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Les Wallis de Kons 07

Publié par le 1 mai 2021

 

L’échalas nouveau est arrivé.

 

Résumé : Kons, voyageur du genre rugueux, grand connaisseur du Pacifique sud, est embauché par un journal de Wallis et Futuna. Il comprend vite que, pour Kiko, le gérant, et les autres associés, il est là pour faire le travail, fermer sa gueule, qu’il a grande, et surtout, surtout, ne pas regarder sous les tapis. Le changement de propriétaire du canard et l’arrivée aux commandes d’un ancien flic n’est pas pour lui plaire…

Kiko est transfiguré. C’est le grand jour. Il lâche officiellement les rênes du canard. Le bateau qu’il se fait construire depuis des années n’est pas encore terminé, mais à sa gueule on voit qu’il sent déjà l’air du grand large. Il masque sa fébrilité sous un calme feint, lui qui d’ordinaire oscille entre les extrêmes : en mode monté sur ressorts au point d’en être pénible à force d’agitation communicative, que viennent entrecouper des épisodes mutiques qui tiennent plus de l’apathie que d’une quelconque plongée dans des réflexions profondes.

Il y a forcément eu des tractations foireuses entre lui et le dénommé Rodineau, nouveau proprio du journal, mais je ne suis au courant de rien, ne reçois des informations que par bribes ou trop tardivement, comme tout bon cocu qui se respecte.
Une séance de présentation était prévue au bureau, avec les deux loustics du premier jour, les « z’associés », et les trois Wallisiennes de la rédaction. Pour des raisons qui restent obscures, le timing foire et ça ne se fait pas. Au final, c’est à l’office des postes où Kiko et moi apportons diverses bricoles à destination de Nouméa que je croise le bonhomme, le bientôt Citizen Kane de l’archipel, occupé à échanger des bons mots sur le mode jovial avec des Wallisiens.
Un grand type, plus long que la moyenne, la cinquantaine sonnée et le sourire trop grand. Apprenant de la bouche de Kiko qui je suis, son larbin attitré, cet abruti me serre la pogne à m’en faire péter les os.
Sur le mode jovial.

Plus tard, au bureau, pour la présentation officielle, le gars affiche un sourire à faire de la réclame pour du dentifrice, en harmonie avec les manières et la dégaine d’un V.R.P. comme je les aime.
Propos sans importance. on reste en surface, aucun relief, ni de sa part, ni de la mienne.
Pour moi, la messe est dite, mais je m’abstiens de le montrer. Je veux que le nouveau roi des lieux garde en lui une touche d’incertitude à mon sujet : « Restera ?… Restera pas ?… » Un flou qui me servira à limiter la pression sur ma personne, le jour où elle me tombera dessus, inéluctable.
Je sais que des gens d’ici, et pas des moindres, l’ont dans le collimateur, en connaissant sur lui plus que je n’ai pu en découvrir. Normal : la discrétion est de mise. Je devine cependant que ce n’est pas seulement son ancienne activité de flic des Renseignements généraux qui lui colle aux basques. Il y a autre chose, sans doute du ressort des affaires privées, en tout cas une mauvaise odeur dans les coins.
Ne pas oublier que ce genre de poulets, dont l’occupation est de naviguer en douce, ont la réputation d’être des vicelards…
En outre, je garde en tête une confidence de Kiko sur les accointances de Rodineau avec un brasseur d’affaires connu dans le Pacifique, qui partage son temps entre la Nouvelle-Zélande et Nouméa. Du beau linge. Un gros poisson du business français dans cette région du monde, dont le frère a, en sus, de gros intérêts à Tahiti. Il m’est arrivé de bouffer avec le frangin à Papeete. Très urbain, le requin !
Tandis que les verres se suivent et se ressemblent au pot d’arrivée, j’écoute de toutes mes oreilles mais je ferme mon bec.
Inodore, le Kons. Incolore. Insipide.
Du coup, l’échalas se lâche et se pavane, joue les tambours-majors de la fanfare des branquignoles. Il ne va pas jusqu’à entreprendre de m’apprendre mon boulot mais se fait fort de m’instruire de la façon dont fonctionne le pays et de me présenter (décidément, c’est une manie chez ces gens-là) à, je cite, « ceux qui comptent sur le territoire ».
Forte impression que le gars a surtout un grand besoin de reconnaissance…

Je ne sais par quel miracle je n’ai pas glissé ce soir-là deux ou trois conneries bien dans mon genre, histoire de gentiment plomber l’ambiance et faire opinément grincer les dents des convives. À peine sorti, je cours me décrasser de ces singeries et de toutes les sottises entendues au Yéti’s, à grands renforts de whisky.
Comme on pare toujours trop vite les morts de toutes les vertus, j’en suis presque à trouver Kiko sympathique.
– C’est quoi, le syndrome de Stockholm ? me dis-je.
Là-dessus, je tasse un dernier avant de laisser le bar aussi vide qu’à mon arrivée pour aller trouver le sommeil.

