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ROTTEN ISLAND 07

Publié par le 17 octobre 2020

 

Pour peu qu’on disposât d’un moteur en état de marche, de carburant et de vivres, ce qui était mon cas, on n’était jamais vraiment en mouise dans les eaux de cette partie du monde.
Le dieu créateur de l’archipel avait semé ses cailloux à pleines poignées. Grandes îles, moyennes îles, petites îles peuplés de peu, îlots stériles et déserts, rochers à peine émergents… Il était bien rare qu’on naviguât plus de trois heures sans apercevoir une terre.
Comme il était aussi rare de ne pas croiser d’autres bateaux, finisis de bois comme le mien, ferries rapides qui faisaient la navette entre deux ports, chalutiers industriels, cargos en vadrouille, yachts de riches en ballade, voiliers de sportifs, barques de pêcheurs…
Ce matin-là, pourtant, après avoir joué aux montagnes russes dans la tempête et dérivé le reste de la nuit, je me retrouvais paumé sur un océan vide à perte de vue, avec pour seuls reliefs des troupeaux de poissons-volants qui filaient va savoir où, crépitantes nuées d’étincelles d’argent.
Pas le moindre gravier colleretté d’écume pour rompre l’uniformité indigo du paysage.
Quant aux rafiots, macache. Marins, pêcheurs et touristes, moins couillons que moi, s’étaient tous réfugiés en des ports et anses tranquilles pour laisser passer la fureur des éléments.
Je consultai ma petite boussole, seul instrument de navigation dont je disposais, et mis le cap au nord, la seule direction pouvant me rapprocher un tant soit peu de Subor.
Ayant embrayé le moteur, je bloquai le gouvernail au moyen du bout de cordage effiloché prévu à cet effet, nettoyai la cabine à coups de seaux d’eau de mer et me tapai un petit déjeuner à base de Champagne australien.
Lequel, soit dit en passant, gicla pour une bonne moitié de la bouteille, à peine eus-je fais sauter le bouchon, convenablement secoué qu’il avait été pendant la nuit.
J’avais terminé la boutanche et songeai à m’en tuer une autre quand j’aperçus à l’ouest un filet de brume blanche qui grimpait, quasiment vertical pour se perdre dans l’azur.
Un regard à travers les jumelles me révéla qu’il s’agissait de la fumée d’un feu.
Je lançai la Lady Day dans la direction de ce trait blanc tendu entre deux bleus. La réponse du moteur fut de m’annoncer par une volée de hoquets que son réservoir se trouvait à sec.
Jurant, me traitant d’idiot négligent et d’autres noms de volatiles, je sautai à fond de cale, où, péniblement, de la flotte jusqu’à mi-cuisse, je roulai un fût de gasoil jusqu’à l’engin et l’abreuvai à l’aide la pompe à main.
Tandis que j’actionnai la manivelle, j’observai l’écoeurant bordel qu’était devenue ma cargaison.
La plupart des soigneux ficelages des employés de Barto lors du chargement à Sorong avaient claqué – ou glissé, ce qui, du point de vue du résultat, revenait au même. Libérées de leurs amarres, des piles entières de planches s’étaient répandues en un mikado géant, bousculant, renversant ou bien brisant tout ce qui s’était trouvé sur leurs trajectoires.
Des cartons de carreaux de faïence éventrés, leur contenu en puzzle à leurs pieds. Un siège de chiotte cassé en deux. Des boîtes de conserve flottant dans l’eau sale… et je te passe le reste.
La corvée achevée, la cuve à fuel rassasiée, je regagnai la cabine et remis les gaz.

