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Un été avec Bixby 09

Publié par le 21 août 2021

 

Quand, au cœur de l’après-midi, à la chôme du troupeau, mes quelques mille bêtes assoupies, je me plonge à l’ombre de mon parapluie dans le recueil de nouvelles de Jérôme Bixby, Appelez-Moi Un Exorciste, c’est plus pour l’acte de lire, c’est à dire poser mes yeux sur des mots imprimés, que pour m’évader à sa lecture.
Je l’ai tant lu, mon seul livre, que je pourrais aussi bien ne pas l’ouvrir, tant je le connais sur le bout des doigts, gamin d’école qui aurait en mémoire tout son manuel de récitations.

Il m’arrive même, dans la lenteur forcée du retour à la cabane et aux roches de distribution du sel, planté à une trentaine de mètres devant la masse broutante des brebis, l’impatience de mes quinze ans et demi fourmillant presque douloureusement dans mes jambes, d’en déclamer tout haut des passages, le bouquin restant serré dans ma poche-revolver – où, à force, il a acquis définitivement la courbure de ma fesse.

– Trente deux ans plus tard, Peter levait des yeux d’homme fatigué, vieillissant et à demi fou… Et les deux autres, de bons amis, quel était leur nom, déjà ?… Même le sergent n’était plus et il avait été enterré, dans la réjouissance générale, là où il était tombé… Comme tout avait changé sur l’île de l’Enfer !

J’ai remarqué que ma compagne de solitude, Zé, ma bâtarde de colley noire à reflets roux, au museau fin et aux yeux vifs, apprécie ces moments où ma voix s’élève, incongrue, débitant d’absurdes histoires fantastiques américaines sous le vaste ciel du vallon. Elle s’assoit sur son arrière-train, m’observe avec ce qui semble être un sourire, la gueule fendue, langue pendante sur le côté. Parfois elle frétille et tourne en rond, les pattes prises d’enthousiasme. Ou bien elle salue d’un léger jappement un passage particulièrement sonore.

– Est-ce que vous n’êtes pas censé jouer de la flûte ou quelque chose de ce genre pour faire bouger la corde? demanda Jack d’un ton moqueur. Je n’ai jamais entendu parler d’un fakir qui ait réussi ce tour avec les mains liées.
– Au risque de me répéter, rétorqua Dar avec dignité, je ne suis pas un fakir. Je n’ai pas besoin de jouer d’un instrument, monsieur. La corde obéira à ma voix…

Tant et si bien que, pour amuser ma chienne, je me prends au jeu. Je mets du ton, je joue, je change de voix pour épouser au mieux les personnages, je crie et je chuchote, j’éclate de rires joyeux ou bien sardoniques, je fais le caverneux, le tendre, le menaçant ou l’effrayé. Et, emporté par ma verve, je me laisse aller à mimer mes personnages, les poings sur les hanches, poitrine bombée pour figurer le Diable, ou bien courbé, l’avant-bras levé devant ma tête en geste de protection, ou encore la main sur le cœur de l’homme frappé par l’amour.
– J’ai connu une femme autrefois, dit Mac Donald, qui était aimée par quelque chose. Pas un homme. Non : une chose vieille de mille ans. Ah, quelle nuit se fut !

