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LA MARIE-BARJO – Épisode 01

Publié par le 2 avril 2022

 

Scénario de film d’aventures par Thierry Poncet adapté du roman du même : Le Secret Des Monts Rouges, paru aux éditions Taurnada.

 

EXT Nuit, docks

Pluie diluvienne.

Gros plan sur deux pieds chaussés de rangers qui marchent dans de la boue parsemée de flaques que fouette par la pluie. Le pas est décidé, menaçant, implacable.

Sous la même pluie, GP sur deux pieds chaussés de chaussures de ville qui furent luxueuses mais sont à bout de course. Le pas est irrégulier. L’homme qui les porte louvoie, glisse sur la boue, plonge jusqu’à la cheville dans des flaques.

On entend les gémissements d’angoisse entrecoupés de jurons en espagnol du marcheur.

L’Espagnol :
Por dios… Por dios…

Retour sur les rangers. La caméra remonte. On distingue très fugacement une silhouette de colosse qui disparaît dans l’ombre et la pluie entre deux rangées de marchandises, caisses et barils, empilés en désordre.

 

EXT Nuit, docks, quai

Retour sur les chaussures de ville qui marchent maintenant sur les planches d’un quai.
La caméra remonte, nous faisant découvrir l’Espagnol : un petit type maigre d’une soixantaine d’années en costard qui fut voyant mais n’est plus que loque.
Ses cheveux gris dégoulinent. Son visage est agité de tics. Il retient dans sa main serrée les revers de sa veste.

Il longe un gros bateau de bois amarré au quai. À bord, sous un toit de bâches, éclairés par quelques faibles ampoules électriques, une dizaine de Cambodgiens dînent de bols de riz, accroupis autour de braseros. On devine dans l’ombre des caisses, des paniers emplis, des corps assoupis dans des hamacs et sur des nattes.

Au passage de l’Espagnol monte du groupe des Cambodgiens une remarque caquetante suivie de rires moqueurs.

 

EXT Nuit, quai

On suit l’Espagnol qui remonte toujours le quai, bordé maintenant d’un vaste fouillis de sampans obscurs battus par la pluie. De l’autre côté, un amas ininterrompu de marchandises diverses :

Au bout du quai, sous la chiche lumière d’un réverbère tordu apparaît une vieille péniche de métal d’une trentaine de mètres.

Gros plan sur la proue. On peut lire en lettres blanches le nom du bateau : « La Marie Barjo ».

 

Banc- titre

Tandis que la caméra erre sur les marchandises sous la pluie, énormes ballots, caisses de métal et de bois, fûts, motocyclettes en rangs, pneus et pièces mécaniques, etc… s’élève Rain Dogs, chanson de Tom Waits. Sur l’écran, on peut lire :


Phnom Penh, mai 1993

Le Cambodge sort d’une terrible guerre civile qui a duré vingt ans et causé la mort de près d’un tiers de la population.

Profitant de la désorganisation de l’État, les compagnies forestières internationales se sont ruées sur l’exploitation des bois précieux dans les forêts restées vierges au nord du pays.

Et ravitailler leurs camps de coupe est devenu un excellent business…

 

INT Nuit, carré de la Marie Barjo

Plan sur le gros lecteur CD dont s’élève Rain Dogs.

La caméra tourne, découvrant une sorte de studio / cuisine / bureau aux murs de métal percés de hublots ronds qu’on distingue à peine dans l’obscurité.
Éclairée par le cercle jaune d’une lampe-tempête, la table est encombrée de papiers qu’on devine être des listes de marchandises. Y trône une bouteille de scotch.

Deux hommes y sont assis : Haig et Kim.

Haig est le capitaine. 35 ans. Costaud. Bonne gueule. À la fois sûr de lui et relax. On dirait un héros de western, impression que renforce une casquette de la cavalerie américaine dont la visière repose sur une épaisse mèche rebelle. Il mâchonne du coin de la bouche un cigarillo. À portée de sa main, sur la table, repose un colt à barillet dans un holster.

Kim est un franco-khmer qui a l’air d’un étudiant. Plus jeune que Haig (20 / 25 ans), et l’allure beaucoup moins aguerrie. Visage intelligent. Une paire de lunettes un rien fantaisiste. Il est d’ordinaire l’élément le plus élégant de l’équipage de la Marie-Barjo, affectionnant les polos et les pantalons de toile. Pour l’heure, il est recouvert d’un poncho de plastique rose dégoulinant de pluie.

