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ROTTEN ISLAND 03

Publié par le 19 septembre 2020

 

Pour les géographes, notre caillou se nommait Subor Pulau.
Pulau, ça veut dire « île » en bahasa, la langue commune de l’archipel indonésien, dérivée du malais.
Subor, va savoir…
L’île de Subor, donc.
Parmi les équipages des cargos contrebandiers qui louvoyaient dans cette zone perdue, aller-retournant de Mindanao à l’Australie, charriant des cargaisons de choses interdites, on l’appelait plus couramment Rotten Island.
« L’île pourrie ».
Ça, ce n’est jamais bon signe…
Mais cet indice-là, Pearl Mama et moi, assourdis par notre soif d’action, notre envie de rigoler et d’accomplir du grandiose, on n’a pas voulu en tenir compte.
Hélas.

Subor Pulau surgissait de l’onde à 1° 11 58.8 de latitude nord – c’est à dire juste au-dessus de l’équateur – et 125° 55’ de longitude Est.
En d’autres termes : à une cinquantaine de milles des Moluques indonésiennes, auxquelles elle était administrativement rattachée, et, de l’autre côté, à une centaine de milles au sud des archipels peu fréquentés de la Micronésie.
Très en dessous des Philippines.
Assez loin au-dessus de la Papouasie.
Autrement dit : au trou du cul des mers.
C’était une de ces terres volcaniques qui ont jailli des abysses à l’extrême orient de l’océan Indien, énormes roches sous-marines furieuses qui, des milliers de millénaires avant les hommes et leurs dégueulasseries, ont crevé la surface des eaux, soulevées par l’envie dingue de planter leur tête dans l’azur.

Elle affectait la forme générale d’un croissant orienté est-ouest, d’une longueur de deux kilomètres et des broquilles et de moins d’une borne à son plus large.
La pointe occidentale se terminait dans un grouillement de mangrove qui s’enfonçait dans la mer. De l’autre côté – la corne est du croissant, donc – une coulée de lave s’était figée en un chapelet de roches nues d’un gris foncé, formant une jetée naturelle qui s’achevait en un pointillé de cinq îlots émergeant des flots.
Entre ces deux cornes s’étirait une large grève d’un sable grisâtre qui aurait mérité le nom de gravier, tant il était mêlé de petits cailloux et de coquillages plus ou moins concassés.
Devant cette plage s’étendait un lagon bleu-vert enfermé dans un ovale de corail qui émergeait à environ deux cent mètres du rivage, barrière affleurante ou engloutie au rythme des marées.
Plat, le lagon. A peine risé par les brises. Aussi morne qu’un étang à carpes.
Fermé. Bouclé comme une chausse-trappe. Enserré dans son récif que n’ouvraient que deux failles d’un petit mètre cinquante de large chacune, interdisant leur franchissement à tout rafiot plus gros qu’une barque ou un petit voilier.
Vers l’intérieur, après une ligne de cocotiers, la côte grimpait rapidement, couverte de végétation touffue, jusqu’à environ cent cinquante mètres de hauteur. Emergeait alors du vert le cratère rocheux de l’ancien volcan, paroi de rocaille grise et granuleuse.
De l’autre côté du cratère la pente était beaucoup plus raide et se muait, à une dizaine de mètres au-dessus de l’eau, en un véritable à pic, une falaise, une dalle verticale, que parsemaient à peine quelques buissons aventureux.
C’était une montagne, quoi.
Un pic posé sur la flotte, avec ses deux versants bien distincts, relativement doux au sud, escarpé jusqu’à la verticale au nord.
Un fauteuil, avec deux accoudoirs qui s’arrondissaient de chaque côté, le dossier dressé contre l’océan, les pieds plongés dans la douceur du lagon.
Un fauteuil… ou un cul-de-sac.
Un refuge.
Ou un piège.

