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ROTTEN ISLAND 12

Publié par le 21 novembre 2020

 

J’ouvre la porte d’un coup d’épaule.
J’avance.
Du coin de l’oeil, j’aperçois Pearl Mama sur la scène. Elle a le pied sur une chaise, la guitare sur sa cuisse.
Chulo s’est plantée près de la table de nos convives, légèrement penchée sur le vieux flic, avec lequel, faux sourire à la bouche, elle échange des paroles qui paraissent amicales. Kiri, lui, est assis avec Tara sur ses genoux, une main serrée sur sa hanche, l’autre sous sa jupette. Il tire la langue et la fait frétiller dans une invite obscène. La mignonne rit forcé, les yeux baignés de larmes.
Le gros à chemise flamboyante trempe le pif dans son verre. Debout derrière lui, Tida lui masse les épaules de deux mains qui semblent minuscules. Sur ses ongles, le vernis noir à paillettes grises est écaillé.
Je franchis les cinq pas qui me séparent de la table, baisse le bras, vise, aligne la gueule blanche de Kiri.
J’ai sous-estimé à la fois la vitesse de réaction du salopard et sa force, étonnante chez un être aussi chétif. Á peine m’a-t-il aperçu qu’il est debout. Dans le même élan, il soulève Tara par les cheveux et l’entrecuisse. Il l’envoie sur moi, comme il jetterait un sac de riz.
Elle me tombe dessus, poussant des couinements que je n’entends pas.
Sa chute dévie mon tir.
Bang !
Ma balle s’en va percer la table sans même casser un verre.
Là-bas sur la gauche, Pearl Mama s’est jetée à terre. La guitare claque sur les planches. Les cordes aboient un son discordant.
Chulo a un geste vif vers l’arrière de son falzar. Elle en ramène un automatique. Noir. Mufle court. Posément, elle le braque sur la face du vieux flic. Lui tire dans l’œil.
Le vieillard continue de sourire, l’air con, l’orbite sanglante.
Je m’abats sur le côté, Tara sur moi. La pointe de ma hanche et celle de mon coude cognent les planches. Un double éclair de douleur me traverse. Tara roule sur elle-même. Le bord de sa robe accroche le chien de mon colt et me l’arrache des mains. Il glisse sur le sol en tournoyant, s’éloignant de moi.
Sur la terrasse aussi, la bagarre a commencé. Les matelots braquent leurs flingues vers le côté, crosses aux épaules, têtes penchées, identiques parfaitement synchronisés. L’un d’eux gicle en arrière. Des geysers de sang explosent en travers de sa poitrine. Ce sont Wayan et Small qui arrosent, hors de mon champ de vision.
Je rattrape mon flingue d’un réflexe, m’insultant intérieurement.
– Quel con, quel con !…
Soudain, mes sens se figent. Autour de moi tout se transforme en un film au ralenti. Le silence se fait.
Cotonneux, le silence. Ouaté. Comme sous l’eau. Laissant deviner le vacarme derrière, coups de feu sur la terrasse, hurlements des filles, bordée de jurons et de feulements qui jaillissent de toutes les gorges.
Kiri est planté devant moi. Sa main d’oiseau s’élève, dessine un cercle, centimètre par centimètre. Passe devant sa poitrine. S’enfouit sous le pan gauche de sa veste.
Je pense à toute vitesse. Peut-être que je crie.
– Son flingue, il sort son flingue, sonflinguesonflinguesonfl…
Derrière l’albinos, à trois mètres, le gros a le même geste de la main que lui, fonçant avec une lenteur surnaturelle vers son holster d’aisselle.
Kiri a les lèvres retroussées, comme un chien qui va mordre. Un fil de salive couleur d’argent s’étire entre ses canines.
J’ai récupéré la prise sur la crosse de mon Redhawk. Je le soulève. Il pèse des tonnes.
Toujours à gestes jumeaux, les coudes pareillement levés, les faces déformées par leurs grimaces de haine, Kiri et le gros dégainent. Le petit clown a un calibre extra-plat, couleur or. L’obèse, c’est un 45 chromé.
– Putain ils vont vite, vite, vite…
Mon pouce peine à tirer le chien. Mon index glisse sur la détente comme s’il était recouvert d’huile. Le canon vacille, tremblant, incapable de se fixer.
Le crachat de poudre embrasée d’un coup de feu au bout de mon poing. Le côté droit de la face de Kiri se déchire au moment même où il tire à son tour. Il vacille, hurle en silence, tourne sur lui-même. Sa balle s’écrase sur les planches du sol. De minuscules échardes me fouettent la joue. L’une d’elles tout près mon œil. Des gouttelettes de sang pulvérisé s’échappent de la joue de Kiri. Plus loin, le gros sursaute alors que son épaule explose. C’est Roman qui lui a tiré dessus. Ce brave Roman, debout à côté de moi. Le fracas de l’Armalite me parvient assourdi comme une succession de coups de cymbale lointains.
Je me suis levé, je ne sais pas comment.
Mon colt est braqué sur le visage ensanglanté de Kiri. Chulo lui a posé le canon de son flingue sur la nuque. Roman a le sien pointé sur la poitrine du gros.
Kiri lève les deux mains en criant :
– Brenti ! Stop ! Brenti !
Le gros pose son 45 sur la table et lève son bras droit. Le gauche pend, ruisselant de rouge.
Sur la terrasse, c’est le carnage. Les cinq marins sont à terre, leurs fringues blanches déchiquetées et ensanglantées aux endroits des impacts. Chulo plante le canon de son colt dans la nuque de Kiri qui crie encore :
– Brenti ! Stop !…

