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Un été avec Bixby 06

Publié par le 31 juillet 2021

 

La brebis des Chaix, marquée d’un C rouge peint sur le flanc, galope un instant sur place, en équilibre sur la roche lisse, bat l’air de ses pattes avant. Elle lâche, affolée, un braiement d’âne. Sait-elle, dans sa cervelle ovine, que le gouffre qui la happe ne la lâchera plus ? Prévoit-elle, par un obscur instinct, le choc de sa chair sur les dents de pierre moussue qui l’attendent en contrebas ?

L’image reste gravée dans ma mémoire.
Chacun ses peurs.
Moi, c’est le vide. La hauteur. Monter sur une chaise pour atteindre l’ampoule à changer m’est un problème.
Dans la vie courante, c’est un inconfort. Pour un berger de montagne, c’est carrément un handicap.

En ce début du mois d’août, la saison d’agnelage arrive à son apogée. Chaque jour et chaque nuit, des brebis donnent naissance à un et souvent deux agneaux. Jusqu’à présent, les heures de chôme de l’après-midi étaient presque silencieuses, à peine bercées de temps à autre par un battement de cloche paresseux et assourdi. À présent, abrité sous mon vaste parapluie bleu, relisant pour la nième fois mon unique livre, Appelez-Moi Un Exorciste, de l’Américain Jérôme Bixby, je m’habitue aux incessants chevrotements grêles des petits ayant perdu leur mère de vue et aux réponses de celles-ci, un bêlement plus grave qu’on dirait inquiet ou agacé.

Il y a une dizaine de jours, peu après la visite du 14 juillet où il m’a annoncé qu’il me gardait pour la saison, monsieur Lucas m’a ordonné de l’aider à séparer pendant la distribution du sel une trentaine de brebis du reste du troupeau. Des bêtes blessées par des chutes de pierres ou bien d’autres, toutes des mérinos qui, pleines, paraissaient à son oeil expert trop fragiles pour agneler en alpage.
– Les nuits sont déjà froides, hé ? Ces mérinos là, ça le supporte pas bieng, le froid…

Nous les avons d’abord portées une à une dans un « jas », un petit enclos, un ovale grossier de pierres qui jouxte l’arrière de ma cabane. Environ une heure plus tard, quand le val s’assombrissait, se préparant à la nuit, alors que le gros du troupeau s’était engagé assez haut sur la sente qui le mène à la couche, nous les avons ressorties du jas : une petite bande d’une trentaine de brebis apeurées, tout ébahies de se retrouver éloignées des autres, coupées de la sécurité habituelle du troupeau. Puis, monsieur Lucas ayant commandé d’une voix brutale à Zé et Gardien, les chiens, de rester assis au seuil de la cabane et de ne se mêler de rien, afin de pas énerver les bêtes, nous les avons menées jusqu’à la passe.

La « passe ».

Hormis un versant abrupt de l’autre côté de la couche, beaucoup plus haut à l’est, qui exige un long détour (et naturellement le col, au nord, qui mène à une autre vallée), c’est le seul accès d’entrée et de sortie du vallon : une corniche de roche crayeuse, d’une étroitesse de marche d’escalier, qui court sur une trentaine de mètres, en un virage épousant la courbe de la paroi à laquelle elle est accolée.
Sur les dix premiers pas, elle suit le cours du ruisseau, large en sa fin de presque trois mètres. Puis, l’eau se jetant dans le vide en une cascade sans cesse ronflante, elle s’élargit un peu, formant une sorte de balcon. De là, elle poursuit son chemin, solitaire, encore plus mince qu’à son départ, entre falaise et à-pic, au-dessus d’un chaos de roches en désordre, aux angles qu’une toison de lichens, nés de l’humidité de la chute d’eau, n’adoucissent qu’en apparence.
Ce n’est guère haut. Vingt mètres au plus. Mais c’est vertical, net comme un mur, dépourvu de toute aspérité qui permettrait, une fois la frontière du vide franchie, un dernier espoir de s’accrocher.

