Il était une fois moi à la frontière du royaume chérifien…
Le douanier marocain a une casquette de maréchal qui lui tombe bas sur le front, des moustaches et une bonne tête de couille.
J’ai le trac en lui tendant le passeport, le permis de conduire et la carte verte de l’assurance de ma Peugeot 504.
Faux, les papelards. Total falsifiés. Aussi trafiqués qu’un pinard en bouteille plastoc.
Passeport et permis m’ont été vendus par un pote, petit truand de cité de Malakoff, en région parisienne. Ils portent le nom d’un Tartempion quelconque qui, à l’heure qu’il est, doit attendre leur renouvellement par la préfecture des Hauts-de-Seine.
Le trac, oui. Le traczir. La trouille. La frousse au cul.
C’est que, tu vois, Tartempion a vingt-trois ans.
J’en ai seize.
Et demi, mais quand même…
Je suis grand et balèze pour mon âge. Les trois poils de barbe que je laisse pousser depuis quinze jours me vieillissent un peu la face. Mais quand même…
La carte verte, je l’ai extorquée du côté de Toulouse à un vieil assureur véreux, qui toussait et crachait toutes les trois minutes, poumons rongés et doigts jaunis par la Gitane sans filtre.
Deux billets de cent balles.
Un premier versement.
Le solde, j’aime autant vous dire qu’il va l’attendre longtemps, le catarrheux…
Le maréchal à moustaches étudie alternativement :
– un, mes documents ;
– deux, ma voiture arrêtée devant la barrière ;
– et trois, moi.
Un ballet du regard bien connu : celui de l’autorité qui cherche la noise.
Avant, il m’a fait ouvrir mon coffre. La fouille a été d’autant plus rapide qu’il est vide.
Déjà que je ne possédais pas grand-chose… Mes deux calbars et trois chaussettes de rechange sont restés dans ma chambre d’hôtel minable de Pithiviers, là où j’ai acheté la 504.
Enfin, achetée… J’ai fait un premier versement, quoi.
Après, le départ a été, disons… précipité.
Mes seuls bagages, ce sont les trois tomes d’une vieille édition de poche des Misérables de Victor Hugo, piquées chez un bouquiniste pendant une brève halte à Montpellier, et une bouteille de gin espagnol que j’ai machinalement enfouie sous mon blouson dans une épicerie je ne sais plus où sur la route.
Intérieurement, je me passe une chanson. Un bon truc pour garder l’air innocent. Gaffe à ne pas fredonner ni à se balancer en rythme, sinon le képi pense qu’on se fout de lui. C’est Police And Thieves, version Clash, en me faisant la-la-la… pour les chorus de basse.
Derrière moi, c’est Ceuta. L’enclave hispanique. Des murailles grises de forteresse. Des rues bien décapées. Des églises à l’espagnole. Des maisons tuilées de rose, avec arcades et patios fleuris. Des pubs à l’anglaise (on est en face de Gibraltar)…
Devant, au-delà de la barrière rayée blanc et rouge, c’est déjà l’Afrique.
A perte de vue, des voitures garées en désordre. Des vieilles Mercedes, principalement, mais aussi des vieux camions et des guimbardes hors d’âge rafistolées au fil de fer. Une foule de types, certains en djellaba, capuche dressée. Des ânes au bât chargé. Des chèvres…
Sur la droite, à une cinquantaine de mètres, le long de la pente d’un gros rocher rouge qui plonge dans la mer, une douzaine de gamins vêtus de guenilles.
Misérables, les gosses. Têtes rasées en prévention des poux. Membres maigres. Grand yeux noirs en alerte.
Je sais ce qu’ils font.
Un copain marocain me l’a raconté, à Paris.
Ils ont un bout de haschich planqué dans leur culotte. Au moindre instant d’inattention des douaniers, l’un ou l’autre se précipite pour passer la frontière d’un coup de sprint.
S’ils se font prendre, à leur âge, ils s’en tirent avec une engueulade, un étirement d’oreille et un coup de godillot aux fesses.
S’ils passent… eh bien le haschich à Ceuta s’achète déjà trois fois plus cher qu’au Maroc.
Depuis une poignée de secondes, le douanier me dévisage, immobile, les sourcils touffus en oblique, la bouche en accent circonflexe.
Attitude bien connue : celle de l’autorité qui soupçonne.
Aussitôt, je cesse de chanter. J’étais passé à I Can’t Get No des Stones, la-la-la-la-la. Et j’entreprends d’inventer la série de mensonges destinés à me tirer de l’embrouille.
Heureusement, le dieu des jeunes crapules qui veille sur moi depuis que j’ai brûlé ma mère m’accorde encore une de ses faveurs.…
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Des cris.
Ça fait :
– Iya, iya, iya !…
– Ouil, ouil, ouil !…
(A peu près. Exceptés les deux ou trois mots adoptés par l’argot des faubourgs, je ne comprend pas l’arabe)
– Ti bouges pas !
– Ti mets li mains en l’air ! Li mains en l’air tout d’suite !…
Ça s’est mis à beugler de partout, soudain !