Vingt minutes plus tard, j’arrivai en vue d’un îlot. Y était amarré un rafiot de bois de couleur bleue, assez semblable au mien, qu’aux bouteilles à oxygène, palmes et masques épars sur le pont ou pendus aux haubans j’identifiai sans peine comme un bateau perlier.
Trois petits gars maigres aux sourires de mioches m’aidèrent à amarrer la Lady Day à leur barcasse.
– Halo halo !
– Salut les enfants !
Je traversai le pont dégueulasse, gluant de débris de coquillages, puant comme un charnier à poiscailles, et sautai à terre.
L’îlot était minuscule, dôme de pierre roussâtre affleurant à la surface au milieu de nulle part. Les hommes de l’équipage, une douzaine de gamins, s’y tenaient accroupis autour du feu de brindilles qui m’avait attiré en ces lieux.
Maigres à faire peur, les mômes. Osseux. Les gueules aux pommettes et maxillaires douloureusement saillants.
De jeunes têtes de morts.
Et tous emmitouflés dans des survêtements de sport dépenaillés, d’énormes pull-overs de laine, des bonnets de rastas enfoncés jusqu’aux sourcils.
L’un d’entre eux, plus faible que les autres, était couché de tout son long sur la pierre, le souffle court et haletant, les yeux de fièvre perdus dans le ciel en feu.
Trois autres travaillaient à la machette un poiscaille à longue gueule et grande nageoire dorsale.
Un genre d’espadon.
Me demande pas le nom exact, je suis malandrin, pas ichtyologue.
Leurs pieds glissants dans d’épaisses rigoles de sang violet et moussu, les gars prélevaient des lanières de chair aux flancs de la bête qu’ils jetaient dans les braises.
– Selamat makam, bon appétit, les gars !
– Thank you, manger very good ! rigolèrent-ils en chœur, des grands sourires enfantins fendant leurs faces de squelettes.
L’espadon où je ne sais quoi agitait désespérément son museau pointu et claquait les roches de la queue, tordu de douleur muette.
Je connaissais le système : par ces chaleurs, la chair morte pourrissait très vite. Le seul moyen de bouffer du poisson frais pendant plusieurs jours, c’était de le conserver vivant.
Une tristesse infinie se dégageait du spectacle de cet îlot paumé.
De ces mioches anémiques.
De cette bête sublime, fier fauve des fonds, charcutée à l’immonde, se cabrant dans sa flaque de raisiné et de merdes graisseuses, l’œil hurlant.
Une sale pince se fermait sur ta gorge à z’yeuter tout ça, malgré la beauté des flots bleus endiamantés, malgré le ciel paisible où un troupeau de flocons d’un coton vierge jouaient dans le vent.
C’était l’enfer au mitan d’un Eden.
Une carte postale d’outre-malheur…

Le commerce des huîtres perlières, naguère une tradition, appartenait désormais, comme tous les bons business de l’archipel, à la famille du tyran Suharto qui, à son d’ordinaire, en avait confié la gestion à des salopards de confiance.
Ceux-ci, experts es cupidité, avaient augmenté le ratissage des fonds suivant la bonne vieille règle d’après nous le déluge.
On ramasse tout tant qu’il y en a, et plus vite que ça, fainéants !
Les huîtres qui vivaient entre trente et quarante mètres de profondeur, que les plongeurs parvenaient à atteindre en apnée, avaient toutes disparu. Il fallait maintenant aller les ramasser à soixante, soixante-dix mètres de fond.
On avait alors affublé les pêcheurs, en général originaire de la région d’Ujung Pandang, au nord  de Sulawesi, de bouteilles de plongée autonome, tout en négligeant absolument de les avertir des dangers de la plongée sous air comprimé et de la nécessité absolue de se ménager, à la remontée, des paliers de décompression.
Résultat : ceux qui ne n’explosaient pas un beau jour d’une embolie gazeuse en ré-émergeant trop vite voyaient leurs forces décliner au fil des plongées, leur sang s’encombrant de bulles d’azote de plus en plus dilatées, qui entraînaient des maux tels que d’immondes douleurs articulaires, de l’hypothermie – sensation de froid intense – et d’importantes dégénérescences cérébrales.
Résultat subsidiaire : la mortalité du petit personnel avait grimpé en flèche. Le vieux pêcheur de perles était une espèce disparue. On ne trouvait plus, sur ces bateaux scélérats, que des gamins de vingt berges comme ceux que j’avais sous les yeux, dont les gestes pénibles, la maigreur et les tremblements irrépressibles disaient assez qu’ils étaient déjà en bout de course.
Des forçats.
Des condamnés.
Des sacrifiés au profit de l’avidité sans limites ni discernement d’une bande d’enculés.

