Les gosses ont rempli leurs cartables et déjà pointe à l’horizon Toussaint. Vu que le prochain printemps semble au diable, à la levée d’écrou d’un bagne de crépuscule hâtifs et de cruels matins blancs, glissons dans nos paniers une petite réserve de mystères de la chair, histoire de se tenir chaud devant le fourneau.
Faut dire que les écrivaines et les écrivains d’aventures et d’autres choses qui s’écrivent, de ce temps comme du passé, en sont souvent préoccupés (allez savoir diantre pourquoi !)…
En attendant la reprise dans ses pages d’une nouvelle aventure romanesque (bientôt… bientôt…), voici un extrait de… Ah, mince, j’ai oublié. En tout cas, c’est écrit par… euh… Sapristi, impossible de m’rappeler !…
Tandis que les Candiotes, hommes et femmes, se réunissaient aux Trois Arcades, Thrassaki et ses amis se mettaient en route pour les Charmilles. C’était, à l’autre extrémité de Candie, un immense jardin abandonné, plein de figuiers de Barbarie et de ronces. Thrassaki avait une corde enroulée autour de la taille, Manolios Mastrapas tenait un pal, Andrikos Krassogeorgis une verge et Nicolas, le fils de Mistigri, un sifflet.
– Si son père arrive, expliqua-t-il, je siffle et… sauve qui peut !
– Tu crois que Charmille sera devant la porte ? demanda Andrikos.
Elle ne s’appelait pas Charmille, la fille de Sior Paraskévas, mais les gamins l’avaient surnommée ainsi parce qu’elle était épanouie, charmante, grassouillette et toujours en train de rire.
– Tous les dimanches, elle est devant la porte avec des rubans dans ses cheveux, affirma Thrassaki. Donne-moi le sifflet, Nicolas, c’est moi qui vais donner le signal quand il faudra foncer sur elle. Il se jeta sur Nicolas et prit le sifflet.
– Toi, prends la corde, dit-il. C’est moi le chef, oui ou non ? Alors je prends le sifflet. En avant !
Les maisons devenaient de plus en plus pauvres et rares. Dans ce quartier éloigné et misérable, vivaient, mélangés, des Turcs et des Arméniens. Les uns écrasaient, pour le vendre, du café dans de grands mortiers de pierre, les autres étaient portefaix ou manœuvres.
Comme ils approchaient des Charmilles, les quatre amis ralentissaient le pas et se mirent à raser les murs à la file indienne. Thrassaki avec son sifflet marchait en tête. Soudain, il s’arrêta. Sur le seuil de sa maison, bien pomponnée, un noeud de ruban rouge dans ses cheveux blonds, Charmille, gaie et insouciante, mastiquait nonchalamment de la résine de lentisque. Thrassaki se tourna vers ses compagnons :
– Faites gaffe, les gars, la voilà ! dit-il d’une voix étranglée. Allez-y tous à la fois ! Moi je siffle et je lui tombe dessus le premier. Il n’y a personne, profitons-en !
Ils avancèrent encore un peu. Maintenant Charmille se dressait devant eux, imposante, immobile et toute en fleurs. Elle observait deux chats en train de s’accoupler en hurlant dans le jardin d’en face. Les quatre petits Poucets, ravisseurs de femmes, retenaient leur respiration, aplatis contre le mur. Thrassaki regarda la rue de haut en bas. Pas une âme. Il mit le sifflet entre ses lèvres, siffla et se jeta sur la jeune fille. Les autres l’imitèrent en criant comme des chats. Thrassaki la prit par une cuisse, Nicolas par l’autre, Andrikos lui prit les pieds et Manolios lui mit la main sur la bouche pour l’empêcher de crier. Ils la tenaient, maintenant, sans savoir ce qu’ils allaient en faire.
– Dans le jardin, ordonna Thrassaki. Tenez-la bien pour qu’elle ne nous échappe pas. En avant !
Ils se dirigèrent péniblement vers la porte en ruine, firent quelques pas, mais n’ayant pas la force de continuer, ils laissèrent tomber la jeune fille dans l’herbe. Puis ils s’arrêtèrent tous les quatre autour d’elle et se mirent à la regarder. Le nœud de ruban rouge s’était délié et ses cheveux croulaient sur ses épaules, sa poitrine gonflée par l’émotion palpitait sous le corsage transparent. D’abord, la jeune fille avait eu peur, puis, ayant reconnu ses ravisseurs, elle s’était mise à gigoter en poussant des petits cris. Maintenant, couchée sur l’herbe, elle les considérait, les yeux mi-clos et pleins de malice.
– Qu’est-ce qu’on lui fait, maintenant ? demanda Nicolas qui examinait Charmille avec curiosité sans pouvoir prendre de décision.
– On lui crache dessus, proposa Manolios.
Et ils se mirent à cracher tous à la fois. Mais ça ne les soulageait pas… Ils s’arrêtèrent, découragés. Il fallait trouver autre chose, mais quoi ?
– On la bat ? dit Andrikos en brandissant son bâton.
Ils se jetèrent sur Charmille et la frappèrent avec le bâton et la corde tandis que Nicolas le costaud lui donnait des coups de pied. La jeune fille, effrayée cette fois, se mit à crier.
– On la piétine ! proposa Thrassaki. On la piétine, elle sera bien obligée de se taire.
– Et mon pal ? demanda Manolios en montrant l’instrument de torture.
– On verra, dit Thrassaki. D’abord on la piétine !
Grimpés tous les quatre sur elle, ils sautaient tour à tour sur son dos et son ventre en la faisant rouler dans l’herbe. Chaque fois qu’elle se relevait et essayait de s’enfuir, ils la rattrapaient, la renversaient et recommençaient à la piétiner.
Ils transpiraient. Fatigués de cracher, de battre et de donner des coups de pied, ils s’arrêtèrent une fois de plus, à court d’idées. Ils avaient cru que l’attraper et la jeter à terre aurait suffi. Ils projetaient cet enlèvement depuis des mois et maintenant, ils n’éprouvaient aucun plaisir à la voir couchée devant eux. Penchés sur elle, ils l’observaient avec haine.
– On aurait dû apporter un couteau, dit Thrassaki. On l’aurait poignardée et on aurait vu son sang. Voilà ce qu’il aurait fallu faire…
– Et si je la mordais, moi ? demanda Nicolas. Je vais lui arracher une bonne bouchée de viande.
– Oui, c’est ça, tous en même temps ! cria Thrassaki, enchanté.
– Non, chacun son tour ! dit Manolios.
– Non, tous en même temps, insista Thrassaki.
La jeune fille eut sérieusement peur. Elle se débattait pour partir et poussait des cris.
– Il faut d’abord l’attacher, s’écria Andrikos. Sinon, elle va nous échapper !
Nicolas déroula la corde, Manolios sortit le pal et tous se préparaient à la ligoter quand, venant du jardin, une petite voix aiguë se fit entendre :
– Voyous !
Ils se retournèrent. Sior Paraskévas se tenait devant la petite porte en ruine, à moitié nu, un manche à balai à la main. Il avait la veille rasé et coupé les cheveux de tant de Candiotes, qu’épuisé il s’était promis de dormir toute la journée du dimanche pour récupérer. Nulle part, les ciseaux et les rasoirs ne lui avaient paru aussi émoussés que dans cette île damnée. Le Syriote dormait donc profondément pour se remettre, quand, soudain, dans son sommeil, il avait entendu les cris de sa fille. Sans prendre le temps de se rhabiller, il avait bondi hors du lit en caleçon, saisi le manche