En attendant la reprise dans ses pages d’une nouvelle aventure romanesque (bientôt… bientôt…), ou peut-être bien filmesque, après tout, en tous cas bientôt, on continue sur les charmants chemins des mystères de la chair, avec un extrait de… Ah, mince, j’ai oublié. En tout cas, c’est écrit par… euh… Sapristi, impossible de m’rappeler !…
Dehors, l’air est tiède et mou, si épais qu’il en devient presque palpable. Les feuilles longues des bananiers pendent jusqu’à terre. Dans la façade d’ombre, la fenêtre met un énorme regard jaune.
Bressan fait le tour de la pelouse. Il s’oblige à le refaire. Il n’ignore pas que, du premier étage, on entend le gravier craquer et il suppose toujours aux autres une méfiance qui lui est coutumière. Il marche nerveusement, son poing très serré enfoncé dans la poche de son pantalon. L’image de Nam gaine son corps d’une sueur acide et plante dans sa peau des milliers d’épingles minuscules. Il s’arrête, se balance d’un pied sur l’autre, indécis. Enfin il y va et son pas se feutre, comme pour surprendre. Françoise doit dormir maintenant.
La boyerie se trouve derrière le carré de bananiers. Il voit la porte ouverte. La lumière, tamisée par un rideau de cotonnade, ouvre un trou blanc qui noircit encore la nuit environnante.
Bressan attend, appuyé sur le tronc d’un manguier. Il regarde le rideau, comme on regarde un écran dans l’obscurité d’une salle de spectacle avant la première image. Il respire l’odeur de fruit blet qui monte du sol. Une ombre passe, puis repasse sur le rideau. Il attend encore, groupé dans son affût, et lâche soudain la branche basse que sa main étreignait. Il avance en frottant les fragments d’écorce collés à sa paume. L’ombre passe de nouveau en silhouette d’encre. Il appelle doucement :
– Nam…
Le rideau frémit et se soulève en coin. Bressan entre aussitôt.
La jeune boyesse recule jusqu’à la claie de bambou tressé qui lui sert de couche. Elle est droite et flexible comme la tige d’un jeune arbre vigoureux. Il a envie de ployer cette taille qui se cambre, de pétrir les épaules minces entre ses doigts, mais il se contente de l’observer, et sourit à vide. Elle baisse les yeux, les relève, et son regard est neuf. Ses yeux ressemblent à deux feuilles fraîches frappées de soleil. Bressan respire profondément. Son visage a la gravité presque douloureuse que revêt le désir intense. Il avance son corps. Elle recule et dit, ainsi qu’une défense :
– Madame française…
Il a fait un geste importuné et cette faible protestation gît entre eux comme une arme rompue. Tout à l’heure, dans la chambre du premier étage, il avait cru qu’il faudrait parler, convaincre. Il avait repassé tout son pauvre vocabulaire annamite. Maintenant, il sait que les mots sont inutiles. Que pourrait-il dire d’autre que son regard et son corps tendu n’expriment déjà ? Même sa crainte et sa timidité sont là, dans chacun de ses mouvements amortis
Il avance encore. Elle est contre lui, cherche à fuir. Alors il écarte les bras pour l’emprisonner et leurs deux corps se touchent. Elle a peur. Il devine le cri qui monte, va jaillir. Il l’enlace et met sa main sur sa bouche qui s’entrouvre. Elle se débat, mais il rencontre ses yeux frais et liquides et il sait déjà qu’il a gagné. Il en est si bien persuadé qu’il libère sa bouche et sourit. Il parcourt son corps qui se durcit, se creuse, s’incurve et sinue comme un corps de bête sauvage empoigné par la surprise.
Il la soulève et la porte sur la claie de bambou qui craque sous leurs poids joints. Sa bouche froide est immobile et dure sous ses lèvres. Ses épaules et son ventre sautent, mais contre ses hanches qui bougent, ses mains luttent à peine et consentent. Il la prend. Elle crie, mord son épaule à la racine du cou, puis crie encore et enfin gémit, comme une douleur lente qui se serait installée dans sa chair. Très loin, un autre cri perce le silence chuchotant. Il crève l’air gras et vivant comme une lame crèverait une peau frissonnante. Le cri retombe et devient plainte. Bressan pense à l’enfant dans son berceau. Il se relève, et la jeune fille a un geste qui semblait le retenir. Sa main molle bat l’air, hésite et retombe. Il se rajuste, tourné vers le rideau qui flotte à petits plis fluides, se gonfle soudain comme une voile et s’affaisse, mort. Il se penche, le buste effacé, et soulève la toile, mais il ne voit au-dessus d’un arbre rond comme une tête chevelue que le haut de la fenêtre jaune. Nam se rhabille. Elle ne dit rien. Ses yeux sont durs, minéraux. Il pense : « des yeux de reptile. » Il voudrait qu’elle parle, mais elle fait volte-face et roule sans hâte la moustiquaire dont l’un des pans est tombé.