Un qui avait eu le temps de prendre de l’âge et du gras, par contre, c’était le capitaine.
J’étais en train de discuter gentiment avec ces pauvres gosses, mâchonnant un bout de pauvre bestiole pas trop cuit, quand il dévala de son glorieux navire et s’avança vers nous, beurré, la démarche en crabe.
– Apa ini (Qu’est-ce qui se passe ici) ?
Les mômes se turent comme des élèves en récré à l’apparition d’un pion vachard.
Le type portait un short informe tendu sur son gros bide, un blouson en jean aux manches coupées laissant voir les tatouages de ses avant-bras et un bandana de « biker » américain noué sur son front bas. A sa ceinture pendait un petit colt 22 dans un étui western.
Je me levai.
Lentement.
Prenant bien soin de déployer ma stature, du double de celle des gamins qu’il avait l’habitude de tyranniser.
– Mau apa (qu’est-ce que tu veux) ? demandai-je sur un ton peu affable.
Le hell’s angels du pauvre me jaugea de ses yeux injectés de sang, puis un sourire obséquieux plein de dents grises lui fendit le bas du mufle.
– Oh, you welcome, vous c’est bienvenu ! s’écria-t-il.
– Je suis welcome, t’es sûr, gros lard ?
– Yes ! Yes ! Very good welcome !…
S’ensuivit une conversation insipide, quelques appréciations oiseuses de la tempête qui nous avait écarté de nos routes, lui comme moi, à la suite desquelles je lui demandai :
– Je vais à Subor Pulau, tu sais par où c’est ?
– Pul… ?
– L’île pourrie.
Un éclair de compréhension embellit le temps d’un éclair ses yeux ivres.
– Oh yes ! Rotten island ! I know, I know !
– Bravo. Et c’est par où ?
– Oooooh…
Le type me posa la main sur l’épaule, m’attira à lui et pointa en l’air la saucisse noirâtre qui lui servait d’index.
– Mata-hari, you see ?
– Mata-hari : le soleil, je sais, et alors ?
– Mata-hari, répéta-t-il, me gratifiant au passage d’une goulée de son haleine de mérou crevé, you go mata-hari di bawah puluh degrés.
« Le soleil dessous dix degrés »…
Nanti de ce renseignement aussi précieux qu’abscons, je remerciai le motard des mers, saluai à la ronde, gratifiai le gosse couché d’une pression sur l’épaule, avec l’impression de filer l’accolade à un camarade arrivé à l’ultime porte, laissai tout ce laid monde à leur géhenne et repris ma route.

Mata-hari di bawah puluh degrés.
Du diable si j’y comprenais quelque chose…
J’étais pirate, moi, pas marin !
Ayant examiné l’énigme sous tous ses angles, je décidai de l’oublier et de ne me fier qu’à mon instinct.
Voyons…
A mon idée, la tempête m’avait déporté vers l’ouest. Ce qui signifiait que l’îlot des pêcheurs de perles ne pouvait être qu’un des plus septentrionaux du minuscule archipel des Ajus, seules terres, à ma connaissance, à émerger dans le coin.
Si mon raisonnement était juste, sept à huit heures de navigation nord-est devaient forcément m’amener dans les parages de ma Subor, sweet Subor.
Je naviguai toute la journée au travers d’une mer étale, droit devant, moteur à fond, me distrayant de mon ennui en m’enfilant rasade sur rasade de Champagne kangourou chaud qui me faisait dire des conneries à voix haute et ricaner comme un pochtron.
Un temps, ma trajectoire coïncida avec un courant sous-marin. La vitesse de la Lady Day s’en trouva augmentée d’un bon tiers tandis qu’une infinité de bancs de poissons l’entourait, filant dans la même direction, bien visibles au cœur de l’eau pellucide.
Des ronds, des courts, des longs, des pointus.
Des gris d’argent, des livides, des multicolores.
Des grappes de bestioles qui, pas plus nigaudes que d’autres, profitaient du courant pour voyager sans se fatiguer les nageoires.
Les domina un moment la majestueuse silhouette d’une raie géante, une manta noire comme un méchant avion de guerre, d’une envergure de quatre bons mètres.
Je rendis hommage à sa beauté en m’ouvrant un flacon et en lui chantant un air à ma façon, improvisé sur une mélodie du genre irlandais :
Salut à toi, saluuuut,
Salut ma raie du cul,
Salut à toi bébête,
Salut ma raie du cul qui pète !…

