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ROTTEN ISLAND 02

Publié par le 12 septembre 2020

 

– Je suis ch-ch-chanteuse, avait-elle bégayé pour se présenter.
Chanteuse, elle l’était. Et comment !
La première fois que je l’entendis (un instant qui bouleversa  toute une partie de mon existence, je te prie de croire !) c’était au bar de l’hôtel Sheraton de Kuala Lumpur.

Il y avait trois jours que j’avais quitté la forêt vierge avec Pearl Mama et Chulo, emportant mon or, laissant le ramassage futur de pépites et paillettes à mes lascars qui ne s’en étaient plus tenus de joie.
Dame : eux qui organisaient en secret des tours de garde de nuit, de peur que je les rafale pendant leur sommeil pour m’enfuir avec la récolte… Voilà qu’ils se retrouvaient contre toute attente avec un pactole entre les pattes.
De quoi danser la gigolette, se taper mutuellement sur le ventre et se payer des tournées de gnôle !

Mes deux nouvelles copines et moi, on était arrivés en fin d’après-midi dans la capitale malaise.
Douche.
Longue, la douche. Chaude. Froide. De nouveau chaude. Savon. Shampoing. La totale.
Désinfection d’une plaie courrait à l’intérieur de mon avant-bras gauche, résultat d’un coup de machette malheureux que je m’étais donné en taillant un buisson de lianes et qui avait refusé de cicatriser depuis. Versement de poudre antiseptique et de talc au fond de ma raie du cul, où prospérait une sorte d’odieux furoncle – parfumé à la rose anglaise, le talc.
Sieste en draps frais.
Dîner dégusté assis, dans des assiettes blanches, se servant de couverts argentés. Corbeille de pain faussement français. Piquette australienne qui pour l’occasion paraissait nectar, d’un beau rouge rubis dans des verres à pied…
Qui dira la jouissance de la brute des bois tout juste ensauvée de la selve replongeant dans la civilisation ?

Histoire de compléter ce tour des plaisirs urbains et de finir de m’irriguer la glotte, laissée inassouvie par le picrate austral, je proposai aux filles de prolonger la soirée au bar.
Ayant accepté, Pearl Mama et Chulo, la première avec un sourire qui ressemblait à un sourire, l’autre avec une moue qui pouvait passer pour, elles prirent place à une des tables basses de bambou tressé et de verre fumé disséminées dans la vaste salle du lounge. Je préférai le comptoir, juché sur un tabouret à l’assise de cuir luxueusement rembourré.
Il y avait une scène, et dessus une Américaine d’avant-guerre en fourreau grenat sur des appas enfuis, maquillée au couteau à mastic, qui chevrotait des standards, accompagnée par un ouistiti local sur un piano électrique.
Espérant échapper aux bêlements de cette Castafiore usée, j’avais engagé la conversation avec mon voisin de bar, un papy danois buriné et rigolard qui avait passé l’essentiel de sa vie à chasser les bêtes à fourrure dans un coin paumé du Groenland. Il en avait tiré des bouquins qui lui assuraient une belle retraite.
– Alors je me suis installé en Malaisie pour sécher, disait-il en rigolant.
Il me racontait, ponctuant chaque phrase d’une lampée de bourbon, l’histoire extraordinaire d’un trappeur devenu fou qui avait pris son compagnon de chasse pour un cochon et l’avait bouffé.