Il s’approche et Nam ne s’écarte pas. Elle était vierge. Bressan l’observe, dérouté. Il se demande ce qu’une fille d’occident aurait fait. Il devine obscurément que, pour Nam, la vie ne se sépare pas du présent. Ce qu’ils viennent de faire appartient aux gestes révolus et n’a déjà plus d’importance. Il la regarde et, maintenant que le désir a coulé hors de sa chair, il se sent près de la détester. Elle est devant lui comme un reproche ou un mauvais souvenir. Son indifférence l’irrite et l’attire tout à la fois. Il connaît pourtant bien les gens de sa race. On croirait parfois qu’ils n’ont pas de souvenirs et qu’ils oublient au fur et à mesure qu’ils avancent. Quand Nam se souvient, elle se rêve, et on dirait qu’elle n’est pas tout à fait sûre que c’est d’elle qu’il s’agit.
Ses yeux immobiles sont posés sur Bressan. Ils ne contiennent aucun reproche, et la peur même s’en est enfuie. Ils ne contiennent aucune curiosité non plus, ni résignation, mais un accord muet qui est déjà complicité. Elle murmure, comme si ces deux mots étaient son seul langage et lui servaient à exprimer ce qui seul, peut-être, a de l’importance :
– Madame française…
Il la déteste à nouveau. À cause de Françoise. À cause aussi de l’image qu’elle l’oblige à se donner de lui-même. Mais surtout à cause du désir qui renaît dans son corps. Elle s’est détournée et vaque à de menues occupations sans lien, offrant son corps harmonieux que la toile légère épouse exactement. Alors il recule et s’enfuit, comme il s’est enfui de la chambre de sa femme, quelques minutes auparavant.
Tandis qu’il marche sur la pelouse, il a honte et ce n’est pas très sincère, car la gratitude du plaisir est une nostalgie trop précise pour ne pas être tenace. Il pense à Nam, à ses cuisses un peu creuses, à son ventre tendre.
Sur le seuil de la véranda, il s’arrête, passe sa main sur ses cheveux courts, puis brosse son pantalon du bout des doigts. Il se dirige vers l’escalier et l’inquiétude lui donne un air maussade.
– Qui est-ce qui a crié tout à l’heure ?
– Je ne sais pas. C’est chez les voisins, je crois.
Il voudrait voir le visage de sa femme, l’interpréter pour y modeler son attitude, mais, derrière la moustiquaire, il ne distingue qu’une tache blanchâtre. Il annonce :
– Je vais me coucher.
Cependant il rôde dans la pièce. Il s’attarde un instant auprès du berceau de l’enfant et il dit, parce qu’il sait que Françoise sera contente :
– Il dort bien…
– Oui… Tout à l’heure, il s’est éveillé. Je l’ai bercé et il s’est rendormi aussitôt.
Elle continue à parler de l’enfant et il écoute, soulagé, avec une sorte de reconnaissance. Il vit une de ces minutes où l’on approuverait n’importe quoi. Ces minutes qui suivent un danger auquel on vient d’échapper de justesse. Il déborde de bonne volonté, voudrait se rendre utile, faire plaisir. Elle dit :
– J’ai fini la boîte de talc cet après-midi.
Il propose et il se rend compte tout de suite que c’est ridicule, car il est onze heures :
– Veux-tu que j’aille en chercher ?
Elle rit. Il se rapproche du lit et il se dit qu’il l’aime. Il a oublié la petite boyesse aux cuisses trop minces d’adolescente mal nourrie.
Il ne sait pas encore qu’il retournera la voir. Mais, sur sa claie de bambou, Nam le sait avec autant de certitude qu’elle sait que le soleil se lèvera demain sur la maison.
(À suivre)
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