Le soleil venait de décrocher de son zénith, jaune pale comme un pinard blanc, quand un chalutier vint à ma rencontre.
Pas plus couillons que les poissons, les pêcheurs de ces archipels avaient coutume de remonter les courants, plongeant leurs filets dans des flottes qu’ils savaient giboyeuses.
Quand il fut à ma hauteur, je mis en panne et me plantai sur le plat-bord, boutanche au poing.
– Halo !
Le chalutier ralentit à son tour, toussant des glaires de fumée noire par le haut en dentelles d’une cheminée de traviole.
C’était un antique rafiot de métal jadis blanc, désormais lèpré de rouille, zébré de dégoulinades de goudron, vrillé, tordu, rafistolé de partout à coups de planches, de lambeaux de chaînes et de torsades de fil de fer.
La pêche professionnelle, comme le reste, était aux mains de la famille de Suharto et de leurs sbires.
Je t’en ai parlé un peu plus haut. Je t’ai dit leur conception carnassière du partage capital / travail, et leur peu d’inclination pour l’investissement social…
– Halo ! Chopez pas la raie, c’est la raie de mon cul, ah, ah, ah !
La houle de sillage du chalutier, le dépassant, vint chahuter la Lady Day d’un sérieux coup de roulis. Dans mon ivresse, laquelle compromettait grandement mon équilibre, j’évitai d’un tout petit poil de passer à la baille en me laissant tomber à genoux.
A bord du rafiot, une dizaine d’ouistitis s’esclaffèrent devant mes pitreries involontaires avant de s’écarter pour laisser passage à leur capitaine.
Celui-ci était une celle.
Une énorme femme qui les dominait tous de la tête et des épaules, coiffée d’une casquette naguère blanche de yachtman. Effarante matrone au mufle bovin qui se planta devant l’écoutille, cuisses écartées, larges panards encroûtés de crasse collés au pont, les poings sur les hanches, tendant vers moi deux mamelles nues, noires et ballantes de lamantin.
– Apa ? cria-t-elle.
– Subor Pulau ?
Elle pencha la tête, la main en conque derrière son oreille.
– Apa ?
– Subor. L’île de Subor. Rotten island !
Elle hocha la tête et son triple menton :
– Oooooh, ku tahu, je sais…
Elle leva un doigt aux dimensions d’une belle baudruche, désigna le soleil et meugla :
– Mata-hari di bawah puluh degrés !
Le soleil moins dix degrés, encore…
Dégoûté, je lui adressai un vague signe de remerciement, regagnai la cabine en titubant et remis les gaz.

Je me retrouvai de nouveau seul, ma barcasse gravant sa houache aux deux traits de bave à travers la plaine bleue, le grondement de son moteur dérisoire et comme noyé dans le vaste silence.

Ce fut beaucoup plus tard, après plusieurs bouteilles de pinard à bulles de plus en plus chaud, en fin d’après-midi, que je fis une nouvelle rencontre.
Alors que j’avais longé pendant deux heures un étroit fil noir au loin qui ne pouvait être que la côte d’Halmahera avant de mettre le cap à l’est, apparut soudain devant ma poupe une pirogue à balancier occupée par un homme seul.
Je réduisis les gaz, m’approchai doucement.
Alors que j’arrivai à sa hauteur, le type se leva. C’était un minuscule crapaud aux pattes écartées et aux bras grêles, bâti en cuir tanné, presque noir, sur toute la surface duquel on devinait d’innombrables tatouages à motifs de spirales presque effacés.
Vieux, le chenu.
Chauve, bossu, rabougri.
Laid comme l’antique. Plus ancien que le pépé d’un pithécanthrope.
Quels dieux facétieux l’avaient tiré du paléolithique pour le balancer là, au beau milieu de la vaste plaine bleue ?
Mystère.
Il avait une sorte de charpie de peau dégueulasse pendant devant sa bite, tenait un fil de pêche enroulé autour de son poing droit et pataugeait sur une couche de poissons aux flancs jaunes et argent qui se débattaient au fond de la pirogue.
Il me sourit de toutes ses gencives édentées et m’adressa une phrase dans un dialecte que je ne connaissais pas.
– Tac tic tac tac toc tic tac…
Je secouai la tête, exprimant mon incompréhension, tentai :
– Bahasa indonesia (Tu parles le bahasa) ?
Le gnome hocha vigoureusement la tête, ouvrant encore plus largement le trou couleur de sang qu’était sa bouche.
– Bassa ! Bassa. !
– Bon. Et mon île, tu connais ? Subor Pulau, tahu ?
– Tahu tahu.
– Di mana, c’est par où ?
Il désigna de la main le soleil, maintenant bas sur l’horizon, d’un bel orange d’affiche publicitaire.
– Mata-hari di bawah puluh degrés !
Putain, ils commençaient à me plaire, avec leur mata-hari moins dix degrés !
J’envisageai un instant de sauter sur la pirogue pour assommer le birbe à coups de bouteille, ou bien de le dépouiller de sa peau pour m’en faire un abat-jour style « arts premiers », mais je choisis de m’octroyer une rasade et de le prendre à la rigolade.
– Puluh degrés, oui, c’est ça. Super. Cool. Merci, hein ! Allez, bonne pêche, l’ancêtre, à la prochaine…

