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Kampuchea Songs – 01: La route d’Angkor

Publié par le 24 janvier 2015

 

Photos de Serge Corrieras
Textes de Thierry Poncet et Serge Corrieras

 

Quand est arrivée l’année 91, à Phnom Penh, j’avais déjà mes petites connexions.
Dans ces bouts du monde, si tu ne sais pas te construire des réseaux, autant renoncer au boulot de reporter, foi de Sergio !

A cette époque, on ne se promenait pas librement dans le pays, oh que non, dictature vietnamio-stalinienne oblige. Pour visiter les fameux temples d’Angkor, près de la petite ville de Siem Reap, à 150 bornes au nord de la capitale, le voyageur devait emprunter la ligne aérienne régulière et résider le temps de son séjour à l’hôtel Royal.
O-bli-ga-toi-re-ment.
Le tout pour des sommes qui dépassaient largement mon maigre budget, moi qui rêvais de faire prendre l’air des ruines à mes objectifs !
Heureusement, un de mes contacts m’a soufflé à l’oreille le coup du bateau…

C’est comme ça que, au prix de quelques petits biftons bien placés, par une belle aube sur le fleuve, on a embarqué sur un cargo, mes appareils-photos, ma motocyclette Honda-cub et moi.

Imaginez une énorme barcasse dégoulinante de rouille, tremblante de toutes ses tôles, puant le goudron et la poiscaille. Ça transportait du sel, principalement, mais aussi des montagnes de caisses et de ballots de je ne sais quoi.
Plus, évidemment, un petit peu moins d’un milliard de passagers, entassés sur le pont, la dunette et partout où il y avait assez de place pour s’accroupir.

Le voyage durait trois jours.
Comme j’étais le seul Occidental à bord, et peut-être bien le premier à avoir jamais embarqué, l’équipage me traitait en invité d’honneur. Par égards, on m’avait refilé la cabine du chef-mécanicien. Aussi jouissais-je, les nuits, d’un peu de confort.

Ça ne m’empêchait pas de passer mes journées sur le pont.
Je laissais couler le temps. Après tout, il n’y avait personne au monde de moins pressé que moi.
Je regardais les berges plantées de cocotiers et de bananiers défiler lentement, parfois coupées par le groupe de cagnas sur pilotis d’un village ou les ruines d’une pagode.
Je bavardais à droite à gauche.
Je fis particulièrement copain avec un type d’une trentaine d’années, infirmier militaire en poste à Siem Reap qui remontait chez lui, flanqué de sa petite famille, une jeune femme timide au sourire éclatant et trois gosses turbulents.
Il baragouinait un peu de français et d’anglais. On discutait de choses et d’autres, on déconnait gentiment, ça faisait passer les heures…

Sur environ 70 kilomètres, depuis Phnom Penh, le Tonle Sap a des allures de fleuve, un large corridor d’eau limoneuse, épaissie d’argile rouge. Puis, à peu près à hauteur de la petite ville de Kampong Chnang, il s’élargit et se transforme en un immense lac dont la surface peut quintupler en saison des pluies.
Les eaux en sont très poissonneuses. Aussi y trouve-t-on bon nombre de villages lacustres de pêcheurs.
En ce début des années 90, deux ans après la signature des accords de paix avec le Vietnam, ceux-ci étaient encore pour bon nombre des Vietnamiens immigrés. Mais de ça, on en reparlera…

Le « port » qui dessert Siem reap, à une vingtaine de bornes de celle-ci, consiste en une digue de terre prolongée d’un embarcadère de bois et de bambou qui se déplace au gré des crues. L’ensemble est situé au pied d’une colline, le Phnom Krom, laquelle est surmontée des ruines d’un petit temple du même nom.

Quand on eut débarqué, mon copain infirmier me demanda :
– Vous c’est dormir où ?
– Je ne sais pas, répondis-je.
Il rit de contentement.
– Oh, alors c’est vous venir à maison de moi !

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L’hospitalité khmère n’est pas un vain mot. Le plus misérable dilapidera jusqu’à ses dernières réserves pour le plaisir de celui qu’il a convié sous son toit.
Sur la terrasse de leur maisonnette de bois, l’épouse de mon pote disposait sur une natte posée au sol des assiettes de riz, une profusion de plats de poisson, des papayes coupées en long, des bananes naines et des mangoustans. Son mari dépiautait un paquet de cigarettes 555, les plus chères du marché et m’en offrait une. Je déconnais avec les gamins, excités d’être revenus à la maison et d’y voir un étranger.
C’est à ce moment que quatre flics débarquèrent, sur deux motocyclettes.