Depuis la plage jusqu’au pied du volcan, des mangroves de l’ouest à l’orientale jetée de lave, la végétation recouvrait l’ensemble de l’île, uniforme tapis vert jade de palmiers et de fougères. Dans la forêt, de loin en loin, des rideaux de lianes filandreuses venaient rompre cette monotonie. En tout point, où qu’on portât le regard, éclataient des gerbes de grandes fleurs rouges, jaunes, violette ou blanches dont l’exubérance caressait l’œil.
Me demande pas leur nom, je suis aventurier, pas botaniste.
Je ne suis pas non plus zoologue. Du coup, tout ce que je peux te dire des bestioles de l’île, c’est qu’il y avait environ cinquante milliards d’insectes, dont un paquet de papillons chamarrés qui ravissaient Pearl Mama, et au moins le même nombre de reptiles – lézards, grenouilles et serpents confondus.
En oiseaux, partout voletait une population considérable et variée de colibris qui arboraient des plumages multicolores et des queues invraisemblables, en forme de lyre, d’éventail ou de pinces, jusqu’à trois fois plus grandes que l’oiseau lui-même.
Comme si cette profusion de couleurs avait épuisé la palette du Créateur, le jour où il s’était occupé de Subor Pulau, le reste de la volaille était remarquablement terne. Des piafs gris qui nichaient en bandes dans les palmiers. Des sortes de merles au bec et aux yeux jaune terne qui menaient chaque matin un ramdam d’enfer en sifflements ponctués de sortes de claquements de langue. Et un modèle de poule sauvage qui courait au sol et ne s’envolait que devant un danger proche.
Côté poilus, il y avait une palanquée de petits singes beiges à face noire, joueurs, insolents et chapardeurs, des espèces de gros rats, peut-être des agoutis, méchants comme des teignes, apparemment les seuls prédateurs des autres espèces de l’île, et des pécaris nains au pelage très noir à propos desquels le plus remarquable de ce que j’ai à te dire, c’est qu’ils fournissaient d’excellentes côtelettes.
Enfin, le lagon regorgeait de gros poiscailles argentés à la chair grasse, de grandes soles planquées sous le sable, de poulpes, de coquillages et de crabes qui, tous, figurèrent plus qu’à leur tour à nos menus et à ceux des clients.

Question climat, n’imagine pas la douceur tropicale de quelque paradis accessible en avion charter.
« L’île pourrie », disaient les marins philippins.
Elle l’était.
La plupart du temps, l’aube s’accompagnait d’une averse brève mais forte, faite de lourdes gouttes océanes qui ne mettaient guère de temps à détremper tout ce qui ne se trouvait pas à l’abri.
Les rares matins où il ne pleuvait pas, le ciel n’en était pas moins gris et bas, avec parfois un brouillard qui nous enveloppait d’un linge tiède et poisseux, occultant toute chose distante de plus de trois pas.
Longtemps dans la journée, parfois jusqu’au milieu de l’après-midi, des lambeaux de nuages restaient accrochées dans les cimes des arbres, comme des charpies de coton.
Grisailleux, le coton. Sale. Triste. Frotté de fusain.
Le soleil, même découvert, restait toujours relativement pâle. L’air demeurait épais, lourd et presque aussi humide que dans la jungle malaise que je venais de quitter.
Une telle atmosphère ne favorise pas les efforts physiques. Aussi, une fois que le plus gros des travaux fût derrière nous, Pearl Mama, Chulo et moi, plus les putains et tous les membres de la petite colonie que nous finîmes par former, prîmes vite l’habitude de flemmarder le plus gros de la journée, jusqu’en fin d’après midi, considérant comme un summum de l’activité de se traîner depuis notre hamac jusqu’à la grève et piquer une tête dans le lagon.
Quelle importance ?
Après tout, notre métier s’exerçait de nuit…

La rivière qui permettait de vivre sur Subor (installe-toi sur une île sans eau douce, comprends ta douleur et envoie-moi des cartes postales !) avait son embouchure au ras de la mangrove.
A ce stade où, grammaticalement, elle gagnait son droit au nom de fleuve, elle mesurait environ quatre mètres de largeur et se déversait dans la mer en un flot épais, chargé de terre, de brindilles et de merdes variées. Je ne sais quel courant poussait ce mélange dans le fouillis d’arbustes, de bois pourri et de vase où il disparaissait.
Laissant ainsi au lagon sa belle transparence bleu tu sais comment ?
Bleu des mers du sud, parfaitement.
A l’intérieur de l’île, sur la majeure partie de son cours, c’était un ruisseau de flotte limpide qui dévalait joyeusement, égayant les alentours de son glougloutement joyeux, et qu’un saut permettait de franchir.
A noter que cet aimable cours d’eau recelait au pied des roches qui s’élevaient au plein de chaque courbe des colonies de grosses écrevisses bleues qui, disposées par cinq en étoile sur une assiette, allaient faire les délices de notre clientèle.
Le long de chaque rive, un sentier courrait, guère plus qu’un ruban de terre nue creusé par de fréquents passages de pieds nus.
En suivant l’un ou l’autre, on parvenait, au bout de cinquante mètres, dans une courbe du ruisseau, à un endroit où la déclivité du terrain se faisait plus douce, au village des habitants : un semis d’une vingtaine de cabanes minables aux murs de planches grises jointées à la bricole et aux toits de palmes tressées, renforcées de ci de là de pansements de tôles rouillées.