Nous y engageons les bêtes.
Monsieur Lucas s’est placé en avant, sur l’espèce de palier un rien plus large que le reste. Posté à l’arrière, quasiment les pieds dans le ruisseau, j’envoie une à une sur la sente de pierres les brebis que le patron appelle d’un chant particulier, une sorte de trille, un tirelou-tirelou de la langue, à la fois impératif et calme, qu’elles connaissent bien.
Tout se passe bien. Une bête, deux, trois, dix…
L’obscurité nous envahit lentement, dévalant comme une lave sombre du vallon quand, de l’autre côté, au loin, les pics du Dévoluy flambent encore.
– Allez, Thierry, on y va qu’il fait nuit !
– Ça y va, ça y va, réponds-je docilement.
Ce ne sont que des mots. Une manière de s’encourager entre gens qui travaillent, et non une exigence de presser le mouvement. Il le sait depuis son enfance et je l’ai vite appris : en matière de troupeau, rien n’est jamais plus rapide que la lenteur.
Je pousse doucement chaque brebis sur la passerelle de pierre.
Vingt. Vingt-cinq…
Quand chacune arrive à la hauteur de Lucas, il la fait passer en lui collant son bâton sur le flanc, côté vide, et l’envoie avec un nouveau trille d’encouragement franchir la petite passe qui, après le balcon, se fait étroite d’à peine une main de large sur une longueur d’environ deux pas d’homme.
C’est le passage le plus difficile. Le coeur de « la passe ». Ensuite, elle devient un sentier certes mince, certes surplombant toujours le vide, certes impressionnant pour un gamin des villes sujet au vertige, mais sans danger pour des bêtes au pied sûr.

Voilà la dernière, une mérinos à la toison marquée du C de son propriétaire, monsieur Chaix. Elle a reçu un caillou qui dévalait un éboulis quelques jours plus tôt et boîte légèrement de l’antérieure droite.
Elle renâcle à l’entrée de la sente.
– Pousse-la, Thierry ! Viens avec, va !
J’obéis. Un léger coup de bâton au cul de la brebis la fait s’engager sur la corniche. Je marche juste derrière. Lucas l’appelle :
– Trlllliiii… Trllllliiii…
La brebis arrive au balcon, s’engage sur le passage étroit.
Sa patte blessée lui a-t-elle manqué ? Son sabot a-t-il glissé ?…
Elle part soudain de l’avant, plonge vers le vide. D’une ruade violente, elle se rétablit et se retourne. Mais elle est presque debout, maintenant, et ses sabots arrière martèlent la pierre sans y accrocher.
– Putain de dieu, elle y va !
La brebis beugle de frousse.
Lucas s’est jeté en avant. Son poing se referme sur des pattes avant qui mouline dans le vide. Mais le poids et les mouvements saccadés de la bête paniquée le déséquilibrent à son tour. Ses brodequins ripent sur le calcaire. L’à-pic le happe vers la nuit qui règne maintenant au fond.
– Putain de dieu de dieu !…
J’ai bondi à mon tour. Je lui attrape le bras.
Oh misère, moi aussi je glisse. Par réflexe, ma main libre gratte la paroi sans trouver aucune prise. Le patron se dégage de ma prise d’une claque sèche.
– Lâche !
J’obéis.
Il essaie encore pendant un instant de retenir la bête, puis la laisse partir.
Une seconde. Deux. Le bruit mat et un peu flasque du corps de la pauvrette s’abattant sur les roches pointues. Puis le silence.
Lucas se rétablit. Il ôte sa casquette, s’éponge le front du revers de la main.
– Dommage, té…
Il frappe la paroi du bâton, répète :
– Putain de dieu !
Car chez lui la colère n’est jamais loin.
Il me dévisage, soupire de nouveau et, avant de se détourner pour reprendre son chemin, rejoindre les bêtes déjà passées et entamer sa descente vers la ferme, me jette :
– Va te poser, va. On ne peut rien faire. Je monterai demain pour les oreilles…

Ce qu’il fera. Dans la journée, alors que, étant à garder du côté du col, je ne le verrai pas. Il gagnera par un autre chemin le pied de la cascade, trouvera le corps et coupera son oreille droite.
Chaque brebis est tatouée à l’intérieur du pavillon. Ce misérable trophée, petit triangle de peau rose marquée de chiffres bleus, sera au bout de la saison remise à Chaix qui, ayant la preuve que sa bête est morte en montagne, pourra la biffer de sa comptabilité.