Les deux hommes ont l’air harassé.

Haig :
Y en a marre. On n’en finira jamais de ce putain de chargement. Et les tronçonneuses ?

Kim :
Lee en apporte trente demain. Des vieux engins chinois. Darath, le gars de l’armée, seize tronçonneuses. Des Hyundai coréennes. Des supers supers supers trucs. Cinquante-quatre centimètres cubes, trente-mille tours minute. Lee veut nous faire son lot de chinoises à 4500 dollars.

Haig :
Okay.

Kim :
Okay ? C’est vraiment des merdes. Moi, je dis que Lee prend des mauvaises habitudes. Si on se laisse entuber à chaque fois…

Haig :
On s’en fout. Je ne vais pas gratter des centimes. Ce que je veux c’est finir de charger le bordel et hisse et haut, on se barre. J’en ai marre de Phnom Penh.

Kim (mécontent)
Okay, okay…

Haig :
Attends ! Ça fait cent cinquante pièce. Là-haut, on les refourgue trois ou quatre fois ça. On va pas s’emmerder à marchander des jours et des jours sur des tronçonneuses. Bordel, c’est ce qu’on vend le mieux, avec la bibine.

Kim :
Ouais, pour tuer des arbres.

Haig :
Ça va, hein. Le couplet écolo, un autre jour…

 

EXT Nuit, pont de la Marie Barjo

L’Espagnol se précipite sur la passerelle de la Marie Barjo, une fine planche de laquelle il manque de tomber. Il atterrit sur le pont, lequel est encombré de cartons de bières et d’alcool. Surgit devant lui Bozo, vêtu d’un poncho de plastique sombre, les deux bras écartés.

Bozo :
Oh ! Oh ! Oh !

Bozo : rebelle punk de trente ans, maigre, blanc tendance verdâtre, coiffé d’une crête à l’iroquoise. Il est torse nu sous un perfecto. Ce qu’on voit de sa peau est couvert de tatouages et de piercings. Les premières phalanges de ses doigts portent les traditionnels « love » et « hate ».

L’Espagnol (fort accent) :
Yé vo voir el capitan Haig.

Bozo :
Le capitaine Haig. Okay, on y va. Mais cool, hein, tranquille. Le capitaine, il est de mauvais poil, alors coooool. Tranquille. Viens avec moi.

 

EXT Nuit, docks

La silhouette du colosse en rangers dans l’ombre d’une ruelle de gourbis. Un plan sur ses yeux montre les nombreuses et profondes rides qui les entourent. Au bout de la ruelle, on distingue ce qu’il guette : la péniche de tôle balayée par la mousson.

 

INT Nuit, salon

Haig (plongé dans une liste) :
Et ça, bordel : des vodkas viets. Quarante caisses. Remarque, elle est pas chère…

Kim (rigolant) :
Heureusement : c’est dégueulasse.

Haig :
Oui, ben, qu’importe le machin pourvu qu’on se bourre la gueule. Qu’est ce que…

Des bruits de pas au plafond l’interrompent. Bozo et l’Espagnol dévalent l’échelle. Au pied de celle-ci, l’Espagnol bouscule Bozo et se précipite sur Haig.

Bozo :
Cool, j’ai dit. Tranquille !

L’Espagnol empoigne les revers de blouson de Haig.

Haig :
Eh !

L’Espagnol :
Vous naviguez à Monts-Rouges. Emmenez-moi, por dios !

Haig :
Lâche-moi, bordel !

Il détache les mains du type de son blouson, le repousse, alors que Bozo tente de le tirer en arrière.

L’Espagnol (criant, comme fou) :
Monts Rouges ! Moi avec vous ! Pas regretter ! Je partager ! Avec moi, vous riches ! Le trésor ! Le Bouddha d’or !…

Haig :
Putain, calme-toi, pépère.

L’Espagnol :
Le trésor… Le Bouddha d’or… Le trésor…

Tandis que, tenu par Bozo, il répète ces mots d’une voix de plus en plus faible, sur un signe de Haig, Kim remplit un verre de scotch. Il le tend au type qui l’accepte avidement et se met à boire en tremblant. Quatre, cinq grandes lampées qui font comprendre que le gars n’en est pas à sa première bouteille. Puis il lance un regard sournois vers le hublot et sourit comme un fou.