– M-Merde alors ! Ils voient débarquer des étrangers et ils-ils-ils ont l-l’air de s’en foutre !
– Ouais.
– Tu trouves pas ça b-b… bizarre ?
– Si.
A l’époque où on débarqua, quarante-six personnes vivaient là, réparties en sept clans, chacun dirigés par un pater familias, mais en réalité appartenant tous à la même famille, plus ou moins frangins et frangines les uns des autres, consanguins et consanguines depuis avant la nuit des temps.
Ces gens étaient de type mélanésien, cousins de Papous, avec peaux noires, traits épais, arcades sourcilières proéminentes et cheveux crépus.
Ils ne portaient ni bijoux ni ornements d’aucune sorte et étaient vêtus sans recherche de shorts kaki pour les hommes et de paréos aux couleurs le plus souvent délavées pour ces dames. Les enfants allaient à poils, même si, de temps en temps, l’une ou l’autre des gamines, dans un rare élan de coquetterie, arborait une jupe de palmes fraîchement coupées.
Plus tard, quand nous fûmes installés, ceux d’entre nous qui avaient à se rendre au village finirent par considérer cette visite comme une corvée, tant l’étrange tristesse qui émanait de ce lieu te bousillait le moral pour la journée.
Nul clébard aboyeur pour t’accueillir en faisant semblant de te mordre les mollets.
Pas un son de voix, comme si ces gens ne se parlaient jamais.
Leurs gestes étaient lents, leurs yeux noirs absents. Leur pas lymphatique ne semblait jamais avoir de but. Leurs rares sourires n’étaient que de pure politesse ou de surprise, ou encore de gène, en tous cas dénués de la moindre joie.
Les femmes au torse nu qui cuisinaient sur le seuil des cahutes le faisaient seules et, quand une ou deux des filles les aidaient, c’était dans un silence à peine ponctué de murmures.
Les hommes évitaient de te saluer à ton passage, en tournant ailleurs le regard de leurs yeux absents.
Les enfants qui traînaient en bandes ne jouaient ni ne riaient.
Même les gaietés habituelles des villages, à savoir un trio de jeunes filles pubères, les frimousses mignonnes, les nénés encore hauts, ne me concédèrent jamais, les rares fois où je les croisai, qu’une triple moue boudeuse, accompagnés des mêmes oeillades vacantes de leurs aînés.

Pour des gusses vivant au milieu de l’océan, ils étaient très peu pêcheurs.
Ils possédaient bien, tirés sur la plage, trois pirogues de bois creusé, dont l’une à voile et à balancier, et un vieux zodiaque sans moteur au boudin si rapiécé de larges rustines rouges qu’il semblait atteint de maladie, mais ils s’en servaient rarement.
Gens de bois plutôt que de mer, ils se nourrissaient beaucoup de fruits, de plantes sauvages et de racines, qu’ils arrosaient de quatre ou cinq sortes de tisanes de feuilles séchées.
Un potager aménagé en trois terrasses à proximité du ruisseau leur fournissait des ignames, des ananas et une sorte de céréale noire dont ils tiraient un alcool fermenté.
Forte, la gnôle. Un gasoil. Balèze à soûler un marin anglais.
Enfin, ils élevaient de ces petites poules grises qu’on trouvait dans la forêt, des pécaris dans un enclos communautaire et une unique bufflesse, attachée à un piquet. Son lait, pensaient-ils, avait des vertus médicinales contre une sorte de fièvre dont, je l’appris au fil du temps, la plupart étaient atteints.
Pour le reste, un équipage d’une mission protestante hollandaise installée à Java, spécialisée dans l’assistance à ce genre de peuplade isolée, les visitait une fois tous les deux ou trois ans, leur apportant des produits de première nécessité : médicaments, ustensiles, fringues…

Le nom du chef de la tribu se prononçait « Wota ».
J’en ignore l’orthographe, je suis crapule, pas anthropologue.
C’était un homme plutôt vigoureux, lent mais un peu plus vif que ses congénères, à la peau couleur chocolat et au visage sans rides.
Seule trahissait son grand âge sa chevelure blanche en boule épaisse, très creusée en haut du front.
Il vivait seul, sans femme ni enfant, dans une cagna semblable à toutes les autres.
A l’intérieur, de maigres biens. Des nattes au sol. Quelques gamelles d’aluminium. Des pots de terre cuite.
Sur une étagère qui courait le long de trois murs surveillaient de leurs orbites vides le visiteur une bonne trentaine de crânes alignés, les uns blanc ivoire, d’autres jaunes, d’autres encore roux, comme s’ils avaient séjournés dans la terre avant d’atterrir sur cette longue planche, au milieu de leurs copains.
Ancêtres ? Vieux potes ? Anciens ennemis ?…
Wota avait une façon bien à lui de répondre par un silence obstiné, les yeux vides, aux questions qui l’emmerdaient. Aussi n’ai-je jamais su.