Ce matin-là, je dirige le troupeau vers le col. Avant d’y parvenir, il faut traverser une vaste partie plate, entre un pierrier et le ruisseau. L’herbe y est épaisse, à cette heure d’un beau vert bouteille semé de gouttes de rosée qui scintillent à la lumière d’un soleil tout neuf, comme autant d’étoiles.
Les brebis prennent tout leur temps. Au-dessus du troupeau aux encolures baissées monte le bruissement continu des mâchoires que ponctue parfois, brièvement, à l’étouffée, le son d’une cloche doucement secouée. Seules, parfois, les cavalcades des plus jeunes agneaux vers leur mère, aux pattes desquelles ils s’agenouillent pour téter à grands coups, viennent rompre cette avancée uniforme et monotone.
– Zé, une histoire ?
Elle se plante devant moi, dresse les oreilles. Visiblement, elle est d’accord.
Je me lance dans une imitation de Satan, Son Altesse Fétide elle-même, dans la nouvelle « Le Meilleur Amant De Tout L’Enfer ».
– Comment ? interroge le Diable. Qu’y a-t-il de si drôle en enfer ? Sais-tu ce qui t’attend, pécheur, séducteur, adultère, fornicateur !
Je gonfle la voix, roule mes « R », crie à pleins poumons. J’en fais des tonnes.
– Forrrrrnicateurrrrrrrr !…
Zé n’a pas son attitude habituelle. Dressée sur ses quatre pattes, le dos droit, elle ne s’intéresse pas au maître des enfers qui roule des yeux devant elle mais à quelque chose derrière moi.
Je me retourne.
Quatre randonneurs, deux couples de gens âgés, portant chapeaux de toile, sac à dos de nylon violemment coloré et coûteuses chaussures de montagne m’observent, hilares.
– Ah… Euh… Bonjour.
– Bonjour. Vous êtes le berger ?
– Eh oui.
Les sourires sont chaleureux mais vaguement ironiques. J’ai l’impression que mon « fornicateur » hurlé roule encore en échos sur la montagne.
Fornicateur… teur… teur… teur…
– Le temps est long. On se distrait comme on peut…
– Je vois, dit l’un des hommes. Les aiguilles, c’est par là ?
Je tends le bras en direction du col.
– Oui. Tout droit, à cinq cents mètres.
– Merci. Bien. Au revoir. Bonne continuation.
– Au revoir.
Je les regarde s’éloigner, devisant gaiement entre eux. L’une des dames rit de bon cœur. J’adresse un clin d’œil à Zé.
– Pour une fois qu’on a de la visite, il faut que je m’arrange pour avoir l’air cinglé !
Elle jappe d’approbation.
Décidément, elle est d’accord sur tout, ce matin !

Le pierrier qui étend son désordre sur le côté est du col est le plus instable de mon domaine. Y envoyer le troupeau, c’est prendre un risque. Mais les ordres de monsieur Lucas, mon patron, sont formels :
– D’ici deux jours, tu vas dans le col.
C’est que l’herbe n’est inépuisable qu’en apparence. Chaque passage du troupeau représente une tonte. Si l’on veut que les mille bestioles aient suffisamment à manger pendant toute la saison d’alpage, c’est à dire jusqu’à la fin septembre, il faut choisir soigneusement la zone où on envoie les mille bêtes et le chemin qu’on prend pour y parvenir.
Or, sur cette pente de cailloux en désordre, apparemment nue, subsistent assez de graminées, tiges et chardons que les brebis, faisons leur confiance, savent trouver.
Je laisse donc le troupeau grimper sur ce formidable éboulis. Masse compacte de dos laineux à son pied, il se déploie vite sur la pente, chaque bête cherchant sa pitance, bientôt distante l’une de l’autre d’un bon mètre ou plus.
Le bouc, les béliers et les brebis les plus costaudes se sont hissées tout en en haut. Les plus faibles, les vieilles ou celles qui viennent d’agneler restent dans la partie basse.
Bientôt, les bêtes du haut dérangent du sabot des pierres qui, délogées de leur instable équilibre, se mettent à dévaler la pente. Il y a de simple petits cailloux qui s’écoulent en flots. Il y en a aussi des plus grosses, du volume d’une tête d’homme, qui, se décrochant, filent vers le bas, rebondissant parfois, gagnant en vélocité, produisant une bruit sifflant. Des projectiles qu’en langage de pâtre on appelle des « marmites » – comme les poilus de quatorze avaient baptisés certains des obus.
Là, pas question de paresser sous le parapluie, au côté de la source cascadante, à lire du Bixby. Il faut se tenir prêt, debout au bas de la pente, attentif à ne pas se prendre une de ces marmites en travers de la poire.
Il m’est arrivé d’en voir filer une, vrombissante comme une guêpe, à moins d’un demi-mètre de moi.
En fin d’après-midi, ce que je n’ai cessé de redouter arrive. Une large pierre ronde, en forme de disque, délogée par une des bêtes du haut, vient frapper au dos une bête du bas, lui brisant la colonne vertébrale au niveau des reins.

