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Cinq jours et des moiteurs – 03

Publié par le 13 mars 2019

 

Cinq jours et des moiteurs – 03
Un récit du Pacifique sud par Laurent Gourlez

 

Jour Quatre (?…)

Direction le quartier chinois.
Porc grillé, bière glacée, une autre bière glacée, régal de petit déjeuner.
Je suis aux aguets car j’espère voir Marinella passer au hasard avec ses copines, me rincer l’œil en sachant que plus tard je la caresserai.
Une troisième bière, tout aussi fraîche. Dieu que cette journée s’annonce faste !
Les habituels Chinois jacassent au fond de la salle. Par-dessus j’entends des rires de Tahitiens, des gars qui sont en veine d’une bonne pêche.
Je raque, sors.
Un Tahitien me dit bonjour par un haussement de sourcil. Je réponds idem.
La rue grouille de monde, pêcheurs, maraîchers, marchands de tout poil sont à leur affaire. Des femmes préparent des bouquets de fleurs, d’autres arrangent la présentation de l’étal de fruits. Braves gens dont en fait je ne sais rien et ne saurai jamais que peu. Barrière de la langue. Mur infranchissable tout de voyelles construit et très difficile à franchir pour une oreille européenne. Même des Blancs mariés à des Polynésiennes ne parlent pas la langue – bien plus tard une Wallisienne me donnera une explication possible à ce phénomène, mais n’anticipons pas…

Je contourne le marché et évite de justesse un angle de rue où traînent des fous furieux. Un groupe de quatre ou cinq aux yeux qui guettent, cherchant la merde. Des hommes dangereux pour lesquels la taule de Nuutania est un lieu de repos. La vision des murs de cette prison m’avait donné froid dans le dos. Comme le Camp-Est de Nouméa. Non pas que l’administration française y soit plus féroce qu’ailleurs, mais les gars dedans, des tigres en cage, transforment l’endroit en un film de science-fiction.
Je passe sagement mon chemin.

Où me jeter ce matin ?
Me vient en mémoire un bar en bas d’immeuble tenu par un bandit notoire qui est le sosie de Vittorio Gassman.
Doumé, c’est son nom.
Rencontre des années avant. L’homme inaugure son cabaret, me voit avec un appareil photo :
– Votre nom ?
– Konstantin !
– Konstantin, hein ?… Eh bien Konstantin tu es mon invité !
Il disparaît. Tout le monde attend. Un amas de raides bourrés ou presque bourrés des deux sexes. La sono joue Take The A Train. Au bout d’un moment, Doumé sort de derrière le drapeau corse qui couvre une porte. Il a revêtu le smoking de rigueur pour le boss. Les filles applaudissent. Doumé brandit le Champagne pour moi et pour les autres.
Putain de toi, Doumé !
Le rédac’chef me demandera le lendemain :
– Tout s’est bien passé à l’inauguration chez le truand ?
– Tout.

Je me retrouve le bar sans effort. Ça fait des mois que je n’ai pas arpenté cette ville, mais mes pieds y trouvent leur chemin sans effort.
Je cherche Doumé des yeux, en vain.
La serveuse, une Kabyle, m’apprend qu’il est en France pour raison de santé. Elle est bizarrement familière avec moi.
– Je te sers quoi, poursuit-elle ?
– Une bière, je te prie.
Je bois avec application. Papeete : littéralement « la corbeille d’eau ». Sacré clin d’œil à ce pays où il fait si souvent soif ! Je m’en amuse intérieurement tout en réalisant que je ne sais plus si je dois prendre l’avion dans une heure ou si j’ai loupé le vol, ou si je dois faire quelque chose et, dans ce cas, ce que je dois faire. Je me dis que l’oisiveté est définitivement la mère de tous les vices et je m’en branle à deux bras.
J’allume une sèche. Dehors, au loin, il y a l’île de Moorea. Plus près, des roulottes de marchands ambulants de bouffe pour pauvres et la foule ordinaire des badauds en quête de rien.
Parti comme je suis, risquant d’être mûr avant midi, j’éprouve un besoin impérieux de compagnie. Je tente le coup, demande à la serveuse si je peux téléphoner.
Elle se met à rire :
– Oui, bien sûr !
Au bout du fil, l’accent marseillais est tellement fort qu’il éclate au travers d’un simple « ouais ? ».
– Ange ? c’est Konsse…
– Oh misère, t’es où ?
Je lui explique qu’il a intérêt à se magner s’il veut qu’on cause car, au train où vont les choses, je ne pourrai bientôt plus parler.
– Chez Doumé, articulé-je comme je peux avant de raccrocher.

