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Un été avec Bixby 10

Publié par le 28 août 2021

 

La cataracte.
Une mitraillade de guerre crépite sur les tôles du toit, emplissant ma cahute de pierres d’un vacarme haché qui m’éveille en sursaut.
Il fait froid.
Ayant allumé la lampe de poche, je m’extirpe du duvet et je vais passer la tête à la lucarne d’igloo qui sert de porte d’entrée. Dans le rayon de la loupiotte des grêlons en foule serrée dévalent de l’obscurité et rebondissent sur le sol dur.
Au loin, dans la grande nuit des pics du Dévoluy, les dieux des orages s’engueulent à coups de lumières brèves qui illuminent un instant les reliefs tout en grondant de colère, chacun tapi dans sa vallée.
– Zé ?… Ho, Zé !
La chienne n’est pas là. Je ne m’en inquiète pas. La maigreur des pitances que je lui réserve, réduites le plus souvent à une poignée de croquettes, la pousse souvent à marauder la nuit, à la recherche de mulots et de gerboises à croquer, en animal sauvage des montagnes qu’elle est.
Le déluge de grêle faiblit rapidement puis s’éteint sur quelques cliquetis de billes de glace retardataires cognant les roches.
– Bon… Eh bé… Bon…
Je me recroqueville bien vite dans la tiédeur de ma couche et me rendors aussitôt.

Je rêve de sonnailles. Les cloches aigrelettes des brebis. Le battement plus grave de clocher d’église des béliers. Le bourdon autoritaire du bouc.
J’en rêve souvent, de ces foutues cloches. L’après-midi, à la chaleur de la chôme, quand me gagne la somnolence après avoir relu pour la dix-huit mille soixante-troisième fois une nouvelle de mon unique livre, Appelez-Moi Un Exorciste, de l’Américain Jérôme Bixby, ce sont elles qui m’avertissent que le troupeau s’est remis en mouvement.

Pendant des mois, alors que j’aurai pris ma place dans les rangs de la seconde C1 du lugubre lycée Félix Faure de Beauvais, j’en rêverai encore, de ces ding-dong, m’éveillant parfois en sursaut, le cœur en alerte, pensant :
– Les bêtes !
Avant de reconnaître le papier peint beige et orange de ma chambre.

Mais cette nuit-là, dans ma cabane, je ne me réveille pas. Sans nul doute parce que le petit Jésus des bergers, qui, dit-on, veille sur les jeunes pâtres, a décidé de me faire une blague à sa façon.
Une salée.
Une corsée.
Une méchante.

Le matin, Zé n’est toujours pas là. Elle n’est pas assise devant le seuil, la langue pendant sur le côté, m’observant de ses yeux vifs de jeune chienne au mieux de sa forme qui semblent toujours dire :
– On va travailler ? Hein, dis ? On y va, on y va, on y va ?
Je ne m’inquiète pas. Il lui arrive aussi, dans son impatience, de monter à la couche sans m’attendre.
J’y grimpe.
Elle n’est pas là-haut.
Plus ennuyeux : les bêtes n’y sont pas non plus.
Au fond de la cuvette de roche où le troupeau passe ses nuits, il n’y a ce matin que le tapis continu de crottes qui, au fil de la saison, n’a cessé de s’épaissir.
– Oh putain, qu’est-ce qu’elle me font, là !

Redescendu dans le vallon, il me semble entendre des cloches du côté du col, lequel, comme de plus en plus souvent le matin, est occupé par un épais brouillard blanc, d’un flanc à l’autre, comme si un nuage, ayant trouvé le lieu accueillant, s’y était lové pour se reposer avant de reprendre sa route.
Je ne tarde pas à y arriver, entre dans la brume.
Les cloches sonnent toujours. Au fond de moi, je sais que ce ne sont pas celles de mes bêtes, dont je connais les tonalités aussi bien qu’un enfant de chœur les voix des fidèles entonnant leur « Agneau de Dieu… ». Mais l’affolement est en train de me gagner et je me persuade :
– C’est le brouillard qui change le son… Ou bien elles sont passées de l’autre côté du col, ça fait que je ne les entends pas pareil…
Je continue, le pas de plus en plus vif, l’angoisse au cœur de plus en plus coupante.