Quand des événements violents adviennent avec cette brusquerie, les instants qui suivent te paraissent irréels.
Le fameux Mozart après Mozart, si tu vois ce que je veux dire.
C’est comme si l’écho des explosions de folies toutes plus furieuses les unes que les autres continuait de secouer le plan physique de ton existence. Pour parler moins pompeusement, étant homme de sac et de corde, pas conférencier, tu croirais te retrouver transporté avec armes, bagages, peau et roubignoles, dans un film d’action en technicolor.
Un décor.
Une fantasmagorie.
Du chiqué.
Seule l’odeur caractéristique, bien palpable, presque solide, de la fumée des coups de feu, sorte de mélange de corne brûlée et de métal brûlant, qui stagne longtemps après le dernier hurlement du dernier fusil, te rappelle que tu y es pour de vrai.
L’œil du cyclone.
Le cœur de la tourmente.
Le milieu de la merde.
Et que ne se trouve aux alentours aucun couillon engoncé dans un fauteuil de toile pour crier : « Coupez, on va la refaire ! ».

Tableau.
Au centre : Kiri. L’enflure pointe son bijou doré de flingue au plafond de la main droite. De l’autre il presse ce qui paraît être une pochette de soie sur sa joue. Le tissu s’imprègne lentement de rouge. Les doigts sont de la même blancheur que le tissu.
Devant lui, moi. Les genoux fléchis dans la position du tireur professionnel, je pointe mon Redhawk à deux mains en direction de son front. De l’autre côté, en symétrie, plantée de biais, Chulo lui vise la nuque de son petit colt noir, l’autre bras élégamment levé, dans une pose d’escrimeuse.
À ma droite, Roman tient lui aussi Kiri en joue, la crosse de son Armalite fichée au creux de l’épaule, la tête penchée, l’œil au viseur,  les deux pattes écartées, aussi figé, rigide et déterminé qu’un soldat de plomb.
Derrière Kiri, le gros type se tient l’épaule gauche. Tout ce côté de sa chemise chamarrée est en sang. Il souffle comme un cachalot, à gros traits courts.
– Han… Han… Han…
À la lisière de ma vision, je distingue Tara, raide comme au garde à vous, se mordant les deux poings. Le haut de sa robe déchirée laisse s’échapper un sein pointu, au téton noir raidi par la trouille. Plus loin, sur la scène, Pearl Mama s’est relevée et contemple la scène les yeux écarquillée, sa bouche dessinant un O épouvanté. D’instinct, par habitude, peut-être, elle a posé la main sur le micro, comme si elle allait se mettre en entonner une de ses ritournelles.
De l’autre côté de la table, Tida accroupie contemple le corps du vieux flic dont la moitié de gueule restante baigne dans un jus de sang et de cervelle semblable à un vomi de vinasse que le plancher absorbe rapidement.
Derrière tout ça, sur la terrasse, les cadavres des matelots et leurs fusils en désordre, étendus dans leur flaque de raisin respective. L’un d’eux tressaute encore, comme traversé d’électricité.
Small et Wayan s’approchent d’eux, fusils pointés, crosses coincées sous les aisselles. Small est pâle. Il boite, sans doute touché à une jambe, et tient levée sa main gauche à laquelle manque un doigt et dont s’écoule un filet écarlate sinuant le long de son bras.
Tous deux s’immobilisent quand déboule une dizaine de nouveaux matafs en uniformes blancs qui se déploient en ligne, comme à l’exercice, le long du bord de la terrasse. Leur mouvement paraît étrange, irréel, extérieur à la scène, faisant absurdement penser à ces fonds d’écrans des vieux films devant lesquels les acteurs en studio continuaient de jouer. La moitié d’entre eux braquent leurs fusils sur l’intérieur du saloon. Les autres sur Small et Wayan. Je pense :
– Bon sang, mais ils sont combien sur ce putain de rafiot !
Et c’est en entendant les claquements des culasses des flingues de ces nouveaux arrivants que je me rends compte que mon audition est revenue, à peu près normale, avec en fond un son aigu continu.