J’en étouffais de rire dans mon double Jack quand, du coin de l’œil, je vis Chulo et Pearl Mama se lever et gagner la scénette où l’ancêtre massacrait My Heart Belongs To Daddy.
Chulo plia sa carcasse en deux pour chuchoter à l’oreille du petit pianiste malais qui acquiesça avant de se lever, rejoignit sa partenaire et, se haussant sur la pointe des pieds lui marmonna quelques mots dans le décolleté.
La miss Tennessee 1926 hocha la tête, adressa un sourire de céramique à l’assistance et se fendit d’une révérence que personne n’applaudit avant de descendre de scène.
Ayant fait tourner le siège du tabouret du bout de l’index pour l’abaisser au maximum, Chulo s’installa devant le clavier.
Pearl Mama décrocha le micro de son pied.
– Hello, gentlemen…
Le son de sa voix, fruité, musical, avec on ne savait quel léger voile en fond de gorge, m’alerta dès cet instant.
– And you, for sure, ladies, ajouta-t-elle en direction du coin où, sur des divans de velours mauve, s’assemblaient une douzaine de putes de haut vol en robes fendues.
Tout de suite, je sus que j’allais assister à quelque chose de formidable.
– Let me sing for you tonight a beautiful song, music by John Sanders, lyrics by Fred Ebb : New York New York.
La phrase était sortie d’une traite, fluide, débarrassée du défaut de prononciation qui la faisait d’ordinaire buter sur les consonnes.
Quelques claquements de mains retentirent dans la salle.
– Thank you…
Paralysé, alourdi, le cul enfoncé dans le confortable cuir de mon tabouret de bar, je contemplais de tous mes yeux la silhouette courtaude, un peu boulotte, à quelques pas de moi à qui quelques secondes avait suffi à emplir ce lounge anonyme, englué dans l’ennui conventionnel du luxe, de je ne savais quelle magie.
Quelle sorcellerie.
Quel charme…

Elle n’avait pourtant rien d’ostentatoire, crois-moi.
Rien d’une vedette.
Rien qui frimât.
Ronde de partout. Vêtue d’un simple tee-shirt rouge que déformait sa lourde poitrine et d’un jean qu’arrondissaient ses larges hanches. Les pieds nus potelés – tongs de plastique, rouges elles aussi, laissées au bord de l’estrade…
Elle souffla en l’air, repoussant une torsade de cheveux qui lui tombait sur le visage, tourna légèrement la tête et, d’un abaissement de paupières, fit signe à Chulo qu’elle était prête.
Celle-ci agita ses longs doigts en l’air et les posa sur le clavier.
C’était parti :

Start spreading the news…
I’m leaving today…

I want to be a part of it.

New York…
New Yooooork…

Au-delà des envols de cette voix claire, à peine encanaillée d’un infime enrouement, je saisis le silence de la salle, quelques minutes auparavant emplie du brouhaha habituel des conversations de bon ton.
Chacun, hommes d’affaires, voyageurs aisés, filles à louer et mêmes serveurs, s’était immobilisé, cueilli dès la première note et emporté dans un monde insoupçonné, où ne régnait que beauté.

If I can make it here…
I can make it…

Everywhere…

It’s up to you…
New York…

New Yooork !

Devant mes yeux, une pluie fine faisait luire des dernières lueurs d’un couchant les pavés d’une ruelle du Greenwich Village. Un flamboiement d’aurore illuminait les verres et les aciers d’un building de Manhattan. L’automne dansait en jaune, en cramoisi et en feu au cœur des frondaisons de Central Park. Un vieillard au teint d’acajou et à la crinière blanche priait à voix haute, entouré des rougeurs miteuses de Harlem. Une hippie belle comme un ange au regard bleu ciel défoncé récitait un poème surréaliste dans un couloir du Chelsea Hôtel…

New York, New York…

C’était une version extrêmement lente, aussi différente de la beuglante pour grandes salles de Liza Minelli que des confidences viriles et gouailleuses de Frank Sinatra.
Chaque vers ou presque finissait souligné d’une courte ritournelle de notes de Chulo.
Puis suivi d’un silence.
Long, le silence. Une seconde suspendue. Un rien qui semblait contenir l’infini.

These little town blues are…
Melting away…

I’m gonna make a brand new…
Start of it…
In old…

New Yoooork…

Quand elle eut fini, alors que crépitaient de tous les coins de la salle des applaudissements aussi enthousiastes qu’étonnés, Jorn, l’écrivain danois, leva son godet dans ma direction et déclara :
– C’est une vraie artiste, cette petite bonne femme ! Un autre Jack, my friend ?
J’eus vaguement conscience de hocher la tête, tandis que, de tous mes yeux, de toute mon âme, je la contemplais, elle, sur la scène.
Elle.
Pearl Mama.
Elle avait replacé le micro sur son pied et accueillait les vivats de gentils hochements de tête qui faisait danser les boucles noires de sa chevelure.
Un vaste sourire heureux à la bouche toute de dents blanches et de lèvres prune.
Des yeux immenses chatoyant d’une joie d’amoureuse.
Les bras sagement tenus dans le dos, elle se dandinait un peu de droite à gauche comme une écolière au tableau satisfaite de son résultat, murmurait des « thank you… thank you… » qu’on n’entendait pas.
Je tentai, pour répondre au toast du Danois, d’attraper le verre qu’il venait de m’offrir. Mais comme je tremblais, il me fallut m’y prendre à deux mains.