S’élevant parallèlement au col, côté est, perché au sommet d’une haute falaise, existe un pâturage long et étroit qu’on nomme « Le Serre », quasiment jumeau du « Serre-long » qui s’étend, lui du côté ouest. Si le Serre-long appartient à mon domaine, le Serre est lui inaccessible depuis le vallon des Aiguilles. On y parvient depuis la vallée par un étroit sentier ardu, aussi raide qu’une échelle ou, sinon, par un très long détour à travers la vallée voisine. C’est d’ailleurs par ce détour qu’on y emporte, en début de saison, par camion, un troupeau d’environ trois cent brebis. L’endroit constituant une sorte d’enclos naturel, le berger qui les garde n’y reste que quelques heures dans la journée. C’est un vieux valet de ferme nonchalant au béret perché au sommet du crâne, à la cigarette roulée détrempée de salive toujours coincée au coin de la bouche, que j’ai croisé quelquefois, remontant de la ferme des Lucas le lendemain d’y avoir porté des agneaux fragiles de mérinos.
Il nous arrive de nous apercevoir, quand je garde au col, lui une petite silhouette perchée, moi sûrement guère plus grand, en bas, dans mon chaos de pierres. On se salue alors d’un large geste du bras, et chacun reprend ses occupations.
Alors que j’arrive presque aux Aiguilles, qui marquent la redescente du col, la brume s’effiloche.
J’entends des cris.
– Oh !… Oh !…
Je lève les yeux. C’est le vieux pâtre qui, de là-haut, m’adresse de grands signes, bâton levé. Il me crie des paroles que je n’entends guère mais qui me suffisent à comprendre : un, les cloches que j’entends sont celles de son troupeau à lui ; deux : il sait où sont mes bêtes, dans la direction qu’il m’indique, c’est à dire, à l’opposé, à l’autre bout.

Je dévale le col, regagne le vallon.
Mon exploration inutile a pris du temps. Il est au moins dix heures du matin. Le brouillard du col s’est dissipé et le soleil règne au-dessus du val désert.
Je ne marche plus, je cours.
Le dernier méandre du ruisseau avant qu’il ne s’élargisse. Les roches à sel. Ma cabane. La cascade.
Au-delà, un vaste paysage de roches, de pentes et de plats que je ne connais pas.
J’observe, les yeux écarquillés. Soudain, je perçois un mouvement. Là-haut. Très haut. Une massive rampe de pierre nue, blanche, qui, à au moins un kilomètre de moi, émerge d’un vaste éboulis comme une dent d’une gencive.
Et là, dans l’éboulis, de minuscules formes grises qui montent doucement.
Mes bêtes !

Je ne cours plus, je galope.
Depuis le bout du vallon, avec son à-pic et sa cascade, il n’y a pas d’accès direct à cette partie du massif. Il me faut gravir la pente ouest, contourner un piton de roche nue qui se trouve là, tâtonner, aller de droite, puis de gauche…
Enfin, je trouve une sorte de chemin, une allée petits cailloux, comme des graviers, qui serpente au travers du monde de pierres, s’interrompant ici, reprenant là.
Au bout d’une centaine de mètres, voilà qu’il se prend à descendre, tournant le dos aux cimes et à mon troupeau qui, là-haut, oh putain tout là-haut, continue de grimper. Mais des traînées caractéristiques, celles que laissent les sabots de brebis dans la fine caillasse, plus des crottes en monticules d’olives noires, me renseignent : elles sont bel et bien passés par là.
Je continue.

