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PANAME, PANAME, PANAME… 25

Publié par le 23 mai 2020



Adaptation en mini-série TV de mon Roman Pigalle Blues (ed. Ramsay).

 

EXT Jour, temps présent, square Jehan Rictus

Environs de midi. Lucas (âgé) et Irina se promènent dans les allées du petit square Jehan Rictus, mitoyen de la place des Abbesses. Sur les bancs, de nombreux jeunes gens mangent des sandwiches de type « bobo-bouffe ».

Des touristes sont plantés en nombre devant l’œuvre Le Mur Des Je T’aime, une vaste plaque sombre sur laquelle sont gravés des « je t’aime » en trois cents langues.

Lucas :
Ça n’existait pas, ça.

Irina :
C’est la fondation en 2000, je crois…

Ils s’assoient sur un banc.

Irina :
Alors ? Comment tout ça  a continué ?

Lucas (soupir) :
C’est presque la fin. Un matin, elle a demandé à aller à l’église…

 

Fondu sur :

 

INT Jour, temps passé, atelier, à l’aube

Lucas (jeune) et Fred à leur place désormais habituelle, elle dans le lit, lui assis à côté.

Fred (sans forces) :
S’il te plaît, emmène-moi à l’église.

Lucas la regarde avec surprise.

Fred :
J’ai toujours pensé que c’est des conneries, mais là… Je ne sais pas… J’ai envie d’y aller voir.

Lucas :
C’est loin, mon amour, tu es très faible…

Elle secoue la tête d’un réflexe impatient, soudain emplie d’un regain d’énergie, le menton dressé et le regard sévère.

Fred (colérique) :
J’y arriverais si tu me soutiens ! (Elle se radoucit aussitôt) : Sois mon soutien, mon amour. Aide-moi à y aller. Je ne te le demanderais pas si je n’étais pas sûre à cent pour cent du bien que ça va me faire. Je veux y aller, Lucas. Il le faut.

 

EXT Jour, Montmartre

Ambiance hivernale, tôt le matin. Lucas et Fred marchent lentement. Elle est emmitouflée dans son épais manteau brun d’hiver, un foulard noué sur sa tête. Ainsi, la face maigre et blanche, avec ses grandes lunettes noires, elle fait penser aux photos de stars malades ou touchées par un drame volées par les paparazzis dans les magasines des années soixante.

Dans les rues se pressent des vieilles dames tirant leur caddie en direction des commerces des rues des Abbesses et Lepic et des bandes d’enfants en route vers l’école Clignancourt, cartable au dos.

Lucas :
Fred, il fait encore très froid, tu ne veux pas attendre un peu ?

Fred (déterminée) :
On y va, Lucas.

 

EXT Jour, parvis de l’église Saint-Pierre de Montmartre

Fred et Lucas entrent dans l’église.

 

INT Jour, nef

L’église est déserte, à l’exception de trois vieilles dames disséminées sur les bancs vides.

Lucas et Fred longent les rangées. Dans un renfoncement s’élève une statue de Saint-Pierre, barbu et revêtu d’une toge, la main levée en bénédiction. L’autel recouvert d’un drap doré, derrière une grille de fer forgé noir qui en défend l’accès, est surmonté d’un gigantesque Christ en croix qui règne sur le lieu depuis son obscurité.

Fred désigne un banc. Lucas l’aide à s’y glisser, puis s’éloigne de quelques pas pour aller s’appuyer à un pilier.

GP sur le visage torturé du Christ.

 

Fondu sur :

 

EXT Jour, temps présent, square

Lucas (âgé) et Irina sur le banc.

Lucas :
J’ai prié. De toutes mes forces. Je pensais : « Notre père qui êtes aux cieux… » et puis « Je vous salue Marie pleine de grâce… », et je lui disais, au type en croix : « Tu vois comme je les connais bien, tes foutues prières ? Tu peux bien faire quelque chose pour moi ! »…

 

Fondu sur :

 

INT Jour, temps passé, église

Alors qu’on entend la voix de Lucas (âgé) en off, la caméra montre divers plans de la nef, dont les plus nombreux sur Jésus en croix et sur Fred abîmée en prière, semblable à une image pieuse.