Quelques jours passent. Comme prévu, la tension naît dès les deux premières semaines et s’installe durablement entre Rodineau, Kiko et ma pomme. Les Wallisiennes y échappent, du fait de la nature de leur travail, strictement d’exécution. Sont épargnés aussi les deux « z’associés » qui sont avant tout des amis de Kiko, plus que de simples bailleurs de fond. Pas fou, l’échalas les ménage et prend garde de ne pas les exclure du système, soucieux de se ménager des alliés en cas de coup plus ou moins dur.
Pour le reste, c’est emmerdes à tous les étages.
Chassez le naturel, il revient au galop. En bon ex-flic, Rodineau ne tarde pas à installer un système pervers de suspicion, met son nez partout et pour tout, cherche à redire sur chaque article ou presque. Tout en persistant à conserver sa façade de bon humaniste volontiers donneur de leçon, il se révèle en fait tyrannique jusqu’à friser le ridicule.
J’arrive à garder mon sang-froid, mais l’exercice est difficile. D’autant plus que, continuant à laisser traîner mes oreilles, je me rends compte que les relations dont Rodineau se vante avec des politicards locaux, des chefs coutumiers et les rares patrons d’entreprises de l’île ne sont pas aussi bonnes ni aussi étroites qu’il le laisse supposer.

Ma défiance grandissant, je sors de moins en moins et me force à des nuits calmes, histoire de garder la tête froide.
Je suis de plus en plus curieux à propos des motivations de l’individu.
S’enterrer comme ça à Nulle-part / Mer, à trois heures de vol de Nouméa ?
Y a embrouille. Forcément.
Il clame trop fort et trop souvent son amour du pays pour que j’y croie.
Des rumeurs disent qu’il est revenu sur l’archipel pour rejoindre une Wallisienne dont il a eu un enfant pendant un précédent séjour il y a des années.
Mouais. Plausible.
Possible aussi qu’il soit revenu tout simplement pour palper un maximum de pognon tout en continuant à toucher une retraite de fonctionnaire « indexée », c’est à dire doublée, avec en prime de la fesse assurée.
Mouais. Trop simple…
Ce qui pique le plus ma curiosité, c’est son rapport avec Tavel, l’homme d’affaire de Nouméa. Une relation étroite et pour le moins étrange : un vague fonctionnaire, sous-fifre de l’Intérieur, et un ponte du Caillou qui fait son beurre dans le transport maritime de marchandises en tout genre.
Être une pointure à Nouméa, cela signifie être mouillé en politique, ou avoir en réserve un gros sac de fric, voire les deux. Relations ET pognon.

Bouffe avec Kiko. À l’approche de son départ définitif, dès que son voilier sera prêt, les angles se sont arrondis entre nous. Il me confie que Sa Grandeur l’échalas nourrit avec Tavel des projets pour développer le journal.
– C’est à dire ?
– Vague. Je ne sais rien précisément, mais du fric va arriver, c’est sûr.
– Parce que ?
– Parce que Rodineau n’est pas riche. Il ne va pas claquer le peu de blé qu’il a à fonds perdus dans un canard de sous-préfecture. Et ce n’est pas Tavel qui va se mettre à écrire des articles, donc…
Je bascule ma bière samoane, saluant intérieurement la lucidité de Kiko, tout en me disant que le bougre en sait plus qu’il ne le laisse entendre.
Sa machine à causer s’étant emballée, il branche un Wallisien qui mange à côté et quitte la table en me faisant le coup du « je reviens de suite ».
Soudainement au calme, il me revient en tête que, dans les tous premiers jours qui ont suivi mon arrivée, il m’avait mis sous le nez une pile de journaux qu’il avait sélectionnés à mon intention, afin que je m’informe des marronniers auxquels je ne pourrais pas couper mais aussi des affaires d’importance qui agitent le coin.
– Plonge-toi là-dedans, les thèmes principaux sur lesquels tu vas bosser…
Dans le fatras, il y avait plusieurs articles de l’hebdo portant sur un projet de ferry-boat entre Wallis et Futuna, projet où se trouvaient en concurrence une société calédonienne et… Tavel !
Si ça se trouve, j’ai les cartes en main depuis le tout début…
Quand Kiko revient à la table, je le branche sur Tavel, mais il esquive.
– C’est fini pour moi. Tu te feras une idée par toi-même.
Je n’insiste pas, car le le sens fatigué par toutes ces histoires, je le saurais plus tard plus abracadantesques les unes que les autres et, pour certaines, valant leur pesant d’or – au sens propre.

Les semaines suivantes, je pose des questions sur Tavel, comme ça, en passant, à divers interlocuteurs. Les réponses sont tranchées. Soit Tavel est une ordure, soit c’est un type très fort. En tous cas, il ne laisse personne indifférent. Une bonne chose pour lui, d’ailleurs : c’est bien connu, Dieu vomit les tièdes.
– Si tu le rencontres, tu ne seras pas déçu…
C’est ce que me dit un commerçant qui atterrira en prison pour malversations quelques années plus tard, alors qu’il avait déjà fait oeuvre de roublardise en Calédonie.
– Tavel, il est dans tous les coups où il y a du fric à se se faire. Actuellement, il est dans les starting-blocks sur un projet de liaison inter-îles par ferry.

Le soir, au bureau, sirotant une bière achetée à la cave à alcool située juste en-dessous de la rédaction – un vrai cauchemar de tentation, ça ne s’invente pas ! – corrigeant des articles avant la mise en page du lendemain, je me plais à imaginer Rodineau en homme de paille du requin de Calédonie. Un genre d’oeil de Moscou, un boulot pas bien différent de celui qu’il exerçait ici et ailleurs quand il était flic aux R.G…
De la soupe, quoi.
Pas différente que celles de Tahiti où j’ai observé des embrouilles similaires, grosso modo, mais avec des enjeux financiers autrement plus importants, avec mélange d’investissements privés, de transferts d’État et avantages liés aux systèmes de défiscalisation. De vrais pastis marseillais, question transparence. Les plus amusant était d’entendre toutes les parties prenantes se plaindre.
– Il n’y a que des coups à prendre…
Armateurs, investisseurs, cabinets d’avocats, conseils en finance… À les croire, il agissaient tous par pure philanthropie ! Et sûrement pas parce que, dans ces milieux îliens à l’économie de subsistance, peu peuplés, éloignés de tout, dont les seules ressources importantes viennent des taxes à l’importation, des injections de pognon de Paris et de la vente des timbres, leur seul intérêt reposait sur la captation des aides de l’État.
En fait, les trois territoires du Pacifique ne sont ni plus ni moins corrompus que ne les sont Marseille, Lille ou Paris. La seule différence est d’échelle et de style, mais pas de nature. Et, dans l’archipel, les Wallisiens et les Futuniens du dessus du panier ne sont pas en reste.
L’avantage pour Tavel, d’avoir un type comme Rodineau dans la place est double. L’échalas a l’expérience du coin, il est déjà intégré socialement dans cette société plutôt fermée et il sait qui fait quoi. L’autre atout, c’est qu’il est à même de collecter toutes sortes d’informations par le biais du journal et, ainsi, de conserver toujours un coup d’avance sur les adversaires.
Un renard, le Tavel !
Quelques années plus tôt, en Calédonie, il arrosait un syndicat de dockers, ce qui lui permettait de déclencher des grèves et de bloquer ainsi l’entrée de bateaux et de marchandises concurrentes aux siennes.
Les vieilles recettes : toujours les meilleures !

Je salue Kiko avant qu’il ne mette le cap sur les Fidji. Son bateau, qu’il retapait depuis des années en y engloutissant son argent était enfin à flots. Pour la première fois, je le vois vraiment détendu.
Je suis là plus par formalisme et respect pour celui qui m’a recruté, par politesse donc, que par amitié. Le courant n’est jamais vraiment passé entre nous deux, simple question de divergence de points de vue.

Le gars parti pour de bon et sans idée de retour, je me retrouve seul face à Rodineau, ce qui est loin de me réjouir.
Les Wallisiennes de la rédaction ont le cafard. Elles doivent beaucoup à Kiko. Mais elles savent aussi que j’ai l’esprit souple et que nous allons nous serrer les coudes…

(À suivre)

 

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