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De la littérature confiture – 09

Publié par le 21 novembre 2017

 

– Gentlemen… déclara John quand le carillon qui annonçait à la fois la fin du cours et celle du semestre se fut tu.
« Gentlemen »…
Le son de sa voix se cognait en écho contraire à celui, silencieux, de sa géniale cervelle. Il disait « gentlemen » mais il pensait : « imbéciles ».
Il eut une de ces toux qui lui montaient de la gorge à tout moment, impérieuses mais pourtant si brèves et légères qu’elles pouvaient passer pour un raclement de gorge.
– Misses… ajouta-t-il.
C’était à l’intention des deux filles de la classe, Catherine Cooleridge, dont la silhouette aux courbes pleines était un sujet de distraction pour tous les jeunes mâles de l’institution, et la petite Sadie Kunning qui, avec sa poitrine plate et ses épaisses lunettes fumées, se situait beaucoup plus bas dans l’échelle des fantasmes de ses camarades de classe. La timide Sadie, qui était aussi le moins mauvais espoir de l’atelier d’écriture créative que John avait fondé au début de l’année scolaire précédente.
« Misses »… Quelle blague. Ô combien l’expression « paire de dindes » eut mieux convenu !
« Paire de dindes stuuuuuupides ! »
Un nouvel accès de toux. Il reprit son souffle.
– Gentlemen, misses, je vous souhaite à vous de bonnes vacances et me souhaite à moi de vous retrouver en forme dans un mois pour notre semestre d’été.
La première partie de la phrase était une exagération. Au point où il en était, John se fichait de la qualité des congés de ses trente-cinq élèves. La seconde était carrément un mensonge.
Mais il en racontait tellement, depuis six mois, à ses collègues, à sa mère, à lui-même, que, un de plus, un de moins…
Les élèves défilèrent sagement devant son bureau pour gagner la porte de la classe et de la liberté.
– Au revoir, Professeur Kennedy… Bonnes vacances, Professeur…
Dans d’autres coins des États-Unis, les étudiants aux cheveux trop longs aux parkas couverts de badges et de signes de la paix au feutre braillaient contre toutes les autorités, apostrophaient leurs aînés et leur soufflaient la fumée de leurs cigarettes à la drogue au visage. Mais ici, au Collège Dominicain de La Nouvelle Orléans, on pratiquait encore la coupe au rasoir sur la nuque, n’envisageait même pas de se présenter en cours dans ces horribles blue jeans que la jeunesse d’Amérique appréciait tant et on baissait le regard quand on s’adressait à son professeur.
Et si, par devers soi, on pensait que le Professeur était pâle, que le Proofesseur avait beaucoup maigri ces derniers temps, que le Prooofesseur toussait souvent, que les tremblements qui agitaient en permanence les doigts du Proooofesseur étaient inquiétants, on se serait coupé la langue plutôt que d’oser en parler au Prooooofesseur.
Proooooofesseur dont l’esprit aussi exceptionnel que malade dévidait en démente cadence :
– Au revoir, débile… Adieu, esclave… Salut, con boutonneux…