C’est la sixième fois que cela arrive. Je sais quoi faire. Hélas.
– Zé ! Là-haut devant !…
Aidé de la chienne, qui n’est jamais plus à l’aise que dans ces exercices, je fais rassembler le troupeau, puis :
– Zé, par en bas !
Je le fais descendre.
Contrairement aux autres jours, bien qu’il soit tôt, je presse les bêtes jusqu’à ma cabane. Je distribue aux bêtes le sel et les envoie prendre le chemin de la couche.
Puis je soupire.
Puis je m’assure de bien avoir mon couteau, une sorte de laguiole à manche de fausse corne que, pendant les longues heures de chôme, désœuvré, j’aiguise inlassablement sur des pierres. Le fil en est si fin que je pourrais me raser avec, si j’avais plus qu’une ombre de duvet au-dessus de la lèvre.
Puis je soupire encore.
Et puis j’y vais.

Zé me suit, enthousiaste et gambadante. Elle sait ce qui va se passer et quel festin lui est promis.
Je regagne le col.
Escalade l’éboulis.
La brebis blessée est là, l’arrière-train bizarrement orienté par rapport au reste de son corps, les pattes avant jetées.
À mon approche, elle lève faiblement la tête.
C’est une vieille brebis, plutôt maigre, aux jarrets osseux. Elle porte la marque de mon patron, Lucas, un L dans un carré.
– Putain, me dis-je, il va encore gueuler…
J’approche.
Sait-elle, dans l’obscurité de sa cervelle de bête d’alpage, ce que l’homme vient faire ?
Je crois que oui. Confusément oui. Hélas.

J’empoigne mon couteau, saisis la bête par le mufle, lui relève la tête, de façon à lui tendre le cou et je l’égorge d’un seul coup, d’une maxillaire à l’autre.
Elle renâcle une fois. Deux. D’un son caverneux qui me navre l’âme.
Aussitôt, je la saisis par les pattes arrière et je la soulève, tête en bas, de façon à accélérer l’écoulement de son sang.
Les pierres se noient de rouge.
Zé, impatiente, voudrait venir lécher. Je gueule :
– La paix, toi!
Au bout d’une minute, guère plus, les soubresauts de la brebis qui me secouent les bras se calment. Elle est morte. Alors je l’éventre de la base de la queue au sternum et, fourrant mes deux mains dans l’antre brûlant que je viens d’ouvrir, je tire à moi les intestins et l’estomac, que je sépare du bas de l’œsophage d’un sec coup de couteau.

J’emporte la bête morte en travers de mes épaules.
Derrière moi, Zé gronde de joie, la tête enfoncée dans les tripes encore chaudes, qu’elle dévore avec force claquements de mâchoires.
Au bas du vallon, je franchis la passe, le cadavre toujours sur mes épaules, puis je descend jusqu’à la ferme.

Le patron est à l’étable, en train de traire.
– Monsieur Lucas ?
Me voir en bas à cette heure, alors qu’il fait encore jour, et que mon arrivée est imprévue, le renseigne aussitôt.
– Tu as une crevée ? me lance-t-il depuis son tabouret, ses mains ne cessant de tirer sur les pis de la vache.
– Oui.
– Au col ?
– Oui.
– Ah, cette caillasse, c’est la pire… C’est une de qui ?
– C’est à vous, une « Lucas ».
– Ah putain…
Je me décharge de mon fardeau. Il s’en va poser son seau plein de lait près du grand pot, sort de l’étable, examine la brebis.
– Té, c’est une vieille. Y a pas grand chose à tirer. Tu aurais pu la laisser.
Je soupire. Il ne sera donc jamais content ?
– Ça fera pour les chiens, va. Tu as bien fait.
Sa bouche se tord légèrement du côté droit. Chez lui, on appelle ça un sourire.
– Profite pour prendre la douche. Après viens à la soupe. Tu remonteras demain, ça ira comme ça…

