il n’était au fond que cela – se présenta à la porte avec un magnétophone à cassettes sous le bras. Il posa triomphalement l’appareil sur une table, le mit en marche, déclenchant une musique en notes de sucre, et prétendit enlacer Beauté-Jolie pour danser.
Le ouisky qui circulait dans les veines de Grand-Johnny se mit à bouillir comme une soupe oubliée sur le brasero. Poussant un râle de souffrance inouïe, il bondit sur une table, une autre, atterrit aux côtés de Margouillat, l’attrapa par sa botte de cheveux jaunes et le traîna dehors.
Dans la rue, à travers la pluie qui battait et battait, sous le ciel rayé d’orage, il força le z’humanitaire à s’agenouiller dans la boue et lui planta au milieu du front le canon de son revolver à crosse d’ivoire.
Lentement, sur un ton calme et grave qui glaça d’horreur tous les témoins, utilisant les bribes de langage étranger qu’il connaissait, Grand-Johnny expliqua :
– Beauté-Jolie she is le soleil dans my life.
– Mééé, mééé, méééé… bêlait Margouillat.
– You vouloir l’amour from Beauté-Jolie. Bon, well, so you expliquez moi pourquoi you vouloir éteindre my sunshine à moi ?
– Bll, bll, bll… répondit le z’humanitaire qui, de trop blanc, était devenu trop vert.
– Tu devoir answer to me, maintenant, insista Grand-Johnny de sa voix paisible et comme morte. This is ta dernière chance, la last one.
– Mais… Mais… Mais je l’aime de tout mon cœur, s’arracha enfin Margouillat de la gorge.
A ces mots, Grand-Johnny sentit toute espérance quitter son cœur. Il pressa la détente. Le tonnerre recouvrit la détonation. Ce fut en silence, dans ce fracas d’apocalypse, qu’on vit la balle sortir de l’arrière de la tête de Jean-Baptiste Margouillat, avec un jet de sang roux et des drôles de petites choses jaunes.
Beauté-Jolie, face levée au ciel, ouvrit une grande bouche noire, mais un nouveau coup de tonnerre retentit et personne n’entendit son cri, puis elle se jeta dans la boue, évanouie, son corps sur celui de son beau z’humanitaire.

Dans la confusion qui suivit, personne ne remarqua la haute silhouette vêtue d’une chemise aux motifs de feuillages et d’un costume blanc trempé qui s’enfuyait vers le fleuve.


 

Vous le savez bien, frères, amis, voisins : la légende de Grand-Johnny est restée vivace, par ici.
D’aucuns affirment qu’il passa la frontière et rejoignit, dans les forêts du pays voisin, une des unités de la guérilla de Trotskar le Communautaire qui s’y était réfugiée. Ceux-là concluent qu’après s’être forgé une réputation sanglante, il fut trahi par ses propres hommes et éviscéré dans une clairière.
D’autres prétendent qu’il a trouvé refuge dans un grand port du sud du sud où il s’est taillé un empire à coups de revolver à crosse d’ivoire. Ceux-là ajoutent qu’il s’y trouve toujours, se déplace à bord d’une limousine en or massif, accompagné de gardes du corps à la langue coupée et de sept femmes uniquement vêtues de perles.
Bien des années après la funeste nuit, Sarasa et Samara, devenues danseuses renommées, de retour d’une de leurs tournées internationales, jurèrent en pleurant l’avoir reconnu dans la très lointaine ville de Parisfrance, quartier Belvil, où il faisait la vaisselle dans l’arrière salle d’un restaurant exotique.
De cet océan de fables seule émerge une certitude : après l’effroyable meurtre du z’humanitaire, personne ne revit plus jamais Grand-Johnny à l’Auberge de l’Espérance.

Le lendemain de la mort de Jean-Baptiste Margouillat, Beauté-jolie se creva l’œil droit d’un coup de hachoir à porc, barrant à jamais son adorable visage d’une immonde boursouflure qui allait de son menton à son front, et plus jamais un homme ne s’intéressa à elle.
Elle abandonna la salle de l’auberge aux mains de Johnny – qu’on perdit l’habitude d’appeler « Kid » – et réfugia son malheur dans le carré obscur de la cuisine. Elle se rapprocha de Silencieuse et les deux femmes ressemblèrent bientôt à un couple de fantômes, pareillement muettes, pareillement vêtues de noir, pareillement sales, sentant la graisse de soupe à dix pas.
Pauvre Beauté-Jolie…
Pendant un moment, on l’appela Beauté-Borgne, puis, comme rien ne ralentit jamais le cours de la vie, à part Zitanao qui la dirigeait chaque jour, on en vint à l’oublier complètement.

Après la disparition de Grand-Johnny, Zitanao ne fut plus jamais la même. Son visage se couvrit en une nuit d’un entrelacs de rides. Ses fières épaules, qu’elle avait toujours maintenues bien droites, même au cœur des années épuisantes, se voûtèrent aussi bas que si elle eût attrapé la maladie-des-os-qui-fondent. Elle que l’on n’avait jamais connue que vive, emportée par une de ses colères ou bien joyeuse, prit l’habitude de rester prostrée dans un coin de la cuisine, immobile, les yeux vides, perdue dans des songeries qui n’amenaient que détresse sur sa face flétrie.
Tonton Basile ne pouvait plus que passer ses nuits à la bercer tendrement dans ses bras, attendant qu’elle s’endorme pour aller s’asseoir en haut des marches de l’entrée, abrité de la flotte par une bonne bâche de plastique (cadeau de Jean-Baptiste Margouillat le z’humanitaire), fumer un plein paquet de cigarettes américaines, les plus chères de chez Lamalice, et murmurer sans fin :
– L’espérance… L’espérance… L’espérance…

 

(A suivre)

 

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