Je sais ce que tu penses.
Tu te dis : « qu’est-ce qui lui prend, à Haig, le dur, le grognard, le poilu, le tatoué de l’âme, à se changer en midinette à la première ritournelle ? Et d’abord, qui est-elle, cette Pearl Mama dont personne ne m’a jamais causé, absente de toutes les listes, de tous les rayons de disquaires, de tous les catalogues Youtube et dont je n’ai même jamais entendu le moindre enregistrement ? ».
Alors, comme je te respecte, lecteur, et comme j’ai eu droit à certaines confidences de l’intéressée, (parfois chuchotées dans l’obscurité d’un lit défait, mais pas suffisamment et pas assez longtemps à mon goût !), je m’en vais te raconter.

Il était une fois une chanteuse voyou.
Ou bien une voyou chantante, comme tu veux.
Elle était née à Kourou, en Guyane Française, des amours d’un jeune homme de Nancy, ingénieur des travaux publics engagé sur le site de construction de la base aérospatiale, et d’une vendeuse d’un magasin de chaussures, ravissante mais décidément trop négresse, à l’aune des valeurs de la bourgeoisie lorraine, pour être épousée.
Le papa reparti en métropole et la maman trouvant réconfort dans les bras conjugués de monsieur Rhum et monsieur Xanax, la fille avait grandi à la comme-ça-peut, usant, pour survivre, de sa jeune frimousse, son cul d’Afrique et ses nichons caramel dans les bars à gendarmes et à soldats.
Un vieux légionnaire démobilisé d’origine espagnole, incapable de rentrer en Europe, l’entraîna avec lui à Dorlin, une sorte de bidonville au milieu du territoire guyanais, peuplé de chercheurs d’or brésiliens clandestins, avec qui le retraité militaire espérait faire du commerce.
C’est là, auprès d’un pasteur évangéliste venu dans le sillage des orpailleurs de Macapa, sous le toit de tôles du hangar qui lui servait d’église, que Pearl Mama avait chanté ses premiers gospels, piqués à l’unique cassette de Mahalia Jackson que possédait l’homme de Dieu.
Avait découvert la justesse naturelle de sa voix. Son ampleur rare. Son timbre magique.
Et le bonheur absolu qu’elle éprouvait à chanter.
– Je m’en f-f-foutais, de Jésus. J’avais ma ré-ré-révélation à moi !
Un gamin guyanais à dreadlocks lui fit partager sa couche et sa passion pour le reggae.
Bientôt, évangélisme jeté au caniveau, elle ne jura plus que par saint Bob Marley, les apôtres Peter Tosh, Bunny Wailer, et tous les musiciens inspirés par Jah, le Négus Haïlé Sélassié et la ganja.
Son jeune rasta d’amant ayant fait comme tous les jeunes amants, goûter à la saveur des peaux d’une ribambelle d’autres filles, Pearl Mama se resservit de ses fesses pour gagner le pactole nécessaire à s’acheter un billet d’avion pour Kingston, Jamaïque.
Pendant deux ans, elle fut choriste sur nombre d’enregistrements de nombre d’albums de nombre de groupes, avant d’être lassée, non par la musique mais par l’appétit sexuel des artistes, des producteurs, des ingénieurs du son et même des balayeurs de l’industrie musicale jamaïcaine.
– Jamais vu des m-mecs qui pensaient plus à b-baiser que ces m-mecs !
Lassée d’ouvrir lèvres et cuisses entre chaque séance de recording, ayant repris la route de l’Amérique et du Brésil, elle s’était lancée dans une carrière de chanteuse de bar. Un soir, dans une boîte jazz pour touristes d’Acapulco, le Carlo’s Way, où elle était engagée pour un mini-set de cinq chansons plus un rappel, le patron, Carlo, lui avait présenté la pianiste de l’établissement.