 

LA DISEUSE DE MAUVAISE AVENTURE (suite et fin)

Juste derrière le parc d’attractions, il y avait une colline peu élevée avec un talus affaissé. Un arbre, dont on voyait à moitié les racines, maintenait le talus. Une branche noueuse était arquée au-dessus de la haute grille en fer forgé qui entourait le parc.
La pluie avait cessé.
Dans le clair de lune, Joe et Ellen escaladèrent l’arbre, grimpèrent le long de la branche et sautèrent.
Ils se retrouvèrent au milieu d’un circuit automobile miniature… Le genre de circuit où les enfants se préparent aux accidents de leur vie future.

Ellen conduisit Joe le long d’une sorte d’allée, derrière des baraques foraines et des attractions en tous genres. Ils se frayèrent un chemin à travers tout le bazar qui y était emmagasiné : des rouleaux de câbles, des tas de piquets, des bidons d’huile, un compresseur de deux chevaux…
Ellen s’arrêta devant la porte arrière d’une petite cabane et le cauchemar commença.

La diseuse de bonne aventure les attendait.
Elle se trouvait dans l’ombre de la porte, petite silhouette trapue enroulée dans un châle de couleur sombre, souvenir d’un voyage à l’étranger.
Elle fit un pas vers eux et la lumière de la lune se refléta sur son visage. C’était une face âgée, avec de petits yeux noirs enfoncés, un visage rond mais incroyablement ridé, dont la rondeur était due à de grosses pommettes et une mâchoire relevée.
Joe et Ellen la dévisageaient, ahuris, stupéfaits, pendant qu’elle débitait ses balivernes.
– La Maison du Neuvième Sceau, énonçait-elle d’une voix rauque. Elle a dit que vous viendriez dans un but mauvais… Oui… Le cristal était rouge, les ombres étaient noires et rapides. La porte de la Maison du Neuvième Sceau s’est ouverte pour laisser passer un messager !
– Quoi ? hoqueta Joe.
Il regarda sauvagement au-dessus de sa tête, comme s’il s’attendait à voir descendre un messager fantôme.
– Tais-toi, vieille ganache ! Comment as-tu fait ?
– J’ai appelé la police, déclara la diseuse de bonne aventure, parlant encore plus fort.
Son visage se plissa en ce qui pouvait être un sourire.
– Noires et rapides… Oui… Ombres du vide… Le mal attire le mal et le messager rouge me protège car j’appartiens à la Maison !… Oui… Mais vous êtes pris au piège ! Vous êtes condamnés ! Vous êtes maudits, oui ! Le messager a dit que vous serez punis !

Ellen pivota sur ses talons, prête à s’enfuir. Mais Joe s’élança dans le sens opposé.
Le cauchemar se déroulait vite… comme un film qu’on fait passer à toute vitesse…
Ellen, la sceptique, ne s’enfuit pas. Elle fit une pause, surveillant Joe, et le blanc de ses yeux horrifiés luisait d’un éclair argenté dans le clair de lune.
Joe non plus, ce tracassin superstitieux, ne s’enfuit pas. Il empoigna la vieille femme. Ellen cria quand il tua la diseuse de bonne aventure d’un coup de karaté dans le cou.
Le bruit de la mort fut celui d’une cervicale broyée. La vieille femme s’écroula comme un sac de loques. Ses yeux étaient figés dans leurs orbites : ils regardaient le ciel, comme s’ils suppliaient son protecteur, le « messager ».
– Maudits ! semblaient dire les lèvres de la morte en silence… Vous êtes maudits !

Ellen se remit à crier. Joe se retourna et la gifla si fort qu’elle retourna à sa place, dans la boue de l’allée.
– L’argent ! haleta Joe, obsédé, trop secoué pour entendre raison.
– Tu es fou ? gémit Ellen.
– Nous avons le temps ! s’écria Joe. Nous pouvons le trouver !
Dans le lointain, une sirène se mit à hurler.
– Nous avons le temps, répéta Joe.
Et il se jeta dans l’obscurité de la maison de la diseuse de bonne aventure.