– Well, ladies (ladishshsh) and gentlemen…
Kiri tapota une dernière fois la pochette de soie sur sa joue puis contempla pensivement la tâche rouge qui y était imprimée. Il n’avait rien. Juste une estafilade. Un trait écarlate sur son fond de chair blafarde, qui allait du côté de sa narine à son oreille. Je l’avais raté, cette salope.
– J’ai le dépit de constater que nous ne sommes pas les bienvenus…
Il gloussa d’un rire qui sembla sacrilège, flottant au-dessus de cette scène de carnage, aussi incongru et déplaisant que le sifflement d’un jet d’urine sur les dalles d’une chapelle. Il jeta un œil au canon de mon flingue, puis à celui de Roman.
– Je suis un homme intelligent. Je pense que vous aussi vous êtes des gens intelligents. Alors voilà ce que je propose…
Il glissa d’un geste souple, quasi-indifférent, son pistolet d’or à l’intérieur de sa veste, comme on range un briquet de prix après avoir allumé son clope. D’un infime mais sec mouvement du menton en direction du gros type, il lui ordonna de faire de même. Celui-ci, en chien de garde bien dressé, obtempéra immédiatement, récupéra de son bras valide son arme sur la table où il l’avait jetée et la replaça dans son holster. Ce que voyant, les matelots en ligne sur la terrasse, abaissèrent leurs fusils, tout en continuant de darder sur nous et sur Small et Wayan les durs regards de leurs yeux noirs, pommettes saillantes, mâchoires tendues.
Kiri tourna lentement sur lui-même, avec cette souplesse de danseur qui le caractérisait, à croire qu’il allait sautiller un entrechat.
– La mort, la mort, la mort… siffla-t-il.
(Deashshs, deashsh, deashsh…)
Il se planta devant moi et m’adressa un sourire presque câlin, ses yeux pâles emplis d’une expression de commisération fausse comme la montre d’un revendeur de rue, qu’on savait jouée et que cette certitude rendait encore plus exaspérante. Il leva les deux mains, paumes ouvertes, comme un prêtre qui salue ses ouailles à l’issue d’un sermon et ce geste qui eût semblé apaisant chez tout autre individu conservait chez lui on ne savait quoi de reptilien.
De menaçant.
De dangereux.
– Assez de morts. Soyons intelligents, vous et moi. Restons-en là, pour cette fois. Nous allons ranger tout ce déplorable fatras et repartir, mes hommes et moi. Et vous autres, vous allez continuer votre petit business merdeux qui ne m’intéresse pas beaucoup, de toutes manières. Et peut-être qu’on se reverra plus tard, dans d’autres circonstances, qui sait ?…
(Who knowssssss ?…)
Je rangeai mon arme dans mon holster et acquiesçai.
Oui, tu as bien lu : j’acquiesçai.
Maudit soi-je, j’acquiesçai !

