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Episode 01: Clairière de mort

Publié par le 10 septembre 2013
 
 
Haig : Le Secret des Monts Rouges
Episode 1 :
Clairière de mort
 
 
La Mort laisse un sale parfum dans son sillage.
Ça pue. Et c’est une odeur tenace.
 
Certains lieux où cette garce a déchaîné toute sa férocité gardent à jamais la trace de son venin. Et moi, Haig, l’aventurier, je le sais dès que je les découvre, ces endroits maudits.
Je sais que dans telle grotte, telle vallée perdue, telle cave ou telle baraque, des êtres humains ont été confrontés à l’indicible.
La violence. La cruauté. La folie.
Cette senteur pourrie, c’est celle de l’âme des suppliciés.
Celle que seuls exhalent en quittant ce monde ceux qui ont souhaité mourir. Ceux qui ont fini par brader leurs plaisirs, leurs souvenirs, leurs amours et leurs espoirs pour en finir. Ceux qui ont voulu échapper à l’horreur de leur présent pour lui préférer le grand froid de la nuit éternelle.
Je le sais.
 
Peu d’endroits fleuraient autant la terreur que la petite clairière où me mena le capitaine Rodolphe de Rancourt, au milieu de son domaine forestier, au nord-est du Cambodge.
 
On avait cheminé une bonne heure sur une piste boueuse, chassant devant nous des hordes de singes gris, à bord du gros side-car Oural de fabrication soviétique que je venais de livrer à de Rancourt.
Puis il avait fallu marcher une vingtaine de minutes sur un sentier cheminant entre les grands arbres. Là, à hauteur d’un bout de chiffon que de Rancourt avait noué en repère, on s’était enfoncés dans un labyrinthe de buissons aux épines longues comme des poignards, décorés de grappes de fleurs jaunes.
Enfin, on avait débouché dans un cercle presque parfait, comme tracé dans ce cœur de jungle par un jardinier cinglé.
Au centre s’élevaient un jeune arbre au tronc lisse et une petite baraque de branches et de palmes. La lumière, quasi absente de la forêt que nous venions de quitter s’y déversait en avalanche d’or, comme dans une illustration de conte pour enfants
– C’était bien des petits collecteurs, j’ai dit.
– Ouais. Je ne savais même pas qu’ils étaient là… fit de Rancourt.
 
Les petits collecteurs étaient les clochards de cette forêt. Ils erraient en petits groupes dans la jungle, glanant des branches de bois précieux, du teck, du santal, de l’ébène et d’autres, qu’ils allaient régulièrement vendre aux commerçants chinois des bourgs.
J’en croisais souvent, sur les marchés des petits bleds, sournois et chapardeurs, habillés de crasse, la machette sur l’épaule. Ou bien aux abords des camps de bûcherons, à l’affût de bouts de bois à récupérer. Ou bien encore sur le bord de la rivière, occupés à regarder le cours de l’eau, le passage des trains de bois et le vol des pélicans, comme n’importe quelles familles en pique-nique dominical.
 
On s’approcha.
Peu à peu, les traces du carnage m’apparaissaient.
Des hardes déchirées trainaient sur le sol d’herbe tendre.
Les restes d’un porcelet presque entièrement dévoré gisaient dans un cercle de cendres, entouré de boites de bières et de conserves vides.
Devant la petite cabane de conte de fées se dressait, fiché en terre, un pieu taillé en pointe recouvert de traînées noires.
– Tu vois ce bordel, Haig ?
– Je vois…
 
Une poignée de jours plus tôt, j’avais eu le triste privilège de contempler les corps, dans une pagode à quelques kilomètres en aval, où Rodolphe, en bon ex-officier français respectueux des morts, les avait fait transporter.
Deux hommes. Une femme avec sa gamine. Une jeune fille.
Tous portaient des blessures de flèches, tirées sur des points non vitaux, histoire de faire durer le supplice.
L’homme le plus âgé avait été égorgé.
Le jeune avait subi une ablation sauvage du foie.
La femme et la fille avaient été violées et charcutées.
Les employés forestiers qui avaient découvert la tuerie avaient trouvé le cadavre de la petite fille empalé sur le pieu de bois. Elle avait été décapitée. Ils n’avaient pas retrouvé la tête.
Soit le meurtrier l’avait jeté quelque part dans les buissons alentour. Soit il l’avait emportée avec lui.
Je ne voulais pas penser à ce qu’un individu de cette sorte pouvait trouver d’amusant à faire avec une tête coupée de petite fille.
 