Chulo.
Une autre paire de manches, celle-là, l’échalas…
Je ne suis pas du genre à chasser les confidences. Mon point de vue, c’est que, si quelqu’un veut me raconter sa vie, il le fera sans que je lui demande. Et que s’il ne le fait pas, je n’en saurai rien et ma jambe n’en sera que plus belle.
Encore moins suis-je enclin à faire causer untel à propos de tel autre.
Les conciliabules dans le dos, pas mon genre.
Aussi, comme Chulo n’était pas une bavarde et Pearl Mama discrète à son sujet, j’en sais peu à son sujet.
Elle avait passé la soixantaine, ça c’était sûr.
Tant son surnom (Chulo : maquereau), que la cicatrice qui courait en travers de son long visage, ses costard de lin trois pièces, le petit chapeau de paille noir qu’elle portait crânement, à la garçonne, rejeté en arrière, les bagouzes qui ornaient ses doigts et l’habileté de ceux-ci à manier les cartes, indiquaient qu’elle avait plus qu’à son tour navigué en eaux troubles.
Je sais que c’était auprès de son père, musicien de boîte à Américains à La Havane, Cuba, qu’elle avait appris le piano, mais aussi la guitare, le saxo et j’en passe.
La révolution castriste ayant fermé music-halls et bordels, elle s’était engagée dans l’armée (les castristes étant tout ce qu’il y avait de partisans de la mixité en matière militaire) et avait réussi à se faire envoyer en Angola, sur la côte sud-orientale de l’Afrique, alors gouvernée par des communistes alliés de La Havane et en guerre contre des rebelles armés par les USA.
Là, elle avait facilement déserté et gagné, de l’autre côté du continent, l’Ethiopie où bouillonnait un mouvement musical qu’on appellerait plus tard « jazz éthiopien » et dans lequel elle se jeta corps et âme, avec instruments et bagages.
Musiciens qui accouraient de tous les horizons. Studios d’enregistrements qui ouvraient dans chaque rue d’Addis-Abeba. Boîtes et bars au fond toujours pourvu d’une scène cernée de projecteurs. Bœufs improvisés qui se prolongeaient jusqu’à l’aube…
Comme c’est la seule période de sa vie dont Chulo me parlât jamais, j’en conclus que ce fut la plus heureuse.
Une autre révolution communiste, celle d’un tyran rouge nommé Mengistu, mit fin à cette embellie.
S’ensuivirent deux décennies de roulement de bosse à travers le monde, gigolo femelle pour des dames riches à l’affût d’expériences, membre de gang ici, tricheuse au jeu là, musicienne plus loin…
Jusqu’à Acapulco où son patron Carlo poussa devant son piano la petite boulotte acajou à la voix magique.

Qu’était Chulo pour Pearl Mama ?
Une soeur ?
Sans doute.
Une amante ?
Sans aucun doute aussi. Encore bénéficiaire, à l’évidence, d’étreintes régulières.
Une amie ?
C’est certain.

Cette diablesse de Chulo fut aussi et surtout la partenaire musicale idéal, l’instrumentiste qui manquait à la voix de Pearl Mama comme celle-ci était l’unique artiste de ce monde à pouvoir apporter la touche de magie qui manquait encore au piano de la Cubaine.
Conscientes de la valeur de leur duo et qu’à deux elles pouvaient candidater à la gloire, ils partirent pour Paris.
Cruelle comme elle sait l’être, la capitale française leur aménagea de longs mois de déconvenues, de patrons de maisons de disques injoignables, de dédaigneux impresarii et directeurs de clubs indifférents.
– Désolé, j’ai déjà un groupe sous contrat pour l’année, alors…
– Gospel ? Mais il y a longtemps qu’on n’en vend plus, du gospel, ma petite fille !
– Vous savez combien j’ai de chanteurs reggae dans mon catalogue ? Eh ben je vais vous le dire : j’en ai trop !
Chulo et Pearl Mama voulaient maintenir leur train de vie et la périphérie du show-business dans laquelle elles évoluaient ne manquait pas de flambeurs accros aux cartes à jouer.
Elles se firent donc joueuses professionnelles.
Je ne sais pas combien de pigeons ils dépouillèrent au poker. Toujours est-il qu’il y en eut un de trop : celui qui, mauvais perdant, porta plainte contre elles.
Chulo, naturalisée Ethiopienne depuis 1972, était entrée en France avec un visa touristique depuis longtemps dépassé. En cas de bisbille avec les autorités, elle était certaine de se faire expulser manu militari de ce beau pays de jadis Voltaire.
Elle préféra prendre les devants. Pearl Mama et elle émigrèrent à Bruxelles.
Dans la capitale belge, la chance les attendait enfin, sous les traits d’un vieux monsieur, directeur adjoint d’un cabaret olé-olé qui fit engager Chulo dans son établissement et embaucha Pearl Mama dans son lit et sa vie.
Il l’épousa.
Et rendit une âme généreuse sinon sage moins de six mois plus tard.
Le monsieur était richissime.
Sa famille, tu penses bien, fut outrée de voir la fortune depuis longtemps convoitée tomber entre les noires mains d’une jeune aventurière surgie de nulle part, traînant de plus dans son sillage une grande gouine aux allures criminelles. Elle menaça de se lancer dans une bataille juridique dont tout indiquait qu’elle serait sans fin.
Sur les conseils de Chulo, Pearl Mama préféra négocier et se faire attribuer trois cent mille dollars contre la promesse de ne plus jamais se manifester aux alentours de la place de Brouckère.