Après coup, rien n’est plus aisé que de jouer le docte, le sage, l’avisé.
De dire : « je n’aurais pas du ».
De s’enguirlander. De se battre le cul. De se vouer à tous les diables et à leurs sœurs et tutti patati, et tutti patata.
À présent que me voilà assis sur le dur sable de cette grotte, à écrire sur ce petit carnet rouge à la pauvre lueur de ce feu de braise dont la fumée me pique les yeux, c’est facile.
« Je n’aurais pas du »…
Mon pauvre Haig, c’est bien pire que ça !
La vérité, c’est que ce hochement de menton et le geste de baisser mon colt au lieu de tirer une balle à travers l’immonde face blafarde de cette vermine ont été parmi les pires erreurs de mon existence.
Pour ma défense, j’ajoute que je ne fus pas le seul à commettre cette bourde. À côté de moi, Roman se détendit d’un coup, leva son Armalite, crosse dans saignée du bras et laissa échapper une série de gros soupirs de soulagement.
– Pouououffff… Et bé… Té… Té… Pouououffffff….
Chulo se redressa lentement, comme à regret, glissa son petit flingue dans la ceinture de son pantalon, contre son ventre, jeta sur toute la scène un de ces regards dédaigneux dont elle avait le secret, repoussa machinalement son chapeau en arrière et résuma son opinion en crachant un jet de salive à ses pieds.
– Pfiit !… Por dios…
Tara et Tida titubèrent l’une vers l’autre et s’enlacèrent en se murmurant des paroles de consolation.
Enfin, Pearl Mama, ayant sauté de scène et nous ayant rejoint, se planta devant Kiri, les poings sur les hanches, cambrée comme une matrone en colère.
– C’est ça, lança-t-elle, va-t-en d’ici, p-pauvre merde. P-p-partez tous !
Chulo cracha de nouveau et ajouta :
– Et n’oubliez pas d’emporter vos morts, cabrones !
– Peuchère oui, renchérit Roman, nettoyez tout ce bordel que c’est votre faute, Ô misère de misère que vous êtes !
Sur la terrasse, le matelot agonisant cessa soudain de trembler et se vida en un long pet sonore qui fut, somme toute, la conclusion de cette triste séquence.

Ils regagnèrent le yacht, les matelots vivants portant les matelots morts et le vieux flic à la face emportée, deux d’entre eux soutenant l’obèse blessé, leur chef à tous les précédant d’un pas sautillant, frêle silhouette pastel, sans daigner jeter un regard en arrière.
Nous les regardâmes à peine occupés que nous étions à secourir le copain Small.
Il nous avait rejoint, avait jeté plutôt que posé son fusil-mitrailleur sur une table et s’était laissé tomber de toute sa masse dans un fauteuil, faisant sursauter tout le parquet, l’air hébété, le regard un peu absent fixé sur sa main gauche mutilée, la mâchoire pendante.
– Small ? Ça va, vieux ?
J’examinai rapidement sa blessure à la cuisse. Rien de grave de ce côté-là. La balle de petit calibre – du 5,45, apparemment – qui l’avait touché avait traversé la chair sans toucher l’artère, laissant un trou d’entrée et un trou de sortie bien nets. C’était à peine si la toile percée de ses jeans était marquée de sang.
L’emmerdant, c’était sa paluche. L’annulaire avait quasiment disparu, à part un moignon de première phalange où ne subsistait qu’un tout petit tronçon du L, troisième lettre du mot « hell » qui y était tatoué.
– Boogaerts ! appelai-je à pleine voix.
Chulo, penchée comme moi sur la blessure, émit une série de claquements de langue désolés. Pearl mama gémit :
– Oh, fuck, Small, my poor dear…
– BOOOOOOGAERTS ! criai-je de nouveau. Amène-toi, bordel !
Il apparut à la porte de la cuisine, surgissant du trou de souris où il avait du planquer sa trouille, ridicule petit bonhomme bedonnant en bermuda à carreaux de touriste américain, un bob informe au rebord gondolé sur la tronche.
– Presse ! On a besoin de toi ! lui lançai-je tandis qu’il s’approchait.
– Qu… qu… qu’est-ce que tu veux que je fasse, bégaya-t-il, effaré. Je suis dentiste, moi, pas toubib !
Il lut dans mon regard ma forte envie de lui remodeler la face à coups de crosse, la ferma, s’accroupit devant Small et lui prit délicatement la main.
– Aïe, aïe, aïe, c’est pas joli, bougonna-t-il entre ses dents.
Joli, effectivement, ça ne l’était pas. La plaie était irrégulière, déchiquetée, entourée de bouts de peau déchirée, et en pendait un tortillon de chair sanguinolente.
– Il faut égaliser, nettoyer… marmonnait Boogaerts. Surtout, il faut désinfecter…
Il se redressa.
– On a des antiseptiques ?
– J’ai bien peur que non.
Souventes fois, pendant le chantier, on avait eu affaire à des petits bobos. À chaque fois, on les avait soigné à la gnôle et à l’eau du lagon. À chaque fois aussi, je m’étais juré d’importer dans l’île de quoi prodiguer les premiers soins. Et à chaque fois, ça m’était sorti de la tête.
Voilà où on en était !
Une belle brochette de connards inconscients.
Pas de radio pour nous relier au reste du monde et demander du secours en cas d’urgence. Pas de médicaments. Pas même de pansements !
Si ce n’était pas de l’imprudence, ça…
– De l’alcool à 90 ? insistait Boogaerts.
– Non.
– On peut mettre du whisky, suggéra Roman, ou bien de la vodka, té !
L’arracheur de ratiches haussa les épaules et demanda aux filles, toujours enlacées, si l’une d’entre elles avait de l’alcool médical. Tida hocha la tête, se défit doucement de l’étreinte de Tara et se mit à courir en direction des bungalows.
– Ça fait mal ? demandai-je à Small.
– Qu’est-ce que tu crois ? me rembarra-t-il. Et il grimaça un sourire assorti d’un clin d’œil à l’attention de Betty Boop, laquelle, s’étant approchée sans que je la remarque, accroupie à l’asiate à quelques mètres, fixait sur son géant chéri des grands yeux inquiets.
Je me tournai vers Chulo.
– Tu peux lui donner de l’héroïne, ça le soulagera ?
– No problemo, fit-elle, avant de sortir à son tour.
Tandis qu’elle longeait la grève, le yacht de Kiri, dont j’avais entendu sans y prêter attention le moteur démarrer, commença de s’éloigner lentement du débarcadère, en marche arrière, merveilleuse machine immaculée dansant doucement sur le flot parfaitement bleu.
– Bon vent, crevure, souhaitai-je intérieurement. Et que Dieu fasse que je ne revoie jamais ta sale gueule !
Je ne sais pas si Dieu m’entendit. Ce qui est sûr, par contre, c’est qu’il ne tînt aucun compte de ma supplique.
Le yacht vira lentement de bord, avec une sorte de majesté, et nous pûmes alors voir qu’il traînait en remorque le dériveur de Roman qui plongeait et remontait sur la houle de son sillage, la baume oscillante.
– Oh funérailles, rugit Roman. Oh les garces ! Mon bateau !
Il bondit sur la terrasse, épaula et, de rage, tira plusieurs rafales de trois balles inutiles, vu la distance qui séparait déjà l’attelage de l’île, en répétant :
– Enfants de putains !… Peuchère !… Oh enfants de putain !…
En réponse, le pilote du yacht, ou bien Kiri lui-même, actionna brièvement sa corne de brume, en un salut ironique.
– Pooooooow !…

Boogaerts restait planté devant Small, ayant repoussé son infâme bob en arrière, dévoilant une calvitie qu’il grattait de l’index, tâchait sans y parvenir d’avoir l’air docte. Pearl Mama avait enlacé brièvement Tara, lui chuchotant au passage des paroles consolantes, et avait gratifié Betty Boop d’une caresse sur sa crinière frisée, n’obtenant en retour qu’une sorte de gémissement continu, une plainte de chiot souffrant, tandis que le regard de la petite restait fixé sur l’Australien. Puis notre chanteuse vedette s’était laissée tombée sur une chaise, les coudes sur les genoux, les pieds un peu en dedans, les seins ronds menaçant de s’échapper de l’échancrure de son tee-shirt, et s’était frottée à deux paumes un visage dont l’émotion avait repeint en livide le teint habituel de caramel chaud.
– Quelle merde ! soupira-t-elle.
Planté au milieu de mon petit monde désemparé, je glissai les deux pouces dans mon ceinturon, fidèle à mon personnage de cowboy.
– On va s’en tirer, assurai-je.
Pensant par devers moi que Kiri avait renoncé et battu en retraite assez facilement et qu’au final un doigt de Small était un prix abordable pour une telle algarade.
Ce qui, comme les minutes suivantes le démontrèrent, constituait de ma part une nouvelle connerie dans une journée qui en avait pourtant été fertile !

Sur la grève, Tida revenait, une trousse de secours à la main. Au moment où elle croisait Chulo, je vis débouler de la lisière des bois le petit Suni, qui avait du s’y planquer pendant la bataille, courant vers la Cubaine en poussant des cris.
– Boss, look !
Chulo s’immobilisa, surprise. Suni lui désigna d’un bras frénétique le débarcadère et tous deux se mirent à courir dans cette direction.
Pearl Mama releva le visage.
– Qu’est-ce qu’il y a encore ?
Small tendit sa main valide vers le ponton. Roman porta une main à son front.
– Funérailles !
Je plissai les yeux, observant la Lady Day. Une vague d’effroi et de désolation m’engloutit la poitrine lorsque j’aperçus une lumière dansante jaune à l’intérieur de la cambuse et la couche d’air qui dansait au-dessus de la cale ouverte.
Tremblant, l’air. Vacillant. Trouble comme au-dessus du bitume d’une route sous un soleil brûlant.
Le feu !
Et, à mon tour, je me mis à courir comme un dératé, le pas maladroit dans mes lourdes bottes sur le mortier mou de sable et de débris de coquillages de la plage, vers la barcasse rouge vibrante de l’incendie qui la dévorait.

Quand j’arrivai à proximité, des flammes jaillissaient déjà de la cale, empuantissant les alentours d’une violente odeur d’essence qui piquait les yeux.
Il n’y avait rien à tenter.
Abasourdis, Chulo, Suni et moi, bientôt rejoints par quelques autres, regardâmes flamber notre bateau, notre unique véhicule, notre seul lien avec le reste du monde.
Que pouvions nous faire, sinon rester plantés là, yeux écarquillés et sanglotants, belle brochette d’abrutis ?
Sinon nous désoler devant l’ampleur de la catastrophe ?
Sinon maudire ce salopard de Kiri qui avait envoyé ses hommes renverser les fûts de carburant qui se trouvaient à bord avant d’y coller le feu ?
Le brasier ronflait d’un grondement de chien s’apprêtant à mordre. Du bois craquait, produisant le son de branches qu’on brise en deux sur son genou. La peinture rouge gonflait en cloques qui ne tardaient pas à se déchirer comme les pustules d’une peau malade. Les deux minces planches qui servaient de passerelles prirent feu en même temps et se consumèrent à la vitesse de deux allumettes avant de s’effondrer en cendres et tronçons noircis. Déjà, une vague faite d’une seule flamme bleue filait à la surface du débarcadère.
Soudain, à l’arrière, le moteur explosa.
Tant la violence de la déflagration que la vague de chaleur nous fit tous reculer de plusieurs pas, les bras levés devant les visages en dérisoires protections. Des éclats de la dunette pulvérisée, réduite à des planchettes déchiquetées et des fléchettes d’échardes jaillirent de tous côtés, certains des débris venant en sifflant se ficher dans le sable à nos pieds.
Alors que l’arrière de la Lady Day s’enfonçait rapidement dans l’eau, s’en s’envola une épaisse colonne de feu à la base rouge et à la chevelure de fumée noire, épaisse comme un goudron, se précipitant, à la fois rectiligne et torturée, au travers de l’azur.
Au loin, en écho à l’explosion, résonna la corne de brume du yacht de Kiri, sur un rythme particulier.
– Pooooooooow !… Popopow !… Pooooooooooow !…
Une scansion presque joyeuse, qui ne pouvait qu’évoquer le rire sardonique d’un sale gamin ravi de sa blague.

(À suivre)

 

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