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LA MARIE-BARJO – Épisode 04

Publié par le 23 avril 2022

 

D’après Le Secret Des Monts Rouges, roman paru aux éditions Taurnada.

 

EXT Jour, rues de Sato-Do

Plan sur un tas d’ordures que se disputent des chiens. Puis la caméra s’éloigne pour se promener parmi un agglomérat de bicoques de bois et de tôles le long de ruelles boueuses. La plupart des baraques abritent des commerces en rez-de-chaussée. Une place centrale où s’élève un marché couvert, en dur, datant de l’époque coloniale. Le port, une simple crique de boue devant laquelle sont amarrés en désordre des gros bateaux de transport en bois, des sampans, la Marie-Barjo et des barques de pêcheurs. Sur la rive, de longs préaux de bambous et de palmes abritent une foule de passagers et leur désordre de sacs, de ballots et même de valises.

 

Banc titre :

Au confluent du Mékong et de la Lon Stung, Sato-Do était un bourg qui alimentait la région alentour et une étape obligatoire pour tous ceux qui montaient vers le nord du pays.

Les colons français y avaient bâti une citerne sur pilotis destinée à ravitailler en eau leurs canonnières et autres canots à vapeur.

Un château d’eau. Le nom lui était resté, prononcé à l’asiatique :
Sato-Do.

 

INT Jour, salle du moteur de la Marie-Barjo

Une caverne de métal qui renferme l’énorme masse du moteur. Bozo, les bras couverts de cambouis, s’y acharne à une tâche mécanique dans la lumière d’une baladeuse. Accroupi à côté de lui, son chien sur les genoux, Bang l’assiste, lui passant des outils. Bozo s’interrompt quand Haig se pointe à l’écoutille.

Haig :
On va voir le toubib, Bozo.

Bozo :
Démarreur de mon cul ! J’te jure, j’en peux plus.

Haig :
Ça fait dix fois que je te propose de changer tout le circuit. On en trouve des neufs à Saïgon.

Bozo :
Nan ! J’y arriverai.

Bang (rigolant) :
Oh, oh, lui Bozo moyen bricoler le démarreur toujours !

Bozo :
Rigole ! M’en fous, c’est toi qui t’emmerderas avec la manivelle.

Bang :
Oh; oh, Bang c’est moyen manivelle, pas de problème…

 

Ext Jour, rues de Sato-Do

Soleil. Cette lumière à la fois humide et implacable des éclaircies en saison des pluies. La chaleur écrasante est indiquée par l’assoupissement qui règne sur le bourg : rue boueuse déserte, semée de flaques scintillantes ; vide des petits étalages de fruits et de poissons ; gosses qui sommeillent à même le sol ; silhouettes de corps effondrés au fond de hamacs dans l’ombre des cagnas.

Haig et Kim marchent, grimaçant dans la lumière, ruisselant de transpiration. Chacun trimballe un énorme sac boudin publicitaire neuf en nylon de couleur vive.

 

EXT Jour, hôpital

Une enceinte renferme trois bâtiments en ciment verdi par l’humidité que l’orient miséreux et bricoleur a agrémenté d’auvents de bâches rapiécées et de chaume. À l’ombre de ceux-ci, à même le sol, des malades en nombre allongés sur des grabats de fortune et des nattes de paille de riz.

Haig et Kim longent les bâtiments et parviennent à un bungalow entouré de bougainvillées. Près du seuil vrombit un générateur neuf.
Sort du bungalow, vêtu d’un krama noué autour des reins et d’une blouse blanche aux pans ballants, un type d’environ 40, solide, brun de peau et de cheveux, les yeux très bridés, le sourire ouvert et franc On le reconnaît : c’est le docteur qui veillait sur Kim après son passage à tabac.

Haig :
Eh, docteur Chour ! Comment il va, mon pote toubib ?

Chour (s’élançant, les deux mains tendues) :
On m’avait dit que la Marie-Barjo était arrivée, mais je ne vous attendais pas si tôt. Je pensais que vous auriez l’élégance de me laisser un peu tranquille !

Ayant serré la main de Haig, il enlace Kim avec émotion.

Kim :
Salut, Chour.

Chour :
Tu ne t’es pas fait casser la figure, cette fois ? Alors qu’est-ce que tu viens faire chez moi, hein ?

Kim :
Pas à chaque fois, faut pas exagérer. Même pour te faire plaisir !

Chour :
Tant mieux ! C’est fragile, les petites gueules de Khmers élevés en Europe… Et toi, Haig, vaillant navigateur, ça va ?

Haig (soulevant la courroie qui lui scie l’épaule) :
Ça va, à part que ce sac pèse un âne mort !

Chour :
Venez…

 

INT Jour, bungalow

L’intérieur du pavillon est coquet, repeint de neuf en couleurs vives, avec des meubles en rotin clair, des rideaux de perles de fantaisie et, aux murs, des toiles représentant les temples d’Angkor et des danseuses apsaras. Trois ventilateurs tournants balaient l’air.