Pour moi, pour l’heure, je fais ce que le patron m’a dit. Je rejoins ma cabane, donne à manger aux chiens et me chauffe une boîte de haricots que je parsème de bouts de viande séchée.
Il me reste juste assez de lumière pour lire une ou deux pages, histoire de chasser de ma tête les yeux de la bête affolée sentant la mort s’ouvrir sous elle…
 

 

LA DÉESSE DE LA CAVERNE TABOU (suite et fin)


Elle est belle, hein ? redemanda le matelot Harry Macklin.
– Selon la légende, répéta le vieux Cockney, elle est la plus belle fille qu’on ait jamais vue sur cette satanée île.
– Elle doit avoir d’la classe, dit Harry, dont les yeux étaient brouillés par l’alcool et les spéculations. Où cette caverne est-elle supposée s’trouver ?

Plusieurs de ses camarades de bord tournèrent vers lui un visage amusé. L’un d’eux rit bruyamment et se moqua :
– Et tu crois à ces légendes abracadabrantes du pays, toi ?
Harry fit une laide figure.
– Toi, Pete Pritcher, mêle-toi de tes oignons ou j’change le modèle de ton nez !
Pete Pritcher secoua sa tête grisonnante et répondit calmement :
– Fais comme tu veux, mon pote. Tu as la jeunesse et la force pour toi… Mais, moi, j’connaissais la vie avant que tu sois né !
Il se tourna vers ses camarades autour de la table.
– À qui de jouer, à moi ?

Le jeu de poker reprit.
Harry Macklin se leva et alla au bar. Son visage de jeune bouledogue trahissait un intérêt obstiné. Le vieux tenancier le regarda sans sympathie : ses yeux étaient encore rouges du whisky que Harry lui avait lancé.
– Où dit-on qu’elle est située, cette caverne, insista-t-il. Oauis, ça m’amuserait d’y j’ter un coup d’oeil… Et la fille que tu causes est peut-être vraiment là !
– Eh oui, fit le tenancier. Elle pourrait être là, qui sait ?… Bon, eh bien, tu dépasses le ravin au nord de la ville jusqu’à ce que tu arrives à une cascade… À cette époque de l’année, c’est propab’ qu’elle n’est qu’un filet d’eau. Tu tournes à droite et tu verras deux collines, comme deux nénés de femme. Entre les deux, dans le lointain, tu apercevras une montagne, la plus haute de l’île. Dirige-toi tout droit vers cette montagne. À un moment, t’arriveras à une longue pente au bout de la jungle qui dégringole jusqu’au pied des collines. Tourne encore à droite et suis la jungle…
Le vieux tenancier cockney poursuivit ses instructions qui se terminèrent par :
– … Juste là o la rivière fait un méandre. C’est là qu’on suppose que se trouve le village des vieillards. Contourne-le prudemment car tu pourrais attraper un coup de lance. La caverne se trouve au sommet de la côte. Tu n’peux pas la rater. Au premier abord, elle ressemble à un canyon, mais le dessus est fermé, c’qui fait qu’c’est bel et bien une caverne.
Tu perds la boule ? lança à Harry un de ses compagnons. T’en as pour six heures de marche et tu trouv’ras rien de rien au bout !
– Trois heures, corrigea le tenancier en un murmure. Surtout avec ce clair de lune…

J’suis peut-être fou, répliqua Harry à l’homme assis à la table, mais, pardi, c’est mes affaires ! Si j’ai envie de marcher, j’marcherai ! J’irai peut-être pour des prunes… ou alors j’me payerai p’t’être le plus beau morceau de l’île et j’aurai quequ’chose à vous raconter, bande de schnocks ! Aussi vrai qu’je suis ici, je vais aller jeter un coup d’oeil !

Harry macklin partit.
Il s’évanouit dans la nuit, se dirigeant vers le nord de la ville. Il avait pris avec lui la bouteille de whisky. Les regards amusés de ses camarades le suivirent jusqu’à la porte. De même que le regard moins amusé du vieux tenancier.