J’arrive à une sorte de pré, une boutonnière d’herbe verte au milieu de l’immensité blanche, alimentée par une résurgence du ruisseau dont la cascade s’écoule maintenant à trois ou cinq cents mètres derrière moi.
Là paît un petit troupeau d’une soixantaine de brebis qui appartiennent à des fermiers d’en bas. Ce sont deux frères, les Jassin. Je les connais, car ils étaient en visite un soir où j’étais rentré chez les Lucas, toujours pendant la période d’agnelage, quand je devais descendre les petits mérinos et leurs mères.
Les Jassin ne montent pas souvent. La configuration du terrain est telle que leurs bêtes marquées d’un « J » bleu entouré d’un cœur de la même couleur, ne s’aventurent guère en dehors de cette prairie naturelle, perdue au milieu d’un monde hostile et quasiment sans herbe.
Ils y sont, justement. Deux paysans en salopettes de gros bleu, portant casquettes, le teint brique, presque semblables, l’un étant un peu plus gros que l’autre.
– Té, jeune, me lance l’un, le gros, en me voyant débouler, tu te réveilles ?
Essoufflé, je bafouille :
– C’est… c’est… c’est mes bêtes. Elles… elles… elles…
– Pardi, elles sont là-haut, tes bêtes, dans le Grandjas ! Elles y sont depuis tôt matin !
C’est ainsi qu’on appelle ce gigantesque éboulis où mes brebis, ces petites formes à peine plus sombres que la roche, se sont répandues.
– Tu ferais bien de monter et de les faire descendre, continue le gros. Le Granjas, c’est périlleux.
– Périlleux ?
– C’est instable. Les marmites, elles se décrochent pour un rien. Et alors, zou, attention à qui se trouve dessous !
– Ça oui, fait l’autre. Dépêche-toi d’aller, parce que, si Milou voit ses bêtes dans le Grandjas, et bé ça va chauffer pour tes oreilles !
« Milou ». C’est pour Émile. Émile Lucas, mon patron.
Ça va chauffer pour mes oreilles, me dit ce couillon…
Ça va chauffer pour mon cul, oui !
Je remercie à peine, me lance à l’assaut de la pente.

Je grimpe.
Il fait chaud. Midi approche. Le soleil donne à plein sur cet infernal amas de pierres blanches, disposé en une pente qui s’obstine à devenir de plus en plus raide au fur et à mesure que je monte.
Je n’ai rien mangé de la matinée. J’ai l’estomac au bord des lèvres. La sueur dégouline de mes cheveux dans mes yeux, m’aveugle, me pique.
Je tombe.
Je m’écorche profondément le genou, déchire mon jean.
Quelques pas plus haut, je m’emmêle encore les pinceaux et je retombe, m’ouvrant les deux coudes cette fois. Je laisse échapper mon bâton. Il commence à rouler. Je le rattrape de justesse.
– Putain de putain !
J’ai compris le système. Cet éboulis de grosses pierres ne repose en fait que sur un immense lit de graviers plus petits, qui, eux, ne tiennent à rien. Il suffit de poser le pied sur le mauvais caillou pour déclencher une petite avalanche.
Allez, debout !
Je me relève et je continue.

Enfin je suis à pied d’œuvre, en bas de mon troupeau.
Je les reconnais bien, maintenant. Les brebis à pompons. Les six béliers. Le grand bouc et ses chèvres.
Oh oui, je les reconnais. Saloperies de bestioles !
Je me force au calme, retrouve mon souffle, étudie la situation.
Les bêtes se sont répandues dans l’éboulis comme au travers de n’importe quel pierrier, en un vaste éventail. Il me suffit de faire encore un effort, de grimper une centaine de mètres, en les contournant. Une fois placé sur leur flanc, il me suffira de les pousser en criant, gesticulant et tapant du bâton. Elles reprendront alors d’elles-mêmes le chemin du vallon.

C’est ce que je fais.
Bien vu : le troupeau se rassemble rapidement.
Je crie, comme si Zé était avec moi.
– Zé t’y droit devant !
Habituées à ces ordres, les brebis, pensant voir surgir la chienne, s’ébranlent dans la bonne direction.
Ça alors…
Est-ce que je vais m’en tirer comme ça ?
Oui ?

Non.

Soudain, poussée par je ne sais quoi, une vibration du sol ou bien le mauvais sort, un rocher long et haut comme un homme se décroche du haut de l’éboulis. Il tournoie, retombe, se brise en trois morceaux qui continuent leur course, chacun de leur côté, tous en direction du troupeau à peu rassemblé en contrebas. L’un d’eux passe à trois mètres de moi, à peine, dans un sifflement de mauvaise bête, rebondit une fois, deux fois, et s’en va cogner le dos du gros bélier de Blache, qu’il brise net.
La bête, un solide préalpe, marqué du « B » vert de son propriétaire, s’affale au sol, les deux pattes arrières roides. Il s’appuie sur ses pattes avant pour tenter d’avancer, mais peine perdue, son arrière-train paralysé, devenu trop lourd pour lui, le cloue sur place.