Une heure plus loin l’Ange arrive. Il m’en serre cinq. Ce gars-là vient du XVIème. Pas de la bourgeoisie parisienne mais De L’Estaque.
– T’es un enculé Konsse, t’aurais pu prévenir. Mais j’ai plaisir à te revoir, je te pardonne va !
Il demande à la poule une mominette de pastaga pour lui, et un « vrai » pour moi. Je n’ai pas le choix.
Ange est un poème. Il a le rire facile en plus d’être malicieux. Il se fend la gueule.
– T’es à payolle ?
Je lui explique que je suis en transit pour chez les Wallous.
Il finit cul sec, la serveuse passe.
– Oh tu en remets une, j’ai la nouvelle de l’année, lance-t-il.
Elle lui caresse l’épaule comme pour l’aider à s’épancher, pour lui masser l’esprit.
– Konsse part chez les fadas !
La Kabyle me regarde.
– Où vas-tu ?
– Mata ‘Utu !
Elle éclate de rire et je pense : « Hadda ».
J’ai une soudaine remontée de mémoire, me vois essayant d’emballer Hadda lors d’un concert avant qu’elle ne m’apprenne être l’amante de Doumé. Bonne fille elle ne m’en avait pas voulu. Je la soupçonne partie d’Algérie en toute urgence pour cause d’incompatibilité d’humeur avec quelque mari ou amant violent, d’être venue se perdre à Papeete plutôt que de bosser à Marseille ou Paris comme bon nombre de ses congénères.
De Tizi-Ouzou à Tahiti…
Une femme de combat, assurément. De toute évidence elle tient à de main de maître et à la fois discrète l’affaire du Corse. Son accent est marqué et son corps trahit quelqu’un de vif autant que sensuel. De nouveau conquis, je fixe son visage racé qui révèle un caractère peu commun, puis détourne le regard pour n’être pas inconvenant. Dans une autre vie peut-être…
L’Ange me ramène à la réalité par un de ses bons mots.
– Tu vas finir poivrot ou pédé, y a que des deguins là-bas !

Un grand type arrive, efflanqué. Pas besoin de présentations : Olive est dans la place. On se serre la paluche.
– Konsse.
J’ai l’impression de l’avoir quitté hier. Play it again Sam !
Il commande un verre, me cligne de l’œil.
– Jacqueline arrive.
– Quoi, Jackie ?
– Jackie.
Les deux compères explosent de rire.
J’ai vécu avec Jackie un petit bout de temps. Elle se partageait entre ma pomme et un ami italien d’origine, Guiseppe, sergent-chef du génie de la Légion qui venait de prendre sa retraite après avoir eu Mururoa comme dernier poste. Un coup c’est toi, un coup c’est moi. L’ancien et moi avions conclu cet accord informel autour d’un verre en riant de bon cœur comme deux larrons après une blague. Jackie, généreuse, avait donné son aval.
Jackie est franche comme un soldat. Elle rayonne de bonté et de bonheur. Elle est issue d’une famille connue et cossue, métissée de Chinois, Blancs et d’Océaniens. Dans toutes les communautés de l’île, des cousins sont prêts à mourir pour elle. Résultat : tout le monde lui fout la paix pour y rester, en paix.
Elle arrive, m’embrasse, s’assoit à mes côtés. Son accent de Demie, avec ses roulements de rrrrrr me ravit l’oreille.
Je suis heureux de la revoir, bien sûr, mais je commence à trouver l’addition un peu lourde question beuveries et vie sentimentale ou plutôt sexuelle. Comme une impression de chaos psychologique.
Hadda me tire de mes idées noires en servant une tournée offerte par Jackie qui, bien évidemment, me demande si je suis de retour ou de passage. Ange sèche son énième mominette et hurle :
– Kons va chez les fadas, il est dingue, je vous le dis !
Et me voilà à expliquer les raisons de mon escale. Jackie s’en amuse et me glisse que cela ne l’étonne pas, que je vivrai encore ainsi des années durant. Tandis qu’elle roule les rrrr, je mate son cou, ses lèvres son visage, son corps, son âme.
Je demande des nouvelles de Giuseppe. Reparti en Italie pour un temps. Reviendra-t-il ? Le regard de Jackie se vide.
– Giuseppe…
Elle botte en touche :
– Il fait faim nous devrions manger avant d’être saouls comme des cochons !
Hadda se met à rire. L’affaire s’annonce chaude. Désolée, ne pourra se joindre à nous, travail oblige. Nous partons à quatre dans un restaurant tenu par deux frangins, eux aussi de Marseille, comme l’Ange.
Il pousse la porte :
– Oh l’Ange, comment va ?
La salle est occupée à 90% par des employés de bureau, quelques chefs d’entreprises. Niveau sonore faible. Je sens que ça risque de mal se terminer. Avec Olivier et Ange tout commence bien et à bas bruit pour se terminer en grandes claques de la main sur le comptoir pour demander au serveur de « remettre ça ».
Belote, rebelote, dix de der, petit au bout, carré de pochtrons. La machine commence à se gripper. Je n’en peux plus de toutes ses fines agapes, de ces mauvaises nuits coupées de journées en forme de nuits blanches. J’ai l’impression que je vais couler une bielle.
Olive se fend la poire de me voir éteint, me pèse de la main sur l’épaule, prévient :
– Tu restes avec nous Kons, ce n’est que le début d’après-midi…

 

(À suivre)

 

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