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Le front contre les murs – 05

Publié par le 25 mars 2017

 

Un des derniers textes écrits avec Zykë, cadeau de sa part pour mon recueil L’Ogresse (ed.Gunten), et tiré d’une de ses mésaventures albanaises.

 

Accroupi à côté du condamné dans une position malcommode, bras tendus pour éviter de salir son costume des dimanches, le directeur Vrioni se livrait à l’exercice délicat de faire absorber à Nicolla des gorgées de café brûlant.

Se fiant aux sales bruits de la dernière raclée nocturne, Alex avait redouté de trouver le condamné en morceaux. Mais Nicolla ne présentait, outre la blessure à l’arcade déjà présente la veille, qu’une enflure violette à la lèvre inférieure.
— Pourquoi ne pas lui libérer les mains ?
— N’avez-vous donc pas écouté ses cris ? Cet homme est en train de devenir fou. Détaché, il deviendrait très dangereux.
— Enlevez-lui son casque, au moins, s’irrita Alex. Il est ridicule avec ce machin sur la tête. Vous l’humiliez !
Le directeur le regarda pendant quelques instants, pensif, puis se pencha sur Nicolla et lui parla.
Le condamné hocha la tête plusieurs fois.
— Dakord… Dakord…
Vrioni déboucla la jugulaire et retira le casque.

Alexandre s’approcha.
Ironiquement, Nicolla avait perdu toute beauté. La carapace de cuir avait non seulement découvert l’étroitesse de son front mais aussi libéré deux grandes oreilles monstrueusement décollées. Au-dessus, ses cheveux noirs, très gras, se dressaient en épis comiques, comme une coiffure de clown. Le nouvel agencement de cette face brutale mettait en évidence l’expression égarée, faite de joie sinistre et démente, des yeux noirs aux longs cils de fille.
— Il se sent mieux ?
Le directeur eut un petit rire.
— Il vous dit merci mais il dit aussi qu’il a le froid sur la tête.
Alexandre crut à une blague.
— Il a le sens de l’humour !
— Pas du tout. Il a vraiment froid. Ça fait six mois qu’il porte ce casque…

S’ensuivit une conversation étrange entre Alexandre et l’homme au regard fou, tandis que le directeur Vrioni jouait l’interprète.
— Nicolla veut savoir pourquoi vous n’avez pas d’enfants. Avez-vous des problèmes avec votre femme ?
— Dites-lui que je suis séparé de ma compagne.
L’homme secoua violemment la tête, se dandina dans ses chaînes et éructa une longue phrase gutturale.
— Il dit que vous avez tort, expliqua Vrioni, et que le devoir de l’homme est de faire des enfants.
— C’est une drôle de remarque, venant d’un homme qui a assassiné sa famille !
— Laissez-moi vous traduire exactement ses paroles : « je suis content d’avoir tué ma femme. C’était une putain. Je défèque sur sa mémoire. J’ai un peu de peine pour mes filles, mais j’ai grande souffrance au souvenir de mes deux fils ».
Nicolla approuvait les paroles de Vrioni à grands hochements de tête accompagnés de grognements. Puis il ajouta quelques mots.
— Et son plus grand regret, c’est d’avoir perdu son exploitation agricole. Il y avait beaucoup travaillé et elle était belle et prospère…

 

Deux heures durant, Nicolla pressa son visiteur de questions. Il voulait tout savoir de son existence.
Alexandre habitait près d’une frontière ? Il travaillait en Suisse ? Combien gagnait-il d’argent ? Autant que ça ? La vie d’Alexandre était vraiment merveilleuse !
Nicolla apprit avec des cris de joie qu’il possédait une télévision, une chaîne stéréophonique, un magnétoscope et plus de cent films en vidéo. Son enthousiasme atteint son paroxysme quand il apprit qu’Alexandre voyageait en 4 x 4. Il voulut en connaître le modèle, la taille, la puissance et le détail de toutes les options.
À la fin, il se lança dans une nouvelle longue tirade, dont il ponctuait chaque phrase d’un coup de talon sur le sol.
— Nicolla dit que vous avez de la chance de rentrer dans votre pays, traduit Vrioni. Il est heureux parce que vous allez vivre, alors qu’il va mourir.