Je continue de pousser le troupeau. Dès que je suis sûr qu’il est engagé dans la bonne voie, celle du retour au vallon, je reviens sur mes pas et rejoins le bélier.
La pauvre bête est collée aux pierres, immobile, le mufle levé, comme abasourdi par ce qui lui arrive.
Je tourne autour, me demandant quoi faire. Le porter ? Le bestiau doit approcher les soixante, soixante-dix kilos, si ce n’est plus. Le laisser agoniser sur place ? Trop cruel.
L’achever ?…

J’en suis là de mes amères réflexions quand une voix chargée de toute la colère du monde retentit derrière moi.
– Et le voilà, le travail, hé ? Le voilà, le travail !
Je me retourne.
Monsieur Lucas est là, la sueur de la montée lui ruisselant sur le visage, les traits durcis par la rogne.
Derrière lui, son fils, moins agile que lui sur les pentes, peine à le rejoindre.
– Qu’est-ce que tu as fait, là, bon dieu ?
– Je…
– Tu étais où ?
– Ben, je…
– Depuis tôt le matin, elles sont là, les bêtes ! Je les ai vues d’en bas, moi, à l’aube. Je me suis dit : c’est pas possible qu’il les laisse aller dans le Grandjas !
– Monsieur Lucas…
– Tais-toi !
– Cette nuit, il y a eu la grêle…
– Bien sûr, il y a eu la grêle. Alors elles ont eu peur et elles sont parties. Et toi, qu’est-ce que tu as fait ?
– …
– Tu t’es couché, voilà ! Tu n’y es pas allé, voilà !
– Ben, euh, non…
– Et voilà, bon dieu de bon dieu !
Il contemple le bélier blessé d’un air désolé, tout en continuant à bougonner :
– Le voilà, le travail, putain de dieu, le voilà…
Il relève la tête, me regarde droit dans les yeux.
– Tu sais combien ça coûte, un bélier comme ça ? Non, tu le sais pas, parce que tu lis tes conneries au lieu de lire ce qu’il te faut !.. Cette bête, là, elle est foutue. Et moi je vais la payer à Blache. Alors non, c’est toi qui va la payer. Je la retiens sur ta paye, tu es content maintenant ?
Je ne réponds rien.
Je pense que je fais bien.
Au bout de longues secondes de silence chargé de hargne, il hausse les épaules et détourne le regard.
– Va-t’en, va. Ramène les bêtes au vallon.
– Oui m’sieur.
– Et plus de conneries, hé !
– Non m’sieur.

Un peu plus tard, alors que le troupeau est sorti de la zone la plus dangereuse et reprend paisiblement le chemin du vallon, je les distinguerai, monsieur Lucas et son fils, qui font descendre le bélier sur ses pattes avant, le portant chacun par une postérieure, comme des gamins qui jouent à « la brouette ».

On regagne le vallon sans encombre. Je distribue le sel. Laisse les bêtes s’acheminer vers la couche.

C’est à ce moment-là que Zé débarque de je ne sais où, les flancs boueux, les poils du ventre parsemés de boules de chardon, et se plante devant la cabane, me regardant de ses yeux joyeux.
Je crie :
– Où t’étais, toi, salope ?
Son regard glisse sur le côté, m’ignorant, moi et ma colère, sa gueule fendue en sourire dont s’échappe sa langue semblant me dire :
– Crie si tu veux, mon gars. Moi, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ?
Alors je rigole, ma colère tombée.
Je jette un œil à l’intérieur de la cabane et au tas de numéros de la revue « Pâtre » enfoncés dans le recoin de pierre où je les ai mis quand monsieur Lucas me les a donnés.
Là-dedans, dans une de ces pages, se trouve sûrement, oui, sans doute, à coup sûr, le prix moyen d’un bélier préalpe reproducteur…

Je crache au loin et je reprend mon livre. Appelez-Moi-Un-Exorciste. Jérôme Bixby. La femme rousse en couverture.

 

UN GOÛT DE CIEL SUR L’ÎLE DE L’ENFER (première partie)


Jacques n’était que depuis cinq jours sur l’île de l’Enfer lorsque ses compagnons de cellule lui parlèrent de la fille avec laquelle ils faisaient l’amour dans la caverne.
En fait, « compagnons de cellule » n’est pas l’expression exacte car il n’y avait pas de cellules sur l’île de l’Enfer.