Il n’est pas facile de raconter ce qui est arrivé ensuite à Harry Macklin, car il était seul et, dans la folie qui précéda son suicide, il fut à peine capable de narrer son histoire avec cohérence. Nous devons donc nous en tenir aux grossières suppositions et au peu que nous connaissons.

Harry se fraya un chemin au nord de la ville de Kalu et entra dans la jungle. Il escalada le ravin jusqu’à ce qu’il atteignit la cascade qui n’était, en effet, qu’un filet d’eau en cette saison. Là, il vida la bouteille de hisky et l’enterra dans un fossé, où on la découvrit plus tard.
Il s’avança entre les deux collines, en direction de la haute montagne.
Il suivit toutes les instructions que lui avait données le Cockney et arriva finalement au village des vieillards.
Contournant les huttes silencieuses dans la nuit, il grimpa la pente verdoyante jusqu’à la caverne. À première vue, elle ressemblait à un canyon, amis, comme disait la légende, le sommet formait une voûte à l’un des angles, ce qui en faisait une grotte.
Harry Macklin y entra, ivre, grattant des allumettes pour y voir clair.
Dans la pénombre qui s’étendait derrière la lueur de son allumette, il entendit une voix chantonner doucement.
Soudain, il aperçut une lumière étincelante qui semblait jaillir des roches des parois. Harry n’avait plus besoin d’allumettes. Il avança à travers la clarté douce et mystérieuse qui l’enveloppait maintenant. L’écho de ses pas parvenait à ses oreille. De même, il pouvait entendre sa respiration hachée et fatiguée.

Au bout d’un moment, devant lui, comme à travers une brume, comme dans un rêve, il distingua une chambre toute en pierre au bout d’un corridor.
Il atteignit la chambre.
La fille l’attendait, couchée sur un lit d’oreillers en pagaille.
Elle était incroyablement belle… Elle avait des traits exquis d’Eurasienne… Des lèvres sensuelles et des yeux verts brillants… Des cheveux comme un flot de velours noir qui pendaient jusqu’à sa taille fine… Des seins aux bouts ambrés…

Il courut vers elle et la caressa sauvagement de ses mains grossières. Elle répondit avec une passion qu’il n’avait jamais connue auparavant.
Il était un lion. Elle était lionne. Et pendant plus de trois heures, ces deux fauves firent l’amour.
Puis, soudain, il se sentit épuisé. Épuisé comme aucun mortel ne le fut jamais.
Ce devait être, pensa-t-il au travers de sa soudaine et terrible fatigue, à cause de l’atmosphère fantomatique de cet endroit. Cette étrange petite pièce toute en pierre. L’éclairage mystérieux. Cette belle fille dont il ne pouvait deviner le vrai destin, ni le rôle qu’elle jouait pour la tribu…
Désirant partir, Harry fit un signe de la main, imitant un salut, à la fille à laquelle il n’avait pas dit un mot et seulement possédée.
Elle n’avait rien dit non plus.

Il quitta la caverne.
Il se sentait deux fois plus fatigué et ce sentiment de fatigue ne fit que s’accroître à chaque pas.
Il parcourut le même chemin à travers la jungle, respirant faiblement et prêt à s’écrouler.
Macklin, le matelot Macklin, marin de toutes les mers, qui était un type d’une force physique à toute épreuve, ne s’était jamais senti aussi épuisé.

Il atteignit l’infâme petit bar sur pilotis, à Kalu, à six heures et demie du matin.
Le jeu de poker battait encore son plein. L’insomnie des perdants l’avait emporté sur l’envie mortelle de dormir des gagnants. Et, comme les joueurs buvaient sec, l’établissement était resté ouvert toute la nuit.
Harry Macklin entra dans la petite salle crasseuse éclairée par la faible lueur de l’aube et se trouva face à face avec ses occupants fatigués. Les joueurs de poker (et camarades de bord de Harry) lui jetèrent un bref regard puis détournèrent la tête pour regarder leurs cartes. Ils ne lui dirent pas un seul mot pour l’accueillir ou s’enquérir, par curiosité, du succès de sa recherche.
Ce n’était pas du tout ce qu’il attendait.