L’horreur tordit les tripes d’Alex.
Sa chance d’homme bientôt libre à qui l’avenir appartiendrait bientôt, face au condamné, l’emplit d’un sentiment de honte difficilement supportable.
Il se sentit soudain envahi d’une certitude : il devait aider cet homme sans espoir.
— Demandez-lui s’il croit en dieu, demanda-t-il.
Le directeur laissa échapper une moue réprobatrice.
— Il ne connaît rien à ces choses. Pendant la dictature, la religion était interdite…
— Demandez-lui !
Vrioni s’exécuta.
Nicolla réfléchit longtemps, concentré, le front bas plissé et le regard au dedans de lui-même. Puis il parla.
— Nicolla dit qu’il se rappelle seulement que son grand-père était chrétien et sa grand-mère musulmane et qu’il ne s’importance pas de toutes les religions.
Alexandre ne l’écoutait plus, il s’était redressé, le regard soudain enflammé, et s’écriait :
— Moi je connais Dieu, Nicolla, et je sais qu’il va t’accueillir dans son paradis !
Un bref échange en albanais, puis :
— Excusez-moi, monsieur Tisserand, mais il dit qu’il a déjà entendu cette histoire. Il pense que ce sont des foutaises. Quand on le tuera, il sera mort.
— Dieu t’accueillera lui-même dans sa plus belle robe de soie, son sourire illuminera sa grande barbe blanche et il te tendra les mains !

Alexandre prit conscience de s’être mis à hurler. Il se dit en même temps qu’il devait avoir l’air de perdre la raison et qu’il s’en fichait.
Aider Nicolla !
Au nom du Père, du Fils et de tous les Saints !
Secourir l’homme torturé, cela seul avait désormais de l’importance !

Il avait levé les deux bras. Ses doigts frôlaient le plafond de la cellule. Le son de sa voix l’emplissait d’une ivresse sans pareille.
— Oui, Nicolla, tu vivras éternellement dans une prairie où les fleurs ne meurent jamais, où les fruits sont toujours mûrs, où les ruisseaux sont de lait et de miel…
Au fond de son esprit une voix au ton pressant murmurait en continu que c’était absurde, mais Alexandre ne voulut pas l’entendre. Au contraire, il cria encore plus fort.
— Tu dormiras sur un lit de nuages, chaque matin sera celui du printemps le plus éclatant, que les anges salueront en dansant avec toi !…
La sensation d’un fulgurant bien-être le transperça. Comme tout était clair maintenant !
Il revit défiler dans sa mémoire les étapes de son calvaire. La stupidité du premier policier, sur l’embarcadère.
La méchanceté méprisante du lieutenant Nerguti.
Les menaces des trois voyous, la tabagie de Piro Fitosi, l’attitude étrangement mielleuse de Vrioni et la brutalité de Skender Spahiu.
Alexandre en comprit enfin le sens sublime : Dieu l’avait envoyé ici, dans ce cul de basse fosse des confins de l’Europe.

Oui, Dieu en personne !
Dieu qui l’avait guidé jusqu’à Nicolla.
Dieu lui avait confié la mission, oui,mes frères, la mission sacrée de sauver cet homme entravé, privé de tout espoir, dernière victime de la barbarie d’un régime défunt.
C’était Dieu, oui, Dieu lui-même, qui parlait en cet instant par sa bouche !
— Tu retrouveras ta femme, tes enfants et tous ceux que tu as tués ! Ils te pardonneront de toute leur âme et vous vivrez heureux ensemble pour les siècles des siècles !

Le silence suivit.
Longtemps.
Les yeux clos, le visage extasié, les joues baignées de larmes de joie, Alexandre baissa lentement les bras.
Vrioni, l’air gêné, fixait la lucarne de la cellule.
Le condamné, lui, sembla réfléchir un long moment avant de redresser la tête.
Sous les longs cils, ses yeux noirs brillaient d’un éclat féroce et joyeux. Il adressa un grand sourire à Alex et prononça une courte tirade en direction de Vrioni.
Celui-ci soupira et traduisit :
— Il dit que c’est une chance de pouvoir converser avec un homme aussi savant que vous mais que, euh…
Il cligna des yeux plusieurs fois, embarrassé.
— Mais ?
— Mais que vous êtes complètement fou.
Nicolla approuva d’un violent coup de tête.
— Si, si, Foglio !… Foglio !…
Il éclata de rire.
— Foglio, ah,ah !…
Il souleva son bassin autant que ses liens le permettaient et expulsa un long pet chevrotant et grotesque. Les éclats de son rire devinrent des cris déments.
— Foglio, arg, arg,  aaaaarrrrg…
Le directeur se jeta sur le casque de football et tenta d’en recoiffer un Nicolla survolté qui l’en empêchait en secouant la tête de gauche à droite, beuglant de plus belle.
— FOGLIO !… FOGLIO !… FOGLIO !…

La porte s’ouvrit à la volée. Deux gardiens déboulèrent dans la cellule. L’un d’eux repoussa brutalement Alexandre contre le mur et se saisit du casque que lui tendait le directeur, tandis que l’autre, matraque levée, se précipitait sur Nicolla et commençait à frapper.

