Les gosses ont rempli leurs cartables et déjà pointe à l’horizon Toussaint. Vu que le prochain printemps semble au diable, à la levée d’écrou d’un bagne de crépuscule hâtifs et de cruels matins blancs, glissons dans nos paniers une petite réserve de mystères de la chair, histoire de se tenir chaud devant le fourneau.
Faut dire que les écrivaines et les écrivains d’aventures et d’autres choses qui s’écrivent, de ce temps comme du passé, en sont souvent préoccupés (allez savoir diantre pourquoi !)…
En attendant la reprise dans ses pages d’une nouvelle aventure romanesque (bientôt… bientôt…), voici un extrait de… Ah, mince, j’ai oublié. En tout cas, c’est écrit par… euh… Sapristi, impossible de m’rappeler !…
Quand j’étais enfant, je couchais dans les carrières, auprès d’un petit village au bord de la Côte. Le nom de ce village n’est plus dans ma mémoire. Je n’avais ni père ni mère ; je vivais avec de vieux hommes obscènes et je me nourrissais au hasard, parfois au prix d’infâmes complaisances.
Les vieux inconnus se réunissaient dans une carrière abandonnée et, là, dévoraient ce qu’ils avaient pu récolter. Ils grattaient leurs plaies, parlaient de leurs maladies et ravaudaient leurs nippes. Je ne me rappelle le nom d’aucun de ceux qui composaient cette société. Un jour, un vieillard tomba dans un piège à loups et je crois bien qu’on le mangea. Je ne pourrais pas l’affirmer. En dehors de cet homme mort, encore ne puis-je certifier le fait, nous ne mangeâmes plus de chair humaine. Mais nous dévorions tout ce qui remuait autour de nous : des mulots, des rats, des lézards, des grenouilles et des insectes aussi. Les vieillards étaient vifs à cette chasse ; leurs mains se détendaient comme un trait d’arbalète. Ils faisaient cuire les lézards sur des petits feux de branchages, et quelques-uns comparaient ce mets avec d’autres mets dont le nom même m’était inconnu.
Nous mangions également des racines que l’on épluchait avec un couteau. Puis certains jours du pain dur que l’on mettait dans de l’eau bouillante où l’on avait fait cuire un corbeau dépouillé de sa peau, qui est amère.
À douze ans, j’avais mangé de tout ce que les hommes n’avaient jamais mangé, mais j’ignorais la nourriture des autres hommes et comme je vivais loin des villes, je ne désirais rien.
Un jour, je pouvais avoir quatorze ans, je vis une fille au détour d’un bois, près d’un champ où je guettais des corneilles.
Elle était jeune. Elle pouvait avoir une quinzaine d’années. C’était une paysanne avec une figure fraîche et commune, de beaux cheveux blonds coiffés d’un bonnet d’une extrême blancheur.
Mon imagination ne me permettait pas de la comparer à une princesse mais, telle qu’elle était, elle me parut d’essence divine. Je pris une corneille que j’avais tuée avec ma fronde, et, me plaçant devant elle pour lui barrer la route, je lui mis l’oiseau mort dans les bras.
« Tiens, dis-je, c’est pour toi. » Et je pris ma route à travers champs.
Quand je rentrai à la carrière, les vieillards se querellaient avec des gestes menus et puérils.
« C’est ma place… cette place est la mienne…
– Tu mens, chien !
– Ma place, je renie Dieu ! »
Un coup de bâton claqua sur une tête sèche. Le vieillard gémit ainsi qu’un enfant et céda la place.
Le sang ruisselait sur sa face assommée. Il mourut dans la nuit.
Et moi, couché dans un angle obscur, je pensais à cette belle fillette dont l’étonnante fraîcheur me paraissait indéfinissable. En vérité, je n’avais jamais vu de fille aussi jeune et aussi bien portante.
Le lendemain, à la corne du bois, j’attendais la fille. Elle passa sans tourner la tête. Le jour suivant, elle marcha vers moi délibérément. Elle portait de la soupe dans une petite terrine surmontée d’un couvercle. La soupe était encore chaude. Je me jetai sur la nourriture que je fis disparaître en claquant la langue comme un chien.
Chaque jour, ma nouvelle amie passait devant le bois. Elle m’apportait tantôt de la soupe, tantôt du pain et du lard, des noix et du fromage dur recouvert de foin.
Il arriva qu’une fois, les conversations des vieillards ayant troublé mon imagination en lui donnant un but précis, j’attendis la fillette avec impatience, sachant ce que je voulais faire.
Quand elle vint m’apporter du pain et du lard – la plaine déserte jusqu’à l’horizon favorisait mes désirs – d’une main je la pris rudement et de l’autre je voulus soulever ses jupes.
Elle cria et, subitement, sa figure devint laide de peur. Une colère formidable m’enflamma le visage. Je bondis sur la fille comme sur une proie, m’appliquant à l’étrangler selon les lois de la chasse. Quand elle fut immobile entre mes mains, j’ouvris les doigts et la paysanne, molle et lourde, tomba sur l’herbe.
Alors, relevant ses jupes, je pus satisfaire ma curiosité. Je vis pour la première fois comment une femme était faite. La fille était jeune et grasse, mais rien ne m’expliqua le mystère de cette merveilleuse différence entre elle et moi.
« Maintenant je n’aurai plus de soupe » pensai-je.
Je revins aux carrières et, naturellement, je racontai au vieillard qui partageait son lit de feuilles sèches avec moi.
L’homme jeta un glapissement et réveilla les dormeurs.
« Ce bandit a tué une fille du village. Qu’allons-nous devenir ? Le malheur est entré parmi nous avec lui ! »
Cependant qu’ils discutaient dans l’obscurité sur la nécessité de me livrer à la maréchaussée, je pris le parti de fuir.
Et je courus droit devant moi, vers la mer. Je galopais sur la terre gelée.
Ce n’est que par la suite, bien plus tard, flibustier avec George Merry à bord de l’Étoile-Matutine, après avoir lu des livres que me confiait Mac Graw, que cette aventure revint à ma mémoire avec sa véritable importance. C’est-à-dire qu’alors j’eus la révélation d’avoir commis un crime et, par ainsi, d’être, en la fleur de mon âge, débiteur du gibet, pour une valeur qui ne dépassait pas ma propre existence.
(À suivre)
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