Ellen entreprit de se remettre debout. Ses souliers glissaient sur la boue. Elle s’appuya sur un genou et regarda le cadavre. Le paquet de billets était à dix centimètres environ de la main de la morte. La vieille femme les avait fourrés sous son châle pour les protéger contre les visiteurs dont elle avait prédit le larcin.
Au cas où le « messager rouge » se débinerait !

Dans l’encadrement sombre de la porte, une petite lueur apparut : le crayon-lampe de Joe. Un bruit de déchirure se fit entendre quand il attaqua le matelas.
– Joe ! hurla Ellen.
Il apparut à la porte, hagard, les yeux écarquillés.
La sirène se rapprochait.
Joe suivit du regard le doigt d’Ellen lui montrant le paquet de billets sur le sol. Celui du dessus, tâché de boue, était un billet de cent dollars.
Joe plongea en avant pour ramasser le paquet, puis attira Ellen contre lui.

Ils descendirent l’allée.
Les bâtiments autour d’eux, dignes d’un film, servaient d’écho à la sirène de police qui hurla à son maximum avant de s’arrêter. La voiture était devant la grille du parc d’attractions. S’étant cachés à l’angle d’une baraque, Joe et Ellen virent un gardien clopinant ouvrir la grille et laisser passer les flics. Ceux-ci le questionnèrent en hurlant. Le gardien répondit en tremblotant. La voiture démarra en trombe vers la cabane de la diseuse de bonne aventure.
– Elle a dû leur dire qu’elle avait déjà été volée pour qu’ils viennent à cette allure-là, gémit Ellen. Dieu sait ce qu’elle leur a dit…
– Entre là-dedans ! Grinça Joe, la poussant contre une porte.
Et ils entrèrent dans la maison hantée.

Tout avait commencé pour de l’argent. Maintenant, dans l’obscurité, Joe tâchait de compter les billets. Ellen et lui étaient cachés à la meilleure place qui fût accessible : derrière deux grandes colonnes verticales qui faisaient penser à de longs sucres d’orge rayés et qui, la journée, tournoyaient et faisaient perdre aux clients toute notion d’équilibre.
Il y avait à peine la place entre les colonnes pour que les deux fugitifs puissent se serrer dans l’espace entre leurs formes incurvées et le mur qui se trouvait derrière.
Les flics étaient venus. Puis ils étaient repartis. Ils avaient fouillé la maison hantée de fond en comble, avaient manqué Joe et Ellen et avaient continué.
Il y avait plus de cent soixante billets, la plupart de cent dollars. La vieille commère avait du fric ! Et maintenant c’étaient eux qui l’avaient !
Joe se sentait bien.
– Demain matin, exultait-il, nous sortirons d’ici comme si de rien n’était, en même temps que cent autres types…

Maintenant, c’était Ellen qui tremblait. L’obscurité était épaisse autour d’eux. La maison hantée n’était que silence. On n’entendait que leurs propres bruits et, de temps en temps, le crissement du bois qui se déchargeait la nuit de la chaleur du jour.
– J’ai peur, mon lapin, pleurnicha-t-elle. D’une certaine manière, j’ai l’impression.. ; que quelque chose va arriver ! Oh, ce visage… Je n’ai jamais cru à ces fariboles avant… Mais elle savait que nous allions venir !
– Elle est morte, dit Joe pour la rassurer. Et quelque chose va arriver, oui, c’est vrai. J’ai une de ces envies, mon poulet !
Et il la saisit dans l’obscurité.
– Non, Joe, soupira-t-elle en le repoussant. Qu’a-t-elle voulu dire ? Le messager rouge ?… La neuvième porte ?… Nous sommes maudits ?…
– Des boniments ! De la superstition !
Il l’enlaça et l’attira à lui de nouveau, en ouvrant sa blouse. Elle haleta et se soumit.