L’Espagnol :
El diablo, je l’ai semé. Il l’a dans le culo. Lui aussi il sait. Lo sabia. Il était à la pagode. Estaba aya, avec los otros. Il veut le Bouddha d’or, c’est normal. Il veut le trésor mais il aura dans le culo. Parce que c’est toi le capitaine Haig et moi qui arrivent les premiers. Ce diable-là, c’est la mort. La muerte. Pas d’or pour les diablos, no, no, no…

Il termine le verre, attrape aussitôt la bouteille et se ressert, ignorant les gestes de désapprobation de Bozo et Kim.

Kim :
Il est pas gêné, lui !

L’Espagnol, soudain très à l’aise, presque mondain, lève son verre et pointe l’index sur Haig.

L’Espagnol :
Tu emmènes moi aux Monts Rouges sur ton bateau et toi et moi c’est devient millionnaires !

Il se fige, les deux bras écartés, ridicule, dégouttant de flotte, loqueteux et réjoui.

Haig :
T’es dingue ou quoi ? Allez, va faire ton numéro ailleurs, j’ai des trucs sérieux à m’occuper.

L’Espagnol (quittant la pose) :
Tu… Tu emmener moi, hein ?

Haig :
La Marie Barjo n’a jamais pris de passagers et ce n’est vraiment pas le jour à faire du bateau stop, je ne suis pas d’humeur. Tire-toi de là.

L’Espagnol :
Millionnaires !

Haig :
Casse-toi.

Le petit type se crispe de tout son être. On dirait le professeur Tournesol en colère. Poussant des sifflements de chat, il bondit sur Haig et lui martèle la poitrine de ses poings.

L’Espagnol :
Emmener moi ! Pas me laisser dehors ! Dehors il y a lui ! Lui c’est la mort !

Excédé, Haig lui envoie une violente mandale qui l’immobilise, les yeux vagues. Kim et Bozo l’attrapent chacun par un côté.

Haig :
Foutez-le dehors, les gars. Il est cinglé.

 

EXT Nuit, quai

L’Espagnol s’affale à plat ventre sur le quai, comme un ivrogne chassé d’un saloon. Son front heurte durement les planches. Il gémit de douleur.

 

EXT Nuit, pont de la Marie-Barjo

Kim et Bozo s’esclaffent.

Bozo :
Encore un fou. Il n’y a que ça, dans ce pays. Spécialité cambodgienne : la dinguerie.

Réalisant que Kim, d’origine cambodgienne, le regarde par en dessous, il lui passe le bras par-dessus l’épaule.

Bozo :
T’en fais pas. Des cinglés, y en a partout. Regarde : moi, je viens de France et je suis complètement givré !

Ils rigolent.

 

EXT Nuit, quai

La forme de l’Espagnol en chien de fusil sur le quai semble un tas de linge.

Plan immobile de plusieurs secondes avant qu’un bras ne bouge, puis l’autre, qu’enfin la tête se soulève.

L’Espagnol :
Por dios… Por dios…

Il se remet péniblement debout. Une fois sur ses pattes, il se livre à une danse de haine, brandissant le poing.

L’Espagnol :
Malditos !… Hijos de puta !…

Il s’immobilise, semblant avoir entendu un bruit. Ses yeux fous scrutent l’obscurité. Figé et tendu pendant quelques secondes, il se met à courir.

 

EXT Nuit, ruelles du port

L’Espagnol court, hors d’haleine, entre deux piles de bois.

La scène tourne au cauchemar. L’Espagnol galope maladroitement à travers un labyrinthe de ruelles, de marchandises et de cabanes sombres.

Toutes les formes sont menaçantes. On aperçoit des enseignes représentant des dragons et des dieux en colère. Des Cambodgiens tapis se recroquevillent dans l’ombre à son passage. Des tentures se ferment, des volets de bois se rabattent en claquant.

La pluie ronfle comme une bête sur cet enfer en désordre.

L’Espagnol :
Por dios… Por dios…

Soudain, la silhouette du colosse aux rangers se dresse devant sa course.

L’Espagnol pousse un hurlement, se jette à genoux, les mains jointes.

L’Espagnol :
Pitié, por favor…

Le colosse continue d’avancer.

 

(À suivre)

 

 

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