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Pigalle Blues – 01 : Cabaret

Publié par le 23 janvier 2015

 

J’ai rencontré le grand et terrible amour de ma vie un premier août à l’aube.

C’était le début du mois des chaleurs, coup d’envoi officiel du grand raz-de-marée estival sur Pigalle. Les aoûtiens du cul et les touristes de la canaille avaient déferlé dans les rues et les bars du quartier bien avant le crépuscule.

Le Gaby-Tabou était comble, la foule ivre et bruyante.

L’air de la salle était brûlant, saturé de fumée, du parfum de la sueur et de vapeurs d’alcool. Des visages grimaçants et hilares aux cheveux collés sur le crâne surgissaient tels des masques de théâtre antique au hasard des lumières tournoyantes.

Moi, j’étais au piano.

C’était mon boulot : pianiste d’ambiance du cabaret le Gaby-Tabou, chargé d’accompagner tout au long de la nuit en douceur et mélodies nos clients dans leur quête du plaisir.

Son regard – oui, déjà, son regard à elle – me fit lever la tête et la découvrir, à quelques mètres de moi, devant la scène.

Elle était adossée à l’un des piliers recouverts de miroirs, une main dans la poche de son jean, un verre dans l’autre.

Nonchalante.

Jolie.

Brune.

Fraîche.

Singulièrement calme, étrangère à la cohue soûle qui nous entourait.

Immobile, la tête penchée sur le côté, un demi-sourire aux lèvres, elle me regardait.

Je fus brûlé dès cet instant.

Captivé par la beauté de son visage, la fixité de ses yeux immenses fixés sur moi, qui me détaillaient en toute impudeur, sans équivoque possible.

Quand mon regard a croisé le sien, je ressentis un tel bonheur, une émotion si poignante, que je ne pus m’en détacher.

Fasciné, j’étais.

Hypnotisé.

Mécaniquement, je continuais à jouer un blues à la gloire de la bière et du bourbon, commande d’un gros Anglais qui reprenait le refrain en chœur avec ses copains braillards.

Sitôt plaquée la dernière note, je me levai et fis signe à Mickey, le barman derrière son comptoir, de mettre en route une cassette pour le temps de ma pause et, sautant dans la foule, je me frayai un passage dans sa direction.

Elle n’avait pas bougé, se contentant de suivre mon approche de ses grands yeux au fond desquels brillait une lumière joyeuse.

Belle.

Immensément belle au fond de ce bouge, fraîche jeune fille en simple T-shirt blanc, avec ses cheveux courts de garçon, ses courbes généreuses, sa pose nonchalante.

Belle et auréolée de mystère.

— Bonsoir, je suis Lucas.

Elle sourit. Mon cœur se mit à battre très fort.

Ses pommettes hautes et le noir soyeux de ses cheveux donnaient à son visage un petit air oriental. L’étrange blancheur de sa peau, en cette saison de filles bronzées, me donnait envie de frôler sa joue du bout de mes doigts.

Elle secoua son verre dans sa main fine, comme dans un instant d’hésitation.

— Salut… Moi, c’est Fred.

J’aimai sa voix, bizarrement rauque, un peu cassée et aussi chaude comme une caresse, vibrant en moi comme une note de contrebasse. Mais surtout, par dessus tout, j’aimai ses yeux.

Ils étaient bleus comme l’océan le soir, d’une teinte plus foncée que la normale, sombre, profonde, avec les lumières de son sourire qui dansaient dessus comme des reflets de lune.

Je me sentis basculer, emporter d’une façon que je ne saurais décrire.

Nous restâmes ainsi, face à face et immobiles, pendant quelques minutes d’éternité.

La foule nous environnait, brutale, nous projetant à chaque seconde l’un contre l’autre. Je sentais son corps tout proche du mien et ses seins à un cheveu de toucher ma poitrine. Dans ses prunelles d’océan, je lisais une expression à la fois gourmande et malicieuse.

Du désir sans retenue.

De la provocation.

C’était le regard d’une chatte enfuie de l’appartement de ses maîtres par une nuit où ses rêveries étaient devenues trop brûlantes.

Je n’entendais plus les conneries et les obscénités que hurlaient les pochards autour de nous. Je ne sentais pas leurs bousculades.

Perdu, isolé, catapulté dans un espace inconnu, j’étais devenu indifférent à ce tourbillon de crasse qui nous emprisonnait.

Que ça dure, pensai-je.

J’aurais voulu rester pour toujours à contempler son visage à cet instant.

Me noyer dans son regard.

Prolonger jusqu’à la mort ces deux ou trois minutes irréelles. Goûter pendant la nuit des temps le bonheur parfait qu’elles faisaient naître en moi.

C’est le visage de Gaby, le proprio, mon patron-patronne, apparu derrière l’épaule de Fred, qui me ramena sur terre. Planté devant une tablée de géants hollandais et de filles, le chignon écroulé et le rimmel coulant en rigoles sur ses joues, il haussait et fronçait ses traits de sourcils vers moi, tordant sa petite bouche en cul de poule, en me désignant d’un doigt autoritaire la scène et le piano qui m’y attendait.

Je hochai la tête. Gaby était un copain, mais aussi le patron du cabaret. S’il estimait que j’outrepassais mon temps de pause, je ne pouvais rien faire d’autre que rejoindre mon poste.

Fred remarqua notre manège, repéra Gaby par-dessus son épaule et se retourna vers moi.

— Tu dois jouer ? demanda-t-elle de sa voix enrouée.

— Ouais, mais j’en ai pas pour longtemps, tu m’attends ?

— Tu es seul ?

— Oui, j’ai soufflé.

Elle hocha la tête pour un bref acquiescement.

— Fais vite…

D’ordinaire, j’étais le genre de pianiste consciencieux qui ne comptait jamais ses heures. Il m’arrivait souvent de jouer jusqu’au petit matin, quand un groupe de clients refusait d’aller se coucher.

Mais ce soir-là…

Je t’expédiai mes jazz et ma série de « vieux succès parisiens » à un rythme sacrilège qui a du faire se retourner la mère Piaf dans sa tombe et je bondis de mon tabouret.

Avant de m’enfuir, je m’arrêtai au comptoir pour saluer mon pote Max et m’excuser de le laisser tomber.

Max était le meilleur ventriloque du monde et le plus grand alcoolique de ma connaissance. Il avait bouclé son dernier numéro un heure auparavant et, accroché des deux coudes au comptoir, plongé dans une grande conversation avec Mickey qui ne l’écoutait pas, il était déjà passablement rond.

Je lui tapai l’épaule au moment où il plongeait son nez rouge dans son huit, neuf ou dixième scotch.

— Désolé, Max, ce soir, tu picoles sans moi.

Il toussa, car mon geste l’avait fait avaler de travers et me congédia d’un geste impatient de la main.

— Qu’est-ce que tu fous encore là ? Casse-toi, imbécile. Va, cours, vole ! C’est une princesse, c’te p’tite gonze, une vraie princesse…

Il replongea illico dans son verre.

J’adressai un salut à Mickey, en train de charrier de la vaisselle sale, envoyai un vague signe dans la direction de Gaby et courus rejoindre la fille.

Fred…

(A suivre)

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