Je me retourne.
La voiture rangée derrière la mienne, c’est une berline neuve immatriculée en Suède. Elle appartient à un couple de quinquagénaires. L’homme en costard léger, chemise ouverte sur les poils de poitrine, lunettes de marque sur le nez. La femme teinte en blond platine, maquillée à fond, bijoutée à mort, en robe à motifs de feuillages et escarpins dorés.
Visiblement des Marocains qui ont réussi leur émigration, là-haut, dans les terres scandinaves, et qui entendent que ça se sache.
Du coin de l’œil et de l’oreille, je les ai vus et entendus écraser de leur condescendance le douanier, un petit type nageant dans son uniforme, qui a eu le malheur de tomber sur eux.
A présent, ils sont à l’intérieur du poste, où un fonctionnaire tamponne leurs passeports.
C’est à la voiture d’après que ça se passe. Une vieille DS Citroën grise immatriculée en Espagne.
Tout autour, il y a une cantine et une demi-douzaine de sacs béants sur le sol, signes manifestes d’une fouille en règle.
Hurlant, un douanier brandit sa trouvaille : un fusil de chasse à deux canons superposés à moitié dépiauté de sa housse.
Deux de ses collègues pointent leurs pistolets sur le chauffeur de la DS.
Celui-ci, un type d’une trentaine d’année à la dégaine de rocker – les cheveux en banane et le blouson perfecto – a planté ses deux mains dans le ciel et répète, affolé :
– Tranquillo, hombres, esta un regalo por un amigo, solamente un regalo ! (Tranquille, les gars, c’est seulement un cadeau pour un ami !)
Ce bordel !
Des quatre coins du paysage, d’autres uniformes rappliquent en courant.
Sur le rocher rouge, les gamins passeurs de shit ont déjà réagi. En bons apprentis voyous, ils savent que tout désordre peut être profitable. D’un même réflexe, ils ont bondi sur leurs pieds et courent vers la ligne de frontière, marquée par des vieux fûts de gasoil alignés tous les dix mètres. De leur cavalcade s’échappe une clameur joyeuse de cour de récré.
Du côté marocain, depuis les groupes d’hommes assemblés autour des étals de vente de boissons et de fruits, jaillissent des rires qui saluent cette envolée.
Un des douaniers fait volte-face, amorce quelques pas de poursuite en direction des enfants, puis, réalisant qu’il est déjà trop tard pour espérer les rattraper, tape du pied de dépit, lève sa longue matraque en jurant et reprend sa course vers la DS.
C’est la mêlée, maintenant.
Une ronde désordonnée qui soulève un nuage de poussière. Il y a des coups de poings. Des gourdins qui s’abattent.
L’Espagnol rendu furieux rend coup sur coup.
La face ensanglantée, il hurle :
– Cabrones ! Puercos ! Hijos de puta !… (Enculés ! Porcs ! Fils de pute !…)
Mon gabelou à moustaches a perdu tout intérêt pour ma pomme.
Il me fourre les papiers dans les mains et m’indique d’un mouvement sec du menton l’intérieur du poste. Puis il remonte son ceinturon de cuir sur son bide et se dirige vers l’échauffourée, d’un pas lent et déterminé d’officier supérieur.
Sur le seuil de la casemate de béton, je croise le couple de richards. Madame, la main sur la poitrine, les talons claquant sur le mauvais dallage, pépie en arabe sur un ton affolé. Monsieur la presse d’une main dans le dos, l’air indifférent, cigare au bec.
A l’intérieur, un jeune type en chemisette kaki, attablé à ce qui semble être un ancien pupitre d’école, tamponne mon passeport sans même le regarder, occupé qu’il est à tendre le cou pour regarder la baston par la fenêtre.
Pas la peine de s’attarder, pas vrai ?
Une seconde après, je suis dehors.
Encore une moitié d’instant et je suis au volant de ma 504.
Du coin de l’œil, j’ai vu que l’espagnol avait disparu. Le troupeau des douaniers tourne dans la poussière, levant et rabattant les pieds en cadence. Inutile de se demander dans quoi ils shootent. Le chef à moustaches, un peu à l’écart, les deux mains levées, semble appeler ses hommes au calme, mais n’obtient aucun succès.
Par la fenêtre ouverte, je fais signe au planton posté près de la barrière de la lever.
Lui aussi passionné par la bagarre, il m’obéit.
Je démarre et franchis la frontière, en rigolant de ma chance.
Eh, toi, l’Espagnol, si jamais tu lis ces lignes et te reconnais, sache que j’espère que tu t’en es tiré sans trop de bobo.
Et que je te remercie du fond du cœur.
(A suivre)
L’intégrale de cette aventure, Le Sang Des Sirènes, a été publiée aux éditions Taurnada – disponible à prix très très très modique en librairie, sur les plates-formes de vente en ligne, chez l’éditeur et chez l’auteur, moi-même, que vous pouvez contacter, le cas t’échéant, en cliquant dans la barre du menu sur le bouton « Contact ».
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