Musique : Nisus Domini, Antonio Vivaldi, 1716.

Lucas (âgé, voix off) :
J’ai prié. Dans l’ombre du pilier, appuyé à lui pour ne pas rouler par terre, les yeux plein de sel, la gorge emplie de sable, j’ai prié. Ça faisait un mois que je suppliais ! À chacun des sommeils de Fred, à chacune de ses rêveries, à chaque fois qu’elle me laissait seul devant la réalité et l’inéluctable, je priais. Moi qui n’avait jamais cru ni en un dieu ni en un diable, ni même en l’homme, je suppliais le ciel d’exister et de nous tirer de là ! Je les répétais encore, là, dans le noir, à trois pas de la silhouette épuisée de ma femme en train de mourir : « Sauve-la, je ferai tout ce que tu m’indiqueras de faire mais sauve-la ! »… De toute mon âme, je suppliai pour une deuxième chance. J’expliquais à Dieu combien notre amour était beau et pur, l’amour des premiers temps du monde qu’il ne pouvait pas détruire. Je plaidais pour le talent de Fred, son courage et sa beauté. Je demandais au ciel pourquoi, après avoir croisé nos deux destins, en dépit des chances infinitésimales que nous avions de nous rencontrer, il nous brisait comme des miettes entre ses doigts. J’exigeais de savoir pourquoi il avait glissé tant de merveilles en un seul être avec l’intention de nicher une tumeur dans son corps. Je lui décrivais encore et encore la chaleur de ses yeux quand ils se posaient sur moi, la beauté de son sourire quand il m’était destiné, la tendresse de ses mains et la douceur de sa peau contre la mienne. À quel point ma vie était belle quand elle la regardait et que j’étais meilleur, plus fort et plus beau lorsqu’elle était avec moi. Comment elle était devenue ma lumière, ma chaleur, l’oxygène de mon air… Je priais pour qu’elle vive ! Je demandais le droit de l’embrasser. De caresser son corps. De faire l’amour avec elle… Le droit de l’emmener dans les boutiques. De la couvrir de cadeaux. Je suppliais qu’il nous laissât faire deux ou trois enfants que nous regarderions grandir. Je demandais, pour elle et pour moi, le droit de nous montrer infidèles, de nous tromper un jour et de souffrir pour le pardon de l’autre. Le droit de… Putain, je ne savais pas, moi !… De… De … De partir en croisière. De… D’aller à Venise vérifier si les gondoles tanguaient. De marcher sur des plages et de nous embrasser face à des beaux couchers de soleil. Je mendiais le droit de vieillir ensemble, nous aimant chaque jour un peu plus, avec l’océan des choses partagées derrière nous…. Oui, mon âme toute entière criait à l’adresse de ce grand Christ de pierre. Qu’il cesse de transformer son corps en squelette ! De déchirer ses entrailles ! De m’obliger à charcuter ses bras et à l’abreuver de poison ! Qu’il arrête de lui imposer ce hideux compte à rebours qui chaque jour rapprochait d’elle le néant ! Je lui hurlais d’aller dire à son père d’annuler ce cauchemar. Fais un miracle, bordel, sors-nous de là !

 

Fondu sur :

 

EXT Jour, temps présent, square

Lucas (murmurant) :
Fais un miracle, bordel, sors-nous de là !

Gros plan sur son visage. Une larme coule sur une de ses joues. Irina l’efface de l’index.

Irina :
Ça va ?

Il ne répond pas, reste plongé dans ses pensées un moment, les coudes sur les genoux, le regard perdu sur le sol, avant de poursuivre.

Lucas :
Quand on est sortis, Fred était plus légère à mon bras. Sereine. Radieuse. Souriante. On l’aurait dite heureuse si ses lèvres n’avaient pas été si grises… Il faisait un peu plus beau, avec un petit rayon de soleil… Elle a voulu marcher un peu…

Il se redresse, désigne d’un geste vague les rues alentours.