Arrivé à sa bicoque de Constantinople Street, il se dépouilla à toute vitesse de ses frusques de Proooofesseur (chemise blanche Arrow, pantalon de rayonne, cravate ficelle noire) et s’affubla d’une vêture plus seyante (chemise hawaïenne à motifs de singes et de cocotiers, pantalon de survêtement, casquette de chasseur verte à doublure orange).
La chemise, fétide et raide de sueur, achetée six mois plus tôt, alors que sa mère l’appelait encore « mon petit grassouillet », pendait à ses épaules amaigries comme un torchon sur une corde à linge.
John décapita l’une des bouteilles de Southern Comfort qu’il avait achetées en chemin, versa trois quaaludes dans la paume de sa main, se les envoya dans la gorge, se cogna cinq goulées de bourbon, expira un râle de soulagement.
– Aaaaah… Á vot’ bonne santé les duconneaux !
Une crise de toux le plia en deux. Quand il l’eut enfin maîtrisée, il cracha par terre, parmi les emballages vides et les papiers gras. Sa main tremblait si fort qu’il se cogna le menton avec le goulot de la bouteille en voulant le porter à sa bouche. Il y parvint, avala un bon quart du Southern Comfort.
– Á vot’… à vot’bon cœur, tantouzes communisses !
Il tituba jusqu’à la chambre. Le sol était presque intégralement couvert de revues pornographiques, mare de fesses féminines, de sourires aguicheurs et de nichons sur laquelle flottaient ça et là les virgules de chaussettes raidies de sperme, plus des boules de papier froissé : les lettres que sa mère persistait à lui envoyer presque chaque jour depuis qu’il lui avait interdit (inteeeerdit, elle et sa sale friiiiimousse de bécaaaaasse !) de lui rendre visite. Ces pathétiques bafouilles commençaient toutes par « Mon Ken chéri », ou bien « Mon pauvre Ken », « Tu es malade, Ken », « Tu prends les choses trop à cœur, mon petit Ken »…
Ken ! Ken ! Ken !
Pourquoi donc sa mère (sa soulaaaaarde de poule à bouligne de mère) persistait-elle à le surnommer Ken ?
Il s’appelait John, bon sang !
John Kennedy Toole.
Il était John Kennedy Toole, le Mark Twain de sa génération !
Rasade.
– Á la tienne, annnn… anal… anal… analphabête bête bêêêêttteu !
La fenêtre jaune de crasse donnait sur Constantinople street, au-delà d’une minuscule bande de terrain poussiéreux, sans fleurs ni herbe.
Son traitement de professeur de composition anglaise (à supposer qu’il le restât, car ses élèves n’étaient pas les seuls à avoir remarqué son délabrement, Eddie Jenkins, le proviseur, l’imbessssssile Jenkins, arborait un air à la fois inquiet et fâché quand il lui arrivait de croiser John) lui aurait permis de s’installer dans un bon quartier de La Nouvelle Orleans. Ou bien il aurait pu choisir de vivre dans un coin à nègres, comme d’autres frimeurs d’artistes « hip ». Mais il s’était trouvé à sa place dans cette rue à petits blancs où des femmes obèses n’ôtaient leurs cigarettes de la bouche que pour beugler des grossièretés et où les enfants qui jouaient étaient sales, habillés de vêtements trop grands, reliquats de leurs frères et sœurs aînés.
John Kennedy Toole était un foutu imbésssssssile et il ne méritait pas mieux que Constantinople street.
La bouteille s’était vidée sans qu’il y ait pris garde. Il retourna à la cuisine, en ouvrit une autre, avala deux pilules. Sa main gauche se referma sur son trousseau de clés tandis qu’une voix à l’intérieur de sa tête, sa propre voix, celle d’avant, celle de l’étudiant brillant, celle du bon professeur, celle qui ne grinçait ni n’insultait, prononça calmement :
– Ça y est, je n’en peux plus.

Il retourna dans la chambre une dernière fois, cependant.
Le manuscrit était à sa place, sur le pupitre d’écolier, ses mille trois cent sept feuillets formant un bloc un peu trop épais pour la chemise rouge.
La Conjuration Des Imbéciles, le titre, s’étalait sur toute la face de la couverture, en grandes lettres bâtons tracées au marqueur.
Il l’ouvrit. Feuilleta. Caressa les pages. Lut des passages au hasard, ses lèvres formant silencieusement les mots avant même qu’il ne les lise, tant il les savait par cœur.
Comme toujours, il se souvint de la chaleur de la petite chambre de Bayamon, à Porto Rico, si présente qu’il eut envie de s’essuyer le front d’un revers de main comme il le faisait alors à chaque instant, de peur qu’une goutte de sueur tombât sur la page. Il revit les ombres des arcades du balcon que le soleil tropical jetait à travers la pièce. Flotta devant ses narines le parfum du thé glacé au citron vert dont la vieille Remedios venait de poser une carafe sur le guéridon.
Porto-Rico où, professeur d’anglais pendant deux ans, il avait occupé l’essentiel de son temps à écrire ce roman.
Et à nouveau il ressentit dans tout son être cette impression indescriptible, cette énergie, ce bouillonnement joyeux qui lui disait, à chaque minute de son immense labeur, qu’il était en train de réaliser un chef-d’œuvre.
Le Grand Roman Américain de son temps.
Avec un soupir sonore qui ressemblait à un sanglot, il referma le dossier.
Son regard s’attarda encore une fois sur les lettres de refus des éditeurs qu’il avait collées aux murs à l’aide de chewing-gum mâchés. Penguin, Bantam, Oxford publishing… Les plus grandes sociétés, puis, au fil des années, des boîtes toujours plus obscures.
« … Á notre grand regret, votre manuscrit ne peut s’inscrire dans notre catalogue de publications… croyez bien que… veuillez agréer… »
Soixante trois lettres que, chacune, il avait relu à un million de reprises. Chaque ligne de chacune rongeant à chaque fois un peu plus de son équilibre mental. Chaque ligne de chacune lui ôtant une nouvelle miette de ses forces. Chaque ligne de chacune rendant plus vivace la méchante voix nichée dans sa cervelle qui sifflait :
– Imbésssssiiiiilllles !…
John poussa un jappement de chiot malade, tourna les talons et quitta la maison sans en refermer la porte derrière lui.