Le duo repartit à travers le monde et se fixa en Australie, se livrant à ses activités désormais habituelles de musiciens de palace en soirée et pirates de tables de poker le reste de la nuit.
Pearl Mama s’y fit beaucoup d’amis. Elle commença même à connaître un début de succès de chanteuse, approchée par des producteurs désireux de la prendre sous leur aile.
– Un d-disque. Des concerts… Mais tu c-comprends, j’en ai ma c-claque du show business. Je leur ai dit « Merci, salut, ferme la p-pp-porte en sortant… ».
Ayant désormais les poches pleines, elle était bien décidée à investir son pactole dans ce qu’elle appelait son p-p-projet fou.
Elle en cherchait l’endroit quand, de passage à Balikpapan, port pétrolier de Kalimantan, la partie indonésienne de Bornéo, elle entendit parler d’un aventurier français qui exploitait un gisement d’or du côté du Sarawak. Et pensa qu’un gars du genre ferait le contremaître idéal de sa dinguerie…

Environ une semaine après Kuala Lumpur, un peu avant qu’elle ne choisisse l’île de Subor Pulau pour terre de son aventure, nos recherches nous avaient menés à Manado, un port à l’extrême nord de Sulawesi. Là, alors qu’on était attablés dans le restaurant d’un gros Chinois devant des crevettes grillées et une bouteille d’arak, je demandai :
– Pourquoi vous voulez absolument vous emmerder comme ça ? Vous avez assez de fric pour ouvrir un resort dans n’importe quel coin à touristes. Hôtel, restaurant, bar, salle de spectacles… La dolce vita, non ?
Chulo tourna la tête avec un dédain dont elle souligna l’ampleur en crachant au loin un petit bout de carapace de crevette.
Pearl Mama, elle, reposa avec une lenteur calculée dans le bol le crustacé enduit de piment qu’elle tenait au bout de ses baguettes.
Balança le regard de ses grands yeux, à cet instant plus immenses et noirs que jamais, au fond des miens. Chuchota :
– Tu as quel âge, Haig ?
– Vingt-huit.
– Moi j’en ai dix-huit de plus.
Elle se redressa. Cambrée. Gros nichons lancés à l’assaut. Inspira.
– Je suis Pearl Mama, murmura-t-elle, en articulant chaque syllabe, comme tu t’adresses à un enfant benêt.
Elle souffla du coin des lèvres la torsade de cheveux qui lui barrait la joue.
– Je me suis voulue Pearl Mama. Je suis unique. Je me veux unique. Ce que je fais sur cette terre, il faut que ce soit unique. Tu peux comprendre ça ?
Je hochai la tête. Regardai mes mains, la serveuse en tunique chinoise rouge et or derrière le bar, la rue derrière la porte. J’avalai avec peine un caillou de salive. Acquiesçai de nouveau du menton.
Elle se détendit. Sourit. Leva son arak.
– Alors, à ta s-s-santé !
A ce bégaiement, je réalisai qu’elle n’avait buté sur aucun mot dans ses paroles précédentes.
Je me mis à trembler.
Moins, pourtant, que ce soir de la semaine précédente où je l’avais entendue chanter.
Cette fois, je réussis à attraper mon verre d’une seule main.

 

(À suivre)

 

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