Lucas :
On est revenus par la rue de l’Abreuvoir… La rue Cortot… Fred examinait tout. Les boutiques. Une file de voitures bloquées par un camion de livraison. Les gens pressés qui s’agitaient au carrefour du Chevalier-de-la-Barre. Les groupes de touristes qui s’aventuraient dans les ruelles, depuis la place du Tertre… Rue Lamarck, elle s’est arrêtée devant quasiment chaque vitrine, la vieille mercerie et ses milliers de boutons, la pharmacie avec ses publicités pour des produits de beauté, l’épicerie et son étalage des cageots de fruits…

 

Fondu sur :

 

EXT Jour, temps passé, rue Lamarck

Lucas (jeune) et Fred sont arrêtés devant la vitrine d’un magasin de chaussures. L’attention de Fred se porte sur une paire de ballerines.

Lucas :
Tu les veux ?

Fred :
Oh non mais je les aurais peu être achetées, cet été.

Lucas :
Sûrement pas : je te les aurais offertes !

Fred (riant doucement) :
Je sais…

 

Fondu sur :

 

EXT Jour, temps présent, square

Lucas (âgé) :
Elle a encore voulu s’arrêter dans un bistrot qu’il y avait à un angle de la rue. J’ai vérifié, il n’existe plus. À la place, il y a un genre de salon de thé végétarien à la con…

Irina pouffe de rire.

 

Fondu sur :

 

INT Jour, temps passé, bistrot.

Lucas (jeune) et Fred sont attablés devant deux verres ballons de Cognac. Le café est désert, le décor vieillot : longues banquettes de moleskine, barres de laiton, miroirs et publicités d’apéritifs aux murs. Le patron, un gros moustachu, lit un journal derrière le comptoir, à côté de la caisse.

Fred a desserré son foulard et libéré ses cheveux. Elle se tient bien droite sur la chaise de bois, le manteau ouvert, le rouge aux joues. Elle trempe ses lèvres dans le Cognac, grimace sous la brûlure de l’alcool.

Fred :
Hmmm, c’est bon…

Presque guillerette, elle jette autour d’elle, à ce décor « banal à pleurer », des coups d’œil et des sourires.

Fred :
J’ai toujours aimé ce troquet. Pour moi, c’est tout Paris…

GP sur elle qui continue de jeter quelques coups d’oeils autour d’elle. Soudain, son regard se plante dans la caméra, s’y fixe et y reste, sans ciller.

Musique : Nisus Domini.

On entend la voix de Lucas, parlant à Irina dans le square.

Lucas (âgé, voix off) :
Nos regards se sont croisés. Son regard… Éteint ? Malade ? Non. C’étaient bien ses yeux… Ses yeux à elle… Ses prunelles vastes comme l’océan dans lesquelles, pris par surprise, je venais de plonger tout entier… Et comme à chaque fois qu’elles s’étaient posées sur moi, j’ai tout oublié. Le bistrot. Le taulier. Le monde. La maladie. La souffrance. Il n’y avait plus que ses yeux qui me dévisageaient sans ciller avec une affection et une tendresse infinie… Un vrai regard par-dessus la douleur, la drogue et toute l’absurdité de l’histoire. Un de ces regards pour lesquels j’avais tout lâché et tout donné… Et qui me payait largement de tout.

Le carillon de la porte d’entrée retentit. Deux clients, des jeunes gens turbulents et rieurs, font leur entrée. Le patron replie à regrets son Parisien.

Un charme est rompu. Les yeux de Lucas et de Fred se séparent. Ils se sourient tristement, puis Lucas se lève et aide Fred à quitter sa chaise.

Alors que les deux clients échangent des rires et des plaisanteries au comptoir, ils sortent, Lucas soutenant Fred  totalement abandonnée contre lui, avec la démarche d’une très vieille femme.

 

Fondu sur :

 

EXT Jour, temps présent, square

Irina :
Il vous restait combien de temps ?

Lucas (âgé) :
Vingt-quatre heures. Même pas…

 

Fondu sur :

 

INT Nuit, temps passé, atelier

Fred est couchée. Un foulard tamise la lumière de la lampe de chevet. Sur la tablette, on aperçoit la seringue et la cuiller des shoots. Lucas tient à deux mains l’une de celles de Fred en murmurant des paroles indistinctes.

La caméra s’approche.

Lucas :
Notre père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive…

 

(À suivre)

 

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