La première fois que nous le rencontrâmes, Pearl Mama et moi il nous reçut sur son seuil, le séant sur une bille de bois, nous laissant dans une magnifique impolitesse nous asseoir à même le sol encore humide de l’averse matinale.
Chulo, qui avait peu d’appétit pour les efforts en général et la crapahute forestière en particulier, était resté sur la plage sous le prétexte de garder le bateau, une vedette militaire reconvertie qu’on avait louée à Manado.
– Hello, grand chef.
– …
– Enchanté de te connaître.
– …
– Eh ? Oh ? Hello ? Tu comprends l’anglais ?
Accroupi sur sa bûche, genoux largement ouverts, ses grands pieds aux orteils très écartés ouverts en dix heures dix, les mains sur les cuisses, il me gratifia d’un infime hochement de tête.
– Bien. C’est déjà ça. On peut parler, alors ?
– Can do (on peut faire), répondit-il d’une voix feutrée comme un chuchotis d’église.
Je lui expliquai alors le projet de Pearl Mama.
A vrai dire, c’était pure courtoisie de ma part. Ce touffu mutique n’avait rien à en dire, ni pour, ni contre.
On n’avait pas besoin de son autorisation. Il n’était ni proprio ni même gardien officiel de l’île.
S’il y avait des comptes à rendre, ce n’était pas à lui, mais à la rigueur aux autorités sises à Ambon, la kota (ville principale) des Moluques, sur l’île du même nom, à deux ou trois jours d’océan d’ici.
Dont les fonctionnaires, soit dit en passant, se souciaient de ce caillou paumé et inhospitalier de Subor Pulau comme de leur premier bol de riz – c’était bien pour ça qu’on avait choisi de s’y installer.
Pearl Mama et moi, on était brigands, pas gens d’affaires. Si on se posait dans ce confins du monde, c’était bien pour qu’on nous foute la cadette de sainte paix !
Mais je connaissais la susceptibilité des locaux et je savais qu’en pareil cas, il n’y avait rien à gagner à les considérer comme négligeables, sous peine de les voir bientôt te tricoter des emmerdes.

Wota resta immobile pendant deux bonnes minutes, laissant durer un silence ponctué des soupirs impatients de Pearl Mama, puis il écarta les lèvres dans une grimace de sourire, découvrant des dents brunes parsemées de caries.
– You better not do (vous mieux pas faire) souffla-t-il enfin.
Un claquement lingual de chanteuse agacée retentit à ma droite.
J’insistai :
– Tu as tout à y gagner. On t’apportera tout ce que tu voudras. Du matériel. A manger. Du sucre, du sel, de l’huile… Tu n’as qu’à dire de quoi vous avez besoin. Des médicaments ? Des vêtements chauds ? Des parapluies ?
– …
– Tu veux un fusil pour chasser ?
– …
– Un générateur pour le village ? Hein ? Ça te dirait d’avoir l’électricité ? De la lumière pour la nuit ?
Nouveau silence. Puis nouveau sourire de malheur suivi d’une nouvelle oscillation négative du buisson de cheveux blancs.
– You better not do…
Pearl Mama bondit sur ses pieds.
– M-M-Merde !
Elle fouilla dans la poche qu’elle portait sur le ventre, sous la ceinture de son jean.
– At… Attends voir…
En sortit un petit lingot d’argent, un carré de cinquante grammes au coin marqué d’un poinçon, prit la main de Wota et le lui posa d’autorité sur la paume.
– T-T-Tiens. Voilà pour t-toi. Ça, ça, ça te v-va comme ça, l’en… l’emmerdeur ?
Wota porta le lingot devant ses yeux, très près, geste qui me fit réaliser à quel point il était myope.
– Tu p-p-prends ça. On construit notre t-truc en bas, devant la p-plage et c’est marre, okay ?
Elle me tira par l’épaule.
Je me laissai faire. Me levai. Chassai à grandes claques la poussière collée à mon fond de falzar. Adressai au vieux un vague sourire d’excuse qu’il ne remarqua pas, occupé qu’il était à examiner son lingot.
On s’éloigna.
On n’avait pas fait cinq pas qu’il nous héla :
– Ooooooh !
On se retourna.
Il s’était levé, pattes écartées et, tout en semblant regarder au-delà de nous de ses yeux malades, avait l’index pointé dans notre direction.
– Better not do. Cette île pas pour jouer mais pour gémir ! Pas pour rire, pour larmes ! Pas pour vie, pour mort !
Jusqu’à ce qu’on regagne le bord du ruisseau, sa voix enrouée qui ne savait pas crier nous poursuivit :
– Better not do !… Better not do !… Cette île pas pour gagner, pour perdre !

 

(À suivre)

 

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