Dans le corridor, alors qu’il raccompagnait à sa geôle un Alexandre hébété et plus voûté que jamais, le directeur Vrioni laissa échapper un petit sourire ironique.
— Pardonnez-moi, professeur, mais je ne suis dans la croyance pas que vous l’avez convaincu…

 

De retour dans la cellule, Alexandre se laissa tomber sur le sol, recroquevillé contre le mur, le menton entre les genoux, les deux mains pressant ses tempes.
De l’autre côté de la cloison retentissaient les coups de la nouvelle raclée administrée à Nicolla et les hurlements animaux de celui-ci.
Debout au milieu de la pièce, une cigarette allumée aux lèvres, Piro Fatosi grogna :
— Ça ne lui suffit plus de gueuler la nuit, il faut qu’il nous fasse chier la journée, maintenant !
— Qu’il crève, murmura Alexandre entre ses dents.

L’expérience mystique qu’il venait de vivre l’avait épuisé.
Une seule fois dans sa vie, il avait éprouvé des sensations similaires. C’était en Thaïlande, il y a quelques années, quand le gourou d’une secte bouddhiste lui a fait goûter une pincée de poudre de champignons hallucinogènes dans un verre de jus de fruits.
Il avait ressenti le même envol de tout son être.
La même certitude de percevoir la beauté cachée derrière l’apparence des choses.
La même présence en lui d’un être de pure bonté, lumineux, fait d’or et de cristal.
Au plus fort de cet essor mystique, les insultes et les pets de Nicolla l’avaient brisé.
Il lui semblait que son esprit s’était répandu en éclats épars autour de lui, comme une vitre cassée par le caillou d’un vaurien.
Un quart d’heure plus tôt son cœur avait débordé d’amour et de générosité. Son âme n’était plus qu’une bête grimaçante tordue de haine.
Etait-il en train de devenir fou ?
— Putain de bordel de merde, gémit-il, qu’il crève ! Qu’ils crèvent tous !

Il tendit le bras, pointant un index long et tremblant sur son compagnon de cellule.
— Toi, Piro Fatosi…
Sa voix résonna désagréablement à ses oreilles. Il ne la reconnaissait pas. Une voix de bête. De monstre.
— Pauvre naïf, tu es plus cocu que le chef de gare !
Il lui sembla que les mots flottaient dans la cellule, voguant sur les nuages de fumée.
L’économiste s’était arrêté net de marcher. Interloqué, la main tenant la cigarette figée à quelques centimètres de son visage, il contemplait Alexandre, les yeux écarquillés.
— Qu… Que… Que…
Il voulut parler mais une quinte de toux le plia en deux.
Alexandre éprouva une joie mauvaise à le regarder suffoquer.
— Ta femme se fait sauter toute la journée, continua-t-il, tous tes amis sont passés dessus…
— Tu perds les pédales !
— Toutes les albanaises sont des chiennes…
— Tais-toi !
— Et les Albanais sont des chiens, des porcs et des cocus !
Piro Fatosi empoigna la petite table chargée de cartons de cigarettes et la jeta en direction d’Alexandre qui l’évita en roulant sur lui-même. Se relevant d’un sursaut, il s’élança sur Piro, les mains en avant.
Ses longs doigts se fermèrent autour du cou du frêle jeune homme. Il serra en hurlant.

Il serra…

Serra…

La porte de la cellule s’ouvrit et les gardiens surgirent, matraques aux poings, quelques secondes avant qu’Alexandre n’ait commis l’irréparable.

 

Skender Spahiu exigea qu’Alexandre fût inculpé de tentative de meurtre et maintenu en détention jusqu’à son procès.
Viktor Vrioni fit valoir à ses supérieurs qu’une telle intransigeance vaudrait à coup sûr à l’Albanie des difficultés diplomatiques avec l’état français.

Alexandre fut libéré après avoir passé quarante huit heures menotté sur des sacs d’engrais, enchaîné à un réfrigérateur hors d’usage, à l’isolement au fond de l’ancienne infirmerie de la prison, transformée depuis des lustres en débarras.

Il grimpa enfin à bord du ferry pour Ancona.
Il retrouva sa chère petite cité de Pontarlier. Il revit l’église Sainte-Bégnine et la Porte Saint-Pierre.
Il bénéficia d’un long congé maladie, fut suivi un moment par un psychothérapeute
Peu à peu, il oublia la prison de Durrës et le pauvre diable enchaîné qui voulait se briser le front contre les murs.

Il reprit l’habitude de boire son café crème dominical au Français, assis sur la moleskine rouge, environné du babil des serveuses.

Mais il ne voyagea plus jamais.

 

FIN

 

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