Le matin, le parc d’attractions ouvrit ses portes. Les gens vinrent acheter des tickets et faire les idiots et tout n’était que lumière du soleil, cris de terreur moqueuse et rires.
Joe et Ellen sortirent de leur cachette pour se joindre à la foule et s’échapper.
Les gens leur sourirent. Et ils leur répondirent en souriant. Les gens, qui jouaient à être enfants, se sentaient bien. Joe et Ellen se sentaient encore mieux.
Ils avaient tué. Ils avaient volé. Et ils ne devraient pas affronter le châtiment de la loi.
Pas même le châtiment du « messager rouge » !
la vie était belle.
Plantés dans le hall de la maison hantée, ils scrutèrent les alentours, le soleil et la foule, avec un dernier pincement de crainte de voir des flics. Mais il n’y avait pas le moindre uniforme.
La vie était belle.

En riant, Joe et Ellen détournèrent leur regard. Ils aperçurent leur image comique dans les miroirs déformants, concaves et convexes, de la maison hantée, qui encadraient la sortie des deux côtés.
Y avait-il la moindre ombre rouge dans ces miroirs ? Dans leurs yeux à tous deux ? Sur leurs visages?
Une illusion, sans aucun doute…

Joe rit en observant la mâchoire affaissée d’Ellen, ses sourcils qui avaient disparu, ses yeux en forme d’œufs avec un petit bout pendant. Et Ellen n’avait pas de bras, rien que deux affreux appendices de trente centimètres de long avec, soudain, des doigts comme des racines. Et ses jambes étaient aussi grosses que celles d’un éléphant.
Et Ellen se moqua quand elle vit le visage horriblement comprimé de Joe, tout plissé comme une citrouille, sa bouche de requin, de vingt centimètres au moins d’un bout à l’autre. On aurait dit que ses yeux étaient découpés dans du carton. Et son torse avait la forme d’un S, une bosse entre d’autres bosses. Et ses bras pendaient à terre, avec des doigts minuscules comme des bourgeons de chair.
Puis, soudain, ils souffrirent mille morts.
Ils se mirent à crier.
Et, tandis que les gens qui étaient près d’eux cherchaient avec étonnement d’où provenaient les cris, leurs reflets dans les miroirs…
Changèrent.
Une nouvelle douleur de mort et, devant leurs yeux, le changement s’opéra.
Leur image réfléchie dans le miroir devint normale !
Leurs contours et leurs formes s’étaient estompés un instant avant de se remodeler, et leur reflet dans les miroirs déformants fut normal.
Les yeux du reflet de Joe normal rencontrèrent ceux du reflet d’une Ellen normale.

Puis ils ne souffrirent plus.
En gémissant, les sens tout chamboulés et les yeux roulant en tous sens, ils se tournèrent pour se voir en chair et en os.
Ils étreignirent leurs corps douloureux. Il leur fallut plusieurs secondes pour réaliser ce qui s’était passé.

À ce moment, un premier cri fut poussé dans la foule. Une femme. Elle s’évanouit. L’homme qui était avec elle soutint son corps affalé en regardant Joe et Ellen, le teint livide.
Puis, d’une voix aiguë, il poussa lui aussi un cri qui donna le signal d’un concert de hurlements et de la débandade.
La foule entière prit la fuite.
Les gens se pressèrent devant la porte qu’ils franchirent comme un troupeau affolé, renversant le gardien qui était accouru à ces cris.

Joe et Ellen ne criaient pas.
Ils se dévisageaient l’un l’autre. Regardaient ces deux formes distordues, allongées, écrabouillées, ces S ondulants… Ces deux créatures de miroir qu’ils étaient devenus.
Et ils se taisaient.
Ceux qui deviennent instantanément fous sous le coup d’une terreur qui fait voler l’esprit en éclats ne crient pas. Ils n’en ont pas le temps.

Mais les yeux en forme d’œufs de Joe eurent le temps de voir briller une lueur rouge à travers tout le hall de la maison hantée. Et son esprit, dont la raison fuyait à toute vitesse eut le temps de se dire :
– Le messager rouge ?

Et puis il s’imagina le voir en détail.

S’imagina ?

 

(À suivre)

 

 

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