Le soleil vomissait du sang sur l’horizon d’ouest, me menaçant clairement d’une disparition proche, décidé à s’en aller éclairer l’autre versant du monde, alors que j’étais toujours paumé dans du grand vide liquide maintenant d’un bleu sombre, dense et froid.
Les quelques sept litres de mousseux ingurgités pendant la journée, qui me faisaient compisser l’océan tous les quarts d’heure, avaient à l’évidence faussé mon jugement et mes capacités d’orientation.
Selon tous mes calculs, l’île aurait dû se trouver là.
Pourtant, j’avais beau scruter tous les horizons aux jumelles, de deux choses l’une : soit j’étais trop ivre pour la voir, soit elle n’y était pas.
Quelle merde !
Résumons : j’avais si peu dormi ces dernières quarante-huit heures que ce n’était même pas la peine d’en causer. Je ne pouvais pas prendre le risque de me laisser dériver cette nuit, sous peine de m’emplâtrer un récif. J’avais bien une ancre, du plus petit modèle qui fût, reliée à une courte chaîne, mais elle ne permettait d’accrocher la Lady Day qu’à un rocher, un fond de lagon ou de bassin de port. Et sûrement pas dans les profondeurs indigo qui m’entouraient.
Poisse de poisse !
J’avais arrêté le moteur, dont le ronflement finissait par me courir sur le haricot, et, planté sur le château arrière, empli de vinasse chaude jusqu’aux oreilles, je hurlai d’une voix forte sinon assurée des promesses de sodomie à Dieu, sa mère, ses grand-mères et filles, sans oublier ses cousines germaines, quand le ciel, pas rancunier, décida de me répondre.
Ce n’était rien qu’une bribe de ritournelle au fond de l’infini.
Un chuchotement de notes.
Un carillon si lointain qu’il semblait irréel.
Mais c’était bien là, quelque part dans cet infini.
Du son.
De la musique.
Je m’immobilisai. Tendis l’oreille. Suspendis mon souffle.
C’était bien une mélodie sans aucun doute jaillie de puissantes enceintes, impalpable brume sonore qui venait jusqu’à moi, flottante sur l’onde.
Tandis que j’écoutais, tout mon être concentré sur mes esgourdes, une voix se mêla au piano.
Je reconnus l’air.
C’était « Mylord », d’Edith Piaf.

A… é… euné… y-ord…
Ou… oir… à… a… able…

Chulo.
Pearl Mama.
Elles avaient installé la sono et commencé leurs répétitions.

Ou… avé… amais… ue…
Ne… uis… u… ille… u… ort…
U… omb… e… a… ue…

Le son m’arrivait du sud, soit la direction opposée à celle que j’aurais pariée – merci le mousseux !
Je dévalai du toit, manquant de me casser la cafetière à la réception, adressai une vague excuse au personnel féminin de la famille divine, démarrai le moteur et braquai la Lady Day vers l’austral.
Moins d’une demi-heure plus tard se dessina dans mes jumelles la forme bien reconnaissable de chapeau cabossé posé sur la mer de Subor Pulau.
Juste là. Devant.
Sous le soleil moins dix degrés, si tu en croyais les rumeurs…

Mais vous pleueueurez, Mylord ?
Ça… j’l’aurais jjjjamais cru !

(À suivre)

 

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