Ils nous rejoignirent sous la terrasse.
Saluts. Embrassades. Rires…
Il s’avéra que l’un d’eux, un trentenaire maigre au teint sombre, était un cousin de l’infirmier.
– Hello, my name is Dara, se présenta-t-il.
– Serge…
Il parlait très bien l’anglais. Et c’est dans cette langue qu’il m’indiqua que j’étais en train d’enfreindre la loi. Il était strictement interdit aux étrangers de loger chez l’habitant. Je devais résider l’hôtel Royal, et nulle part ailleurs.
O-bli-ga-toi-re-ment.

Dara ponctuait ses explications de petits éclats de rire. Ce rire asiatique qui n’exprime pas seulement la joie, mais aussi les sentiments confus : la peur, la timidité, la gène…
Et, à voir l’expression désolée qui ne quittait pas ses yeux noirs, et à sa façon d’esquisser des courbettes à chaque phrase, je comprenais à quel point il était embarrassé de venir interrompre l’évidente convivialité du repas qui se préparait.
Très, très, très emmerdé.
– I am sorry, répétait-il, I am very sorry…

Moi, ce règlement absurde hérité du communisme, dans un pays en perdition où plus personne ne respectait plus aucune loi, je me serais volontiers assis dessus.
Seulement, je ne voulais surtout pas attirer des ennuis à mes hôtes.
Aussi j’obtempérais.
Je saluai tout le monde et grimpai sur ma moto.

L’hôtel Royal est situé au centre d’une esplanade adossée au lieu dit la Terrasse des Eléphants et en face du grand temple d’Angkor Vat.
« Royal »…
A ce moment-là ; il n’avait plus guère que le nom, de royal !
Une grande bâtisse aux fenêtres aveugles et au toit crevé, dont seuls le large escalier d’entrée, le parvis fendillé et quelques restes de décorations sculptées par ci par là témoignaient de sa splendeur passée.

J’entrai dans le hall.
C’était vaste, obscur, noir, et ça sentait le moisi.
Mes yeux s’habituant à l’obscurité, je distinguai dans un coin tout un bric à brac de meubles plus ou moins détériorés d’où surgissait, porte béante, un vieux réfrigérateur hors d’usage.
Aux murs, des tableaux de facture grossière, dans les cadres desquels des temples et des danseuses Apsara disparaissaient sous une épaisse couche de poussière.

M’approchant du comptoir de réception en mauvais contreplaqué, je me rendis compte qu’il y avait quelqu’un derrière.
Un homme à la face ronde, tache blafarde au milieu de l’ombre, qui m’observait, rigoureusement immobile, avancer vers lui.
Un sino-khmer, métis de Chinois et de Cambodgien, à en juger par son teint clair et ses yeux très bridés.
Il portait l’espèce d’uniforme des fonctionnaires de l’état, un ensemble chemise et pantalon de toile de coton gris-bleu fortement amidonné.
Son embonpoint, sa montre en or et la rangée de stylos glissés dans sa poche de poitrine montraient qu’il savait naviguer.
Dans ce pays de misère, seuls les plus malins et les plus retors parvenaient à manger à leur faim. Alors, ceux qui prenaient du poids…

Sans un mot, il tendit une main blanche vers moi, paume tournée vers le haut.
Je compris le message et lui donnai mon passeport.
Dés qu’il eut pris connaissance de ma nationalité, il se courba en deux, en une révérence obséquieuse et me lança dans un français parfait :
– Soyez le bienvenu à l’hôtel Royal, cher monsieur…
– Ouais… Vous auriez une chambre de libre, demandais-je.
S’il saisit l’ironie de ma question, lui, le maître et unique occupant de cette grande baraque vide, il ne le montra pas.
Se contenta de m’indiquer, impassible, qu’il m’en coûterait 100 dollars la nuit.
Je fis claquer un billet sur le comptoir, en pensant qu’à ce prix-là, mon séjour serait plus court que prévu. Il me faudrait attraper le cargo qui allait repartir de Phnom Krom pour la capitale le surlendemain.

Le gros type fit disparaître l’effigie de Benjamin Franklin et m’adressa une nouvelle révérence, tout en m’indiquant de la main l’escalier qui menait aux étages.
– Si Monsieur veut bien se donner la peine…

(A suivre)

 

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