Dix jours plus tard, on retrouva son cadavre dans sa Chevrolet derrière une rangée de containers abandonnés du port de Biloxi, Mississipi. Il s’était asphyxié au moyen d’un tuyau de caoutchouc relié au pot d’échappement.

Bien des années après, quand le nom de John Kennedy Toole se mit enfin à briller à la place qui lui était due, au firmament des grands écrivains, on reconstitua le périple qui l’avait mené sans but apparent à travers l’Alabama et le Texas. On sut aussi qu’il s’était attardé dans la petite cité de Midgeville, en Georgie, pour s’y recueillir longuement sur la tombe de l’écrivaine Flannery O’Connor.

Après moult rebuffades et fins de non recevoir, la mère de John, Thelma D. Toole, réussit en 1976 à faire lire le manuscrit de La Conjuration Des Imbéciles à un écrivain et enseignant de l’université de Louisiane du nom de Walker Percy. Celui-ci, enthousiasmé, obtint qu’il fût publié par la Louisiana State University Press à 2500 exemplaires. Ce fut le premier acte d’une ascension foudroyante vers le succès qui allait faire du roman de John Kennedy Toole l’un des plus grands best-sellers de l’histoire littéraire américaine, couronné par le prix Pulitzer en 1981.

En exergue de son livre, John avait inscrit une citation de Jonathan Swift : « Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui ».

A Conspiracy Of Dunces, La Conjuration Des Imbéciles a été publié en France par Robert Laffont, collection « Domaine étranger », majestueusement traduit par Jean-Pierre Carasso. On le trouve en édition de poche chez 10/18. A lire absolument par qui refuse de mourir imbéssssiiiiile.

Du temps de sa trilogie de l’aventure vécue, Oro, Sahara et Parodie, Zykë avait coutume de dire…

Rappel : Zykë L’Aventure, en vente partout, éditions Taurnada, 360 pages, 14,99 €.

https://www.taurnada.fr/

https://livre.fnac.com/a10793510/Thierry-Poncet-Zyke-l-aventure

https://www.babelio.com/livres/Poncet-Zyk-laventure/962158

https://www.amazon.fr/Zyk%C3%AB-Laventure-Thierry-Poncet/dp/2372580345

 

Avait coutume, donc, de dire de ses éditeurs, Jean-Claude Lattès et Jean-Paul Enthoven :
– Ils prétendent aimer la littérature mais ils n’aiment que le pognon. Ce sont des proxénètes qui considèrent les écrivains comme leurs putes.
Mon expression outrée d’apprenti plumitif qui croyait encore à la Grandeur du Système Éditorial Français lui arrachait un sourire de tigre sardonique.
– Comprend moi bien, m’sieu Poncet, je n’ai aucun préjugé moral contre la profession de souteneur. L’emmerdant, c’est que ce sont des maquereaux incompétents.
– T’exagères.
– Non. Ils ne savent pas lire.
– Tout de même…
– S’ils tenaient vraiment un bordel et qu’Isabella Rossellini vienne postuler, ces cons-là seraient capables de la foutre à la porte !

Bon, c’est pas tout ça, mais j’ai des pages à z’écrire, moi…

(A suivre)

 

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