À l’entrée des trois hommes, une femme solide, hommasse, en blouse blanche, allongée dans un hamac tendu entre deux pas-de-porte, leur jette un regard inquiet, bondit sur ses pieds nus et s’enfuit d’un pas vif vers l’arrière de la maison. Chour adresse à ses deux compagnons un regard d’excuse.

Haig laisse tomber avec soulagement son sac, imité par Kim.

Haig :
Toujours aussi barjo, ta femme ?

Chour :
Ça va mieux. Elle a ses bons jours. Mais après tout ce qu’elle a vécu…

Kim :
On sait, Chour. Les Khmers Rouges…

Tout en parlant, Chour pose sur la table basse du coin salon une bouteille de whisky neuve et, tiré d’un frigo, un bloc de glace dans un saladier. Armé d’un couteau, il entreprend de le casser en morceaux.

Chour :
Mais elle reste la meilleure infirmière que j’ai jamais vue. Sans elle, e ne sais pas si je m’en tirerais…

 

INT Jour, bungalow, coin salon

Les trois hommes sont installés avec en main des verres emplis à ras bord de whisky noyé de gros glaçons irréguliers.

Haig :
À la tienne, toubib. Décidément, tu te la coules douce, ici…

Chour :
À part que j’ai soixante-dix malades. Les Français avaient construit le dispensaire pour trente patients. Et je n’ai même pas de bloc opératoire. Hier, on a reçu un paysan qui a sauté sur une mine en allant chercher les œufs de ses poules. J’ai dû l’amputer dans sa chambre…

Kim :
Toujours pas envie de retourner à Phnom Penh ?

Chour :
Impossible. Je me suis trop compromis avec le régime vietnamien. J’y étais forcé, mais maintenant, on me considère comme un collabo. Après les élections, si le Parti du Peuple gagne, peut-être. Si c’est les royalistes, inutile d’y penser. Je terminerai ma glorieuse carrière à Sato-Do !

Haig :
Tu n’a peut-être pas tort. Au moins, ici, il y a peu de chances qu’ils viennent te chercher.

Chour :
Ce n’est pas une question de sécurité. Depuis la guerre civile, j’ai souvent risqué ma peau. Je n’ai pas peur d’être tué. Mais je suis tellement plus utile ici, avec les pêcheurs et les paysans. Ils ne connaissent plus rien, ni l’hygiène, ni les vaccins, rien. À propos… (Il amène à lui les deux sacs, les ouvre, découvre leur contenu). Eh, mais on dirait que le Père-Noël est arrivé…

Il sort des sacs des boites de médicaments qu’il empile devant lui, en poussant des petits rires satisfaits.

Chour :
De l’ampicilline, parfait… De l’augmentin, super… Oh, de la roséphine ! Ça, c’est bien vu. J’en manque et j’ai de plus en plus de tuberculeux, hélas…

Kim :
Je t’ai trouvé tes foutus garrots.

Chour fouine au fond des sacs et en sort des poignées de garrots, bandes de caoutchouc roulés et talqués, emballés dans des sachets de cellophane.

Chour :
Magnifique !

Kim :
Tu peux le dire ! Ça n’a l’air de rien, mais c’est précieux comme de l’or, ces trucs. Tout le monde en manque. Tu n’imagines pas à quel point j’ai dû batailler avec le mec de Médecins Sans Frontières pour les avoir !

Chour :
Tu es le meilleur, Kim !

 

INT Jour, salon

Chour achève d’empiler les boîtes de médicaments sur la table basse. Il tend à Haig les deux sacs vides, l’un aux couleurs d’une bière, l’autre à celles d’une marque de cigarettes.

Haig :
Non. Garde-les.

Chour (surpris) :
Mais ils sont tout neufs !

Haig hausse les épaules. Kim rigole. Chour insiste.

Chour :
C’est trop. Ils sont beaux, ces sacs !

Haig :
C’est ce qu’il te semble. Ce sont juste des merdes publicitaires.

Kim :
Ils ont tous débarqués en même temps : les bières, les sodas, les clopes, la bouffe en conserves… À Phnom Penh, tout le monde croule sous les cadeaux : des briquets, des stylos, des tee-shirts,…

Chour :
C’est pas vrai !

Haig :
Je t’assure. Il y a même des parapluies Heineken.

Kim :
Ils en distribuent à tout le monde.

Chour :
Je ne peux pas le croire, fit. Même les mendiants ? Même ceux qui n’ont rien à manger ?

Haig :
Tout le monde. Maintenant, ceux qui meurent de faim crèvent avec une casquette Marlboro sur la tête !

GP sur Chour qui réfléchit un moment. Puis il hoche gravement la tête.

Chour :
Je ne sais pas si c’est plus digne, mais en tous cas, c’est une façon beaucoup plus moderne de mourir.

 

(À suivre)

 

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