Seul le vieux tenancier cockney lui accorda plus d’un moment d’intérêt. Il sourit à son entrée et posa une bouteille devant le nouveau venu. Il lui versa un double bien tassé et dit :
– Du whisky, n’est-ce pas, mon pote ?
– Exact ! dit Harry.
C’étaient les premières paroles qu’il prononçait parès des heures de silence. Il se demanda pourquoi sa voix lui paraissait étrange.
– As-tu trouvé la caverne ? demanda le Cockney avec un petit rire sec. La déesse était-elle là ?
Tu te l’est-y envoyée ? Tu t’es bien amusé ?… Espèce de fils de pute, vaurien qui m’envoie du whisky à la gueule, espèce de pauvre salopard… Regarde-toi ! Non, mais regarde-toi !

Le jeu de poker s’interrompit. Les joueurs observaient d’un air étonné ce qui se passait au bar. Ils se lancèrent des coups d’oeil l’un à l’autre puis vers le comptoir.
– Non mais tu dérailles ? hurla Pete Pritcher
au tenancier sur un ton rigolard. Tu te trompes de bonhomme ! Ce n’est pas lui qui t’a envoyé le whisky à travers la figure ! Seigneur, tu n’est pas seulement borgne, tu es aveugle !
Il rigola. Les autres s’esclaffèrent de concert.
Harry Macklin les regardait d’un air choqué et consterné.
– Êtes-vous dingues ? Rugit-il, et sa voix se cassa. Êtes-vous mirauds ? Bien sûr qu’c’est moi… Harry Macklin, et personne d’autre !… Même si v’z’êtes trop bourrés pour le voir ! Bouclez-la donc, bougres de marins à la manque !
Il se retourna vers le tenancier.
– Aboule-moi un autre double, j’en ai besoin… Et merci pour le tuyau, vieux schnock !

Deux des joueurs se levèrent. L’un d’eux laissa tomber sa main et les cartes glissèrent sur le sol. Tous les six avaient les yeux fixés sur Harry Macklin. Un autre se leva et fit tomber des sous par terre. L’horreur et l’incrédulité se lisaient dans leurs yeux.
– Tu l’as trouvée, hein ? grinça le tenancier à l’intention de Harry. Tu l’as eue, hein ?
– Oh oui, que j’lai eue ! s’exclama Harry avec une expression de triomphe.
– Et moi aussi, déclara le tenancier. Il y a deux ans. Je m’suis piqué d’intérêt pour cette maudite légende et je l’ai dépistée et … Jette-moi donc du whisky à la tête, si tu veux !
Il se mit à rire d’un ricanement mauvais mais il semblait ravi.
Harry Macklin renifla. Son regard allait de ses camarades de bord au vieux type qui se tenait derrière le comptoir.
– Toi ? Allons, tu t’fous de moi. Tu as quatre-vingts… Quatre-vingt dix ans !… Tu ne peux plus rien faire depuis, pfff… depuis au moins trente ans !
Le tenancier appuya ses coudes osseux sur le bar et leva ses deux mains tremblantes.
– J’ai trente-neuf ans, pauvre cloche, rigola-t-il. Je suis né en 1884 ! Maudite soit-elle ! Oui, qu’elle soit maudite et qu’elle brûle en enfer !… Maudit soit Umbelle, maudit soit Yawahi, maudits soient tous les dieux de l’île !… Car ils existent, mon pote. Oui, vraiment !… J ele sais et tu le sais maintenant ! Devines-tu pourquoi il y a un village de vieillards, rien que de vieillards ?… Les deiux ont fait disparaître les femmes et les enfants, mais les hommes ont tous vieillis à cause de la fille, car les dieux protègent ce qui leur appartient !

Les yeux de Harry Macklin allaient du vieux visage vindicatif derrière le bar aux visage ahuris de ses compagnons.
C’est à ce moment qu’il aperçut sa propre image dans le miroir derrière le comptoir et qu’il vit son reflet, cette petite chose ridée qui le contemplait.

 

(À suivre)


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