 De Rancourt, visage de plus en dur, la bouche tordue dans un rictus dégoûté, continuait de montrer du bout de son fusil les traces et indices qu’il avait découverts.
Des boites de haricots Heinz et de clams écrasées à coups de pieds dans les cendres du feu, toutes portant une étiquette de prix en dollars. Le cadavre d’une bouteille de bourbon, elle aussi libellée en dollars.
– Ça ne peut venir que d’un supermarché de Phnom Penh.
J’acquiesçai. Il avait raison. Dans la capitale, et seulement depuis que les troupes de l’ONU avaient débarqué, on trouvait des marchandises vendues en dollars.
Pas ailleurs.
Dans les petites villes de l’intérieur du pays et a fortiori dans les villages, on commerçait toujours en riels, la monnaie locale, quand on ne se livrait pas au troc.
– L’enculé a fait ses petites commissions avant de venir, grinça Rodolphe. Dis-moi, Haig, tu ne trouves pas qu’ils ont des drôles de manières, les touristes, ces temps-ci ?
Puis il me montra au pied de l’arbre une longueur de corde neuve, celle qu’il avait dû trancher pour libérer le corps du jeune homme éviscéré.
– Regarde où ce fils de pute avait attaché le gars…
A nouveau, j’acquiesçai.
Pas difficile à deviner.
La question était : est-ce que le tueur avait empalé la petite avant d’attacher le type, sans doute le père de la gamine, ou bien est-ce qu’il avait embroché sa fille sous ses yeux après lui avoir arraché le foie ?
 
Je sortis de ma poche une flasque de whisky et des cigares, proposai les deux à mon compagnon puis me servis.
Un coup d’alcool et quelques bouffées de cigarillos, ça peut servir de calmants, dans certaines situations.
On fuma un moment, puis Rodolphe se carra le cigare au bord de la bouche.
– T’as pas encore tout vu, suis-moi…
 
Nous empruntâmes une trouée découpée à la machette dans les buissons hérissés d’épines. Au bout d’une cinquantaine de mètres, nous arrivâmes au pied d’un énorme arbre enserré dans un réseau de lianes épaisses comme des troncs de chênes.
D’autres boites de conserve vides et des emballages de plastique traînaient par terre.
Le long des lianes, des encoches avaient été taillées à intervalles réguliers, formant une sorte d’échelle que De Rancourt me désigna, tout en ajustant son fusil dans son dos.
– A toi l’honneur.
 
Dix mètres plus haut, on accéda à une fourche depuis laquelle, par une trouée dans le feuillage, on jouissait d’une vue imprenable sur la petite baraque inondée de lumière.
– Tu comprends ? fit Rodolphe dans mon dos.
– Ouais.
L’homme avait observé ses victimes avant de les massacrer.
– Combien de jours, tu crois ?
La réponse jaillit immédiatement : de Rancourt avait déjà gambergé au problème.
– D’après les boites et les emballages, je dirais trois jours, peut-être même quatre…
Quatre jours !
Quatre jours passés à épier qui ? Un commando ennemi ? Des soldats sur leurs gardes ?
Non, une famille de nomades de la forêt, flemmards et inoffensifs.
Ce sadique les avait épiés de tout son soûl. Il avait pris le temps de les observer tandis que, sans doute, il choisissait son heure, les armes qu’il emploierait, les tortures qu’il infligerait…
Il avait joui à l’avance de son programme.
– Je te le jure, Haig, si je mets la main sur ce salopard, je ne lui laisserais pas une seule chance !
 
Moi, je pensais à l’inconnu tué sur le port de Phnom Penh.
Aux paroles du vieux moine, la veille, à la pagode où étaient entreposés les corps :
– Il est venu un étranger très grand, très fort et très méchant…
A la réaction étrange de ma passagère quand nous avions découvert les blessures par flèches. A cet instant où j’avais eu la certitude de lire dans ses yeux d’émeraude que cela ne choquait pas seulement sa sensibilité, mais réveillait en elle des souvenirs…
A cette silhouette de colosse du marché de Sato-Do. A l’expression horrifiée du photographe qui les avaient prises.
 
Je sentais…
Non, je savaisqu’une créature de mort s’était mise à rôder dans ces forêts.
 
Mais pour bien comprendre l’étrange aventure qui me mena jusqu’aux Monts Rouges, dans les tréfonds de la jungle Cambodgienne, il nous faut revenir quelques semaines en arrière…
 
(A suivre)

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