Jacques avait été condamné pour avoir tué un homme. À son arrivée dans l’île, au nord de la côte de la Guyane française, on l’avait conduit au bureau du lieutenant-colonel Simon, le commandant, pour être mis au courant de du genre de peine qui l’attendait. Pendant que deux gardiens le tenaient, des coups de fouet bien appliqués l’avaient tout de suite renseigné. Le commandant avait alors fait part de sa conviction que le nouveau prisonnier ne sortirait plus des rangs, qu’il méritait vraiment son châtiment, et que ce ne serait pas fini de sitôt.

On avait examiné Jacques pour voir s’il n’était pas porteur de maladies contagieuses et on l’avait épouillé. Les blessures causées par le fouet piquaient terriblement à cause du désinfectant.
Ensuite, on l’avait jeté dans ce qui était l’équivalent d’une cellule sur cette île de l’Enfer : une cabane au toit de chaume contenant sept couchettes sentant mauvais, un pot recouvert d’une croûte de saleté, un miroir brisé et les six prisonniers qui devinrent les « compagnons de cellule » de Jacques.

Ces hommes étaient plus âgés que lui, dans la quarantaine ou plus. Jacques lui-même avait trente et un ans, et il était costaud.
Ils l’informèrent cette nuit-là, d’un ton lugubre, que le sadique sergent Belanger le ferait travailler d’arrache-pied. Le travail consistait à abattre des arbres, à débroussailler et à enlever de grosses pierres pour construire une route. La route prenait son point de départ quelque part dans la jungle et devait aboutir quelque part dans une autre partie de la jungle. Elle n’avait aucun but, sinon de fatiguer les hommes. Lorsqu’elle serait finie, ils en commenceraient une autre.
Parfois, ce qui était plus censé, le sergent Belanger les faisait réparer les bâtiments de la prison, quand c’était nécessaire.
La vie de Jacques ne serait plus qu’une route ne menant nulle-part. Il frissonna en acceptant cette nouvelle version.

Ses compagnons de cellule portaient la barbe mais n’étaient pas maigres. La nourriture, lui dirent-ils, était infecte mais abondante. Elle comprenait les déchets venant des tables de l’administration.

S’évader ?
Bien sûr que Jacques, nouveau venu, se mit à mi-voix à leur en parler.
Ils
éclatèrent de rire si fort que le sergent Belanger, accompagné de deux gardes, fit irruption dans leur cabane pour demander ce qui se passait. Ils le lui dirent, tandis que Jacques tremblait et les haïssait de le faire.
– Non, gloussa Belanger. Non, jeune cochon, tu ne seras
pas fouetté pour avoir songé à t’évader. Si nous devions fouetter les hommes pour les pensées qu’ils ont, nous n’aurions plus le temps pour autre chose ! Je ne te ferai même pas travailler plus fort car, quand demain viendra, tu conviendras que je ne pourrais jamais faire travailler aucun homme que je ne vous fait travailler. Mais…
Il s’arrêta de rire et sa voix se fit douce et froide comme de la glace pilée.
– Si tu essaies vraiment de t’échapper, jeune cochon, tu comprendras vite que c’est impossible.
Jacques l’avait déjà entendu dire avant mais,
maintenant, l’amusement des autres lui faisait comprendre que c’était bien vrai. L’île était à plus de cent vingt kilomètres du continent sud-américain. Jacques pouvait-il nager sur une telle distance ? S’il le pouvait, il était vraiment un homme. Mais était-il homme à pouvoir vaincre les milliers de requins qui patrouillaient dans ces eaux ? S’il le pouvait, il était un surhomme ! Mais était-il un surhomme au point de pouvoir couvrir cette distance avant que son évasion fût découverte et, donc, d’échapper aux douzaines (oui mon vieux, des douzaines !) de bateaux qui seraient en train de guetter un nageur ? Non pour le recueillir mais pour lui loger une cartouche dans le corps en guise de châtiment ?
Non, mon vieux : aucun homme ne s’était jamais évadé de l’île de l’Enfer.
– Mais, ajouta Belanger en glou
ssant encore, tu ne seras pas fouetté pour y avoir rêvé.
Au lieu de cela, il le fit agenouiller en lui donnant un coup de genou dans le derrière, cracha sur cet homme prostré et lui tira l’oreille, avant de partir
, suivi de ses gardes hilares.

Pendant cinq jours, et seize heures par jour, Jacques travailla à la route qui ne menait nulle part avec les autres quatre-vingt-quinze hommes des autres cabanes de prisonniers.
Ils firent avancer la route de vingt mètres à travers la jungle torride. Un homme mourut d’un arrêt du cœur. Un autre s’effondra, mais on le fouetta pour qu’il se remette au boulot. Un troisième fut mordu par un serpent coloré et laissé pour mort
, mais il surprit tout le monde en ne décédant pas. Quelques heures plus tard, il reprenait sa pelle en main, puis seulement, après de nouveaux efforts, il creva.
Belanger rugit en apprenant ces deux morts en un seul jour… Quelle journée !

La cinquième nuit, dans sa cabane, Jacques se mit à penser aux femmes. Il est merveilleux de voir que les hommes, aussi fatigués qu’ils soient, ne le sont jamais assez pour chasser de leur esprit la pensée ou le goût des femmes.
Jacques se demandait comment ce serait de en plus jamais revoir une femme. Il exprima ses pensées tout haut, d’une voix rendue misérable par l’énergie de la jeunesse, et ses compagnons de cellule se regardèrent.
Ils s’étaient pris de sympathie pour lui. Il travaillait sans rechigner et il ne les tracassait pas avec ses plaintes, sachant qu’ils avaient leurs propres misères. Et son crime était acceptable… Il avait tué pour une fille et non pour de l’argent ou quelque motif stupide.
Ils se dévisagèrent et échangèrent quelques hochements de tête.

Pierre, qui avait été autrefois un acteur célèbre, était leur porte-parole. Ce fut lui qui parla au jeune homme de la fille de la caverne.

Jacques le regard d’un air étonné.
– Oui, une nymphomane ! opina Pierre.
Il tortilla sa barbiche grise en souriant quand il vit l’expression du visage de Jacques.
– Elle est jolie. Très jolie. Pas une vieille mégère, comme tu pourrais
le supposer. Tu verras. car tu la verras de tes propres yeux !
– Mais pourquoi viendrait-elle ici ? haleta Jacques.
Son regard ahuri passa d’un visage à l’autre.
– Une fille pareille… Mon Dieu, mais regardez-vous ! Vous vous valez tous au point de vue de la beauté masculine. Et moi, avec ma barbe, mes cicatrices, mon odeur, je ne vaudrais bientôt pas mieux ! Une fille pareille, une jolie nymphomane… Elle devrait trouver tout ce qu’il lui faut sur le continent, dans sa ville. Trouver des candidats vingt-quatre heures par jour sans bouger de chez elle. Pourquoi viendrait-elle dans cette île ignorée de Dieu
, au prix de près de cent cinquante kilomètres en bateau ?
Quelques hommes gloussèrent.
Nous nous sommes posés toutes ces questions, expliqua l’un d’eux, et elle y a assez bien répondu. Nous remercions notre bonne étoile qu’elle ait de si bons sentiments.
– Je ferai de même, dit Jacques d’un ton songeur. Si c’est vrai…
– C’est difficile à croire, mais vrai, reprit Pierre en souriant. Demande à François, ici… Il n’est ici que depuis sept ans. Au début, il ne pouvait pas le croire non plus… mais maintenant, hein, François ?
François acquiesça. L’unique lampe de la cabane projetait des ombres en coin. Les yeux de François, en dessous de deux sourcils blancs et vieillissants, brillaient avidement dans la demi-obscurité.
– Et maintenant, mon jeune ami, dit Pierre, je vais répondre à tes questions, une par une, hein ? Premièrement, elle est immensément riche. Gâtée comme on ne peut imaginer de l’être. Et tu sais, hein, que les riches ont toujours un complexe de culpabilité ? Surtout les jeunes qui n’ont même pas volé leur argent et savent seulement qu’ils en ont. Et ils savent aussi qu’ils ne l’ont pas mérité, si jamais quelqu’un mérite de l’argent ! Pourquoi vient-elle ici, pour nos étreintes, nos barbes, nos mauvaises odeurs ?
Il sourit.
– Venir ici est une aventure, voilà la réponse. Dans son propre monde, elle a épuisé toutes les occasions d’aventure. Aussi a-t-elle pensé à nous. Venir ici est une aventure, car elle risque sa peau… Son bateau pourrait chavirer, n’est-ce pas. Et malgré tout son argent, elle ne peut pas acheter les requins, hein ? Et c’est aussi une aventure sexuelle car, avec nos barbes, nos mauvaises odeurs, nos punaises, nous représentons peut-être pour elle une image excitante de la virilité ! N’importe quelle jeune fille peut s’offrir après une party un petit jeune homme propret, bien habillé et rasé de près, non ? Mais nous, avec nos corps mal dégrossis, nos appétits insatiables, nous qui sommes difficiles à atteindre, nous qu’elle étreint dans une caverne, à la lumière d’une chandelle, avec le bruit du ressac dans les oreilles… Nous sommes les seuls à la satisfaire !… Nous plaire, tel est le défi qu’elle se lance pour arriver
au plaisir !

Jacques regardait le mur en faisant travailler son imagination. Il murmura :
– Fantastique. Elle s’amène ici, sur son yacht… Vous savez quelle nuit elle va apparaître… et vous la trouvez dans la caverne, infiniment passionnée et patiente. Pour l’amour de Dieu, où est cette caverne ?
Il souri
ait, pour la première fois depuis qu’il était sur l’île.
Pierre le lui dit.
– Mais… et Belanger ? Comment arrivez-vous à la caverne ? Les gardiens…
– Ils regardent dans une autre direction intervint l’un des hommes. Belanger a la gentillesse de nous laisser nous promener la nuit, chaque fois que nous le désirons. Après tout, il est impossible de s’évader. Le cochon sait peut-être ce que nous manigançons… Hmm, probablement pas, car, autrement, il réclamerait sa part du morceau.
– De toute façon, dit un autre, il nous autorise à nous promener, depuis la fois où Pierre l’a découverte, il y a de ça onze ans.
– Onze ans…
Vous avez dû la rendre heureuse, mes amis. Et je ferai de même !
Il fit une pause car une autre pensée venait de traverser son esprit :
– Mais… est-ce qu’elle… Je veux dire… Tous les hommes de l’île ?… Seigneur !
Pierre reprit la parole :
– Elle est la favorite de notre petit groupe. Nous six, et maintenant toi. Tu as eu de la chance, hein, d’être affecté ici ? Aucun des autres prisonniers n’est au courant de ses visites… Elles sont restées un secret, et elle devront le rester ! Tu en saisis l’importance, n’est-ce pas ?
Jacques eut un rire entendu.
– Elle doit justement venir ce soir. Nous avons décidé que ce serait ton tour, Jacques. Tu es jeune, plein de vitalité et nous sommes entre amis, hein ?
– Je vous remercie, dit Jacques avec ferveur.
– Alors attendons le signal lumineux, ordonna Pierre.

Ils allèrent tous à la fenêtre de la cabane.
Le complexe de l’île de l’Enfer se trouvait au sommet d’une falaise escarpée, du côté de l’île qui faisait face au continent. Soixante mètres plus bas, il y a avait des rochers noirs aux arêtes pointues contre lesquels le ressac venait se briser. De la fenêtre, Jacques et ses camarades pouvaient voir très loin par-delà les eaux sombres du bras de mer qui les séparait de la terre ferme. Dans le ciel brillait une pleine lune voilée par un nuage. Sa lueur pâlotte effleurait à peine le sommet des vagues.
Ils attendaient, l’œil aux aguets.
– Lorsqu’elle vient, expliqua Pierre à Jacques dont les yeux brillaient de convoitise, elle actionne trois fois le projecteur de son bateau. Tu dois le tenir bien à l’œil…

Presque une heure se passa.
La lumière de la lune continuait de se refléter faiblement sur les vagues.
– Là-bas ! s’écria soudain Pierre.
Les nerfs tendus, il avait empoigné Jacques par le bras.
– Tu vois ?… Là… Deux… et trois ! Bien, bien !
Il secoua le bras de Jacques.
– Elle est là ! Tu vas passer une nuit agréable, oh, combien agréable !
Il regarda autour de lui. Il rayonnait.
– Une nuit agréable pour notre nouvel ami, hein ?
Les autres opinèrent, en gloussant et en échangeant des remarques grivoises. Puis ils suivirent des yeux Jacques lorsqu’il partit pour se rendre à la caverne.

Les gardiens ne l’arrêtèrent pas, bien qu’ils eussent dû le voir.

 

(À suivre)

 

 


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