En attendant la reprise dans ses pages d’une nouvelle aventure romanesque (bientôt… bientôt…), ou peut-être bien filmesque, après tout, en tous cas bientôt, on continue sur les charmants chemins des mystères de la chair, avec un extrait de… Ah, mince, j’ai oublié. En tout cas, c’est écrit par… euh… Sapristi, impossible de m’rappeler !… Pourtant, c’est une œuvre universellement connue, même que je me dis que certains d’entre vous, rusés comme on les connaît, démasqueront l’auteur dès la première lecture. Il a reçu le prix Nobel pour ce roman si riche, si foisonnant, si bourré d’inventions que votre serviteur a eu bien du mal à sélectionner ce passage parmi tous ceux qu’il aurait bien voulu vous soumettre.
Dans la chaleur de la fête, il exhiba sur le comptoir son invraisemblable virilité entièrement tatouée d’un entrelacement d’inscriptions en bleu et rouge, rédigées en plusieurs langues. Aux femmes qui l’assiégèrent de leur convoitise, il demanda laquelle payait le plus cher. La plus fortunée offrit vingt pesos. Il proposa alors de se mettre en loterie à dix pesos le numéro. C’était un prix exorbitant, car la femme la plus sollicitée ne gagnait pas plus de huit pesos dans la nuit, mais toutes acceptèrent. Elles écrivirent leur nom sur quatorze petits papiers qu’elles mirent dans un chapeau et chaque femme en sortit un. Lorsqu’il ne resta plus que deux papiers au fond du chapeau, on put établir de qui il s’agissait.
– Cinq pesos de plus pour chacune, proposa José Arcadio, et je me partage entre vous deux.
Il vivait de ça. Il avait fait soixante-cinq fois le tour du monde, enrôlé dans un équipage de marins apatrides. Les femmes qui couchèrent avec lui cette nuit-là dans l’établissement de Catarino le ramenèrent tout nu jusque dans la salle de bal où l’on put voir que pas un millimètre de son corps, des pieds à la tête et devant comme derrière, n’était sans tatouages.
Il ne parvenait pas à s’adapter à la vie de famille. Il dormait tout le jour et passait la nuit dans le quartier des maisons de tolérance à parier sur sa force physique. Les rares fois où Ursula réussit à lui faire prendre place autour de la table, on le vit avenant et rayonnant, surtout quand il se mettait à raconter ses aventures en pays lointains. Il avait fait naufrage et dérivé pendant deux semaines dans la mer du Japon, se nourrissant du cadavre d’un de ses compagnons qui avait succombé à l’insolation et dont la chair salée, ressalée et cuite au soleil, était granuleuse et douceâtre à manger. Dans le golfe du Bengale, en plein midi, par temps magnifique, son bateau avait eu raison d’un dragon de mer dans le ventre duquel ils trouvèrent le casque, les fermaux et les armes d’un croisé. Ils avaient aperçu dans les Caraïbes le fantôme du bateau corsaire de Victor Hugues, la voilure arrachée par les vents de la mort, les mâts rongés par les cafards de mer, faisant route vers la Guadeloupe et se trompant toujours de cap.
À table, Ursula pleurait comme si elle était en train de lire toutes les lettres qui n’arrivèrent jamais à destination et où José Arcadio relatait ses exploits et ses aventures. « Alors que tu as une si grande maison ici, mon fils, sanglotait-elle. Alors qu’on a jeté tant de nourriture aux cochons ! » Mais, dans le fond, elle ne pouvait imaginer que le jeune garçon emmené par les Gitans fût ce grand escogriffe qui s’empiffrait d’un demi cochon de lait à déjeuner et dont les vents faisaient se faner les fleurs.
Le reste de la famille avait des réactions similaires. Amaranta ne pouvait dissimuler la répugnance que lui causaient, à table, ses éructations bestiales. Arcadio, qui ne sut jamais le secret de sa filiation, répondait à peine aux questions qu’il lui posait dans le dessein évident de conquérir son affection. Aureliano essaya de revivre en souvenir cette époque où ils partageaient la même chambre, tâcha de restaurer leur complicité d’enfance, mais José Arcadio avait oublié tout cela : la vie en mer lui avait saturé la mémoire de beaucoup trop de choses à se rappeler.
Seule Rebecca succomba sur le coup. L’après-midi où elle le vit passer devant sa chambre, elle trouva que Pietro Crespi n’était qu’un petit crevé de gringalet à côté de ce super-mâle dont la respiration volcanique s’entendait dans toute la maison. Tous les prétextes lui étaient bons pour se trouver à côté de lui. Un jour, José Arcadio la détailla avec attention, sans aucune pudeur,et lui dit : « Te voilà une vraie femme, petite sœur. » Rebecca ne se domina plus. Elle recommença à manger de la terre et la chaux des murs avec la même avidité qu’autrefois et suça son pouce avec tant de frénésie qu’il se forma un durillon au bout. Elle vomit un liquide verdâtre contenant des sangsues mortes. Elle passa des nuits blanches à trembler de fièvre, à se débattre contre le délire, à attendre, jusqu’à ce que la maison fût ébranlée par le retour de José Arcadio, à l’aube.
Un après midi, alors que tout le monde faisait la sieste, elle n’y tint plus et alla jusqu’à sa chambre. Elle le trouva en caleçon, éveillé, étendu dans son hamac qu’il avait suspendu aux grosses poutres avec des câbles dont on se sert pour amarrer les bateaux. Son extraordinaire nudité, toute tarabiscotée, impressionna si fort Rebecca qu’elle se sentit envie de rebrousser chemin. « Pardon, dit-elle pour s’excuser : je ne savais pas que vous étiez là » Mais elle parla à voix basse afin de ne réveiller personne. « Viens ici, lui répondit-il. Rebecca obéit. Elle s’arrêta tout près du hamac, suant de la glace, sentant ses boyaux se nouer, tandis que José Arcadio, du bout des doigts, lui caressait les chevilles, puis les mollets et bientôt les cuisses, en murmurant : « Ah petite sœur, ah petite sœur ! » Elle dut faire un effort surhumain pour ne pas rendre l’âme quand une force cyclonale la souleva par la taille d’une manière étonnamment régulière, la dépouilla de ses effets intimes en deux temps trois mouvements et l’écartela comme un oisillon. Elle eut le temps de remercier Dieu de l’avoir fait naître, avant de s’abandonner, inconsciente, au plaisir inouï de cette douleur insupportable, dans le marécage fumant du hamac qui absorbait comme du papier buvard l’explosion de son sang.
Trois jours plus tard, ils se marièrent à la messe de cinq heures. José Arcadio était allé la veille au magasin de Pietro Crespi. L’ayant trouvé en train de donner une leçon de cithare, il lui parla sans même le prendre à part. « J’épouse Rebecca », lui lança-t-il. Pietro Crespi devint tout pâle, tendit la cithare à un de ses élèves et déclara la leçon terminée. Lorsqu’ils furent seuls au salon tout encombré d’instruments de musique et de jouets à ressort, Pietro Crespi dit :
– C’est votre sœur.
– Ça m’est égal, répliqua José Arcadio.
Pietro Crespi s’épongea le front avec son mouchoir imprégné de lavande.
– C’est contre nature, expliqua-t-il, et de plus, la loi le défend.
Plus que son argumentation, ce fut la pâleur de Pietro Crespi qui fit perdre patience à José Arcadio.
– Je chie et je rechie sur la nature, lui répondit-il. Et je viens vous le dire pour vous éviter la peine d’aller rien demander à Rebecca.
(À suivre)
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