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LA MARIE-BARJO – Épisode 13

Publié par le 25 juin 2022

 

D’après Le Secret Des Monts Rouges, roman paru aux éditions Taurnada.

 

EXT Jour, pagode, place centrale

Pluie fine.

Appuyé au mur du hangar, Bozo se roule un joint, son paquet d’herbe tenu entre les dents, à la Lucky Luke. Il est livide et secoue doucement la tête de droite à gauche d’un air désespéré. Sans lâcher son paquet d’herbe, il marmonne à la façon du colonel Kurtz d’Apocalypse Now.

Bozo :
The horror… p’tain, comme dans l’film… The horror…

À quelques mètres se tiennent Haig et Marisol, cette dernière recouverte de son poncho de plastique, les cheveux trempés. Ils ne se regardent pas : de leur dernier échange, houleux, subsiste de la tension.

 

EXT Jour, place, panorama

La caméra montre lentement les alentours. La paix qui s’en dégage fait contraste avec « the horror » des corps torturés à l’intérieur du hangar. La courbe de la rivière qui, à cet endroit, forme une sorte de lac tranquille. Les taches de lotus que le crépitement de la pluie fait doucement onduler. Le débarcadère, fragile structure à laquelle est amarrée la Marie-Barjo. Le vaste préau où s’abritent, blottis les uns contre les autres, les vieillards pensionnaires de la pagode.

 

EXT Jour, place

Haig et Marisol. Cette dernière soupire, choisit de faire la paix.

Marisol :
On se croirait hors du temps…

Haig :
Il y a des siècles et des siècles que cette pagode est perchée là. Si ça avait été une église en Europe, ça s’appelerait « Notre Dame des Forestiers ». C’était un lieu de prière et de repos, mais aussi de réunion et d’échange d’informations. Ça servait même de dépôt de marchandises à l’occasion, pour les gens qui vivaient aux alentours.

Marisol :
Des gens ? Dans la forêt ?

Haig :
Plus nombreux qu’on pourrait le penser. Des collecteurs de petit bois. Des charbonniers qui défrichent des clairières pour construire leurs fours à charbons de bois. Des bûcherons. Des chasseurs. Des cultivateurs sur brûlis qui font pousser un riz brun spécial, très prisé sur les marchés et très cher… Enfin, ça c’était avant. Les Khmers Rouges ont zigouillé tout le monde.

Marisol :
Toujours les Khmers Rouges…

 

EXT Jour, panorama

La caméra s’attarde sur diverses structures. Abri du générateur. Hangar de stockage du carburant…

Haig (voix off) :
Toujours. Entre deux et trois millions de morts. Quasiment le tiers de la population. Dans ce pays, aujourd’hui, tout porte la trace du massacre.

La caméra s’attarde sur les latrines : un long préau à demi ouvert, à l’ombre duquel on aperçoit les torses de gens en train d' »officier ». Puis le temple lui-même, à la blancheur éclatante du neuf. Le Bouddha géant de ciment, inachevé, entouré d’échafaudages de bambous.

Haig (voix off) :
Ici, ils ont tué tous les moines, incendié le temple et les bâtiments et ils ont foutu à bas le grand bouddha en pierres, celui qu’on reconstruit en ciment…

 

EXT Jour, place

Retour sur Haig et Marisol.

Haig :
La colline est restée déserte jusqu’il y a deux ans. Une smala de jeunes bonzes est venue s’y installer et a entrepris de tout rénover, commandés par un vieux moine. Il s’appelle Ritty Samat, mais on dit « Riton ».

Marisol (surprise) :
Riton ?

Haig :
Riton.

 

EXT jour, débarcadère

Kim descend de la Marie-Barjo et monte vers la place. Il est vêtu d’un poncho imperméable et tient une enveloppe plastique emplie de papiers à la main, plus, sous le bras, trois cartouches bleues de cigarettes « Gauloise ».

 

EXT Jour, place

Arrivé à hauteur de Haig, Kim lui donne une liste (celle des marchandises destinées à la pagode), une liasse de factures, plus les cartouches de Gauloises sans filtre.

Ayant pris le tout, Haig s’éloigne.

 

CUT

 

INT Jour, logis de Riton

Haig traverse une salle qui ressemble plus à un entrepôt qu’à l’entrée d’une baraque. C’est une grande pièce unique encombrée d’un véritable bric-à-brac : des statues du bouddha, de la vaisselle, des groupes électrogènes, des bottes d’encens, des sacs de riz et de graines, des kilomètres de guirlandes de fanions multicolores pour les cérémonies et une sono complète, avec table de mixage et grandes enceintes.

Au fond, une minuscule pièce est éclairée. C’est vers elle que Haig se dirige.

 

INT Jour, bureau de Riton

Le « Vénérable », chef de la pagode, est un homme chétif absolument chauve, dépourvu de tout poil, y compris de sourcils, perdu dans les draperies de sa tenue couleur safran. Il est assis en tailleur derrière une vaste table basse encombrée de registres, de vieux livres et d’une énorme machine à écrire, qu’éclaire une lampe à pétrole.

Riton :
Salut le mataf. On peut dire que tu rappliques en plein bigntz !

Sa voix est étrange, à la fois basse, aussi faible qu’un chuchotement, et pourtant parfaitement audible. Une voix de comploteur, de résistant, d’éternel maquisard, habitué à se faire comprendre d’un buisson à l’autre.

Il tend les deux minuscules serres qui lui servent de mains pour s’emparer des cartouches de Gauloises et entreprend aussitôt d’en éventrer une, en sortir un paquet et ouvrir celui-ci. D’un geste de fumeur expert, il tape le paquet sur le côté de sa main pour faire émerger une cigarette.

Riton :
Merci mon pote, la goldo, y’a que ça de vrai !

Haig :
T’as de la chance, les démineurs français en touchent une cargaison chaque mois. Le mec de l’intendance m’a à la bonne. Profite tant que ça dure.

Riton se colle une cigarette dans le bec, en offre à Haig et les allume toutes les deux à la flamme d’un vieux Zippo.

Riton (soufflant la fumée) :
Alors, demanda-t-il en soufflant la fumée, t’as rendu visite à mes maccabées ?

Haig :
Ouais, c’est pas beau.

Riton :
C’est moche, tu veux dire, mon poteau. C’est moche de moche. Mazette, comment qu’ils sont salement arrangés, les zigues !… Rien que de penser à c’te p’tite loupiotte, tiens, ça me donne envie d’aller au refile !

 

Banc-titre :

Dans les années 30, Ritty Samat avait suivi de brillantes études universitaires à Paris.

Pour subsister, il avait travaillé comme portier « exotique » dans un cabaret du boulevard Rochechouart.

Il y avait gagné son surnom, « Riton », et son argot de titi parisien.

 

Haig :
Où s’est passé le massacre ?

Riton :
Dans la forêt. Une petite clairière paumée, sur le territoire de la Française.

Haig :
Chez de Rancourt…

Riton :
Ouais, chez l’aristo… La « Compagnie Française d’Exploitation Forestière du Nord Kampuchea ». Merde, comme au temps de la colonie. Ça m’fait toujours bidonner… C’est lui qui m’a fait parvenir les corps. Une équipe de ses gardes s’est amenée en pirogue. Tu parles d’un corbillard. Pas gênés, les mecs : ils m’ont déposé les maccab’ et ils se sont tirés aussitôt. Pas envie de d’éterniser dans le coinstot, les gusses.

Haig :
Pourquoi ?

Riton écrase sa Gauloise, s’en rallume une aussi sec, fait claquer son Zippo et se penche vers Haig.

Riton :
Écoute-moi bien, marin d’eau douce : y’a un empaffé qui se promène en forêt. Un méchant. Un vrai. Un qui décanille tout ce qui bouge…

Haig hausse les épaules avec une grimace sceptique.

Haig :
Encore cette histoire…

Le moine est agacé. Il roule des yeux et brandit la main, clope tenu entre deux doigts tordus.

Riton :
J’ai beaucoup d’oreilles, mec. Dans tous les camps forestiers, dans les petits hameaux, dans les petites baraques paumées en forêt. Et je n’aime pas ce qu’elles me rapportent, mes esgourdes.

Haig :
Accouche, Vénérable.

Riton :
Il y a eu d’autres morts. D’autres tortures.

Haig :
Combien ?

Riton :
Huit.

Haig :
Hmm…

Riton :
Huit, Haig. Plus les cinq qu’il y a ici, ça fait treize.

Haig :
Qu’est-ce qui se dit d’autre ?

Riton (après avoir tiré une bouffée) :
Que c’est un homme seul qui a fait tout ça…

Une vieille femme aux cheveux ras entre, porteuse d’une théière et de deux bols. Elle s’approche avec une révérence très basse à chaque pas, sert les deux hommes et ressort avec la même déférence, à reculons, pliée en deux.

Haig :
D’accord, Riton. Un mec seul. Mais qui, alors ? Un déserteur ? Un Khmer rouge qui a décidé de continuer la guerre ?

Le moine aspire bruyamment une gorgée de thé et secoue la tête. Haig boit de même.

Riton :
Les gens disent que c’est un étranger, mais un étranger comme ils n’en ont jamais vu. Ils disent que c’est un géant. Et aussi une bête sauvage. Un chasseur. Un tigre. On commence même à dire qu’il n’est pas un humain. Un démon. Un fantôme…

Haig fait claquer son bol sur la table.

Haig :
T’as pas fini, non ?… Un tigre… Un fantôme… Le diable, aussi, non ?… Tu ne vas pas me dire que tu marches dans ces histoires !

Riton se redresse de toute sa petite taille, l’air sévère d’un professeur devant un cancre qui refuse de comprendre la leçon.

Riton :
Ce que disent ces gens, avec leurs paroles maladroites, c’est qu’ils ont peur (il se recolle une cigarette au coin de la bouche) Ils ont les foies, mec. Peu importe la nature exacte de ce qui leur met la frousse. Ce qui est vrai, c’est qu’il y a quelqu’un. Et que ce quelqu’un leur fait peur.

Il tend les deux mains et les plante comme des griffes dans les avant-bras de Haig.

Riton :
Ne néglige pas cette peur, Haig. Mes paroissiens, là, dehors, ce sont les champions du monde de la trouille. Les Zatopek du trouillomètre. Tu ferais la plus grosse des bourdes en les prenant pour des gosses qui se gargarisent aux boniments. Tu piges ?

Haig hoche la tête. Tous deux restent un moment immobile, les yeux dans les yeux, puis Riton relâche sa prise.

Riton :
Bon, je vois que tu m’as apporté la douloureuse…

Il allume sa cigarette, attire à lui la pile de factures et se met à l’étudier, un œil fermé pour éviter la fumée.

Riton :
Voyons un peu ce que tu m’as réservé… Et fais gaffe à pas essayer de m’enfler, mataf. Rappelles-toi que mézigue, j’suis né sur le marché de Battambang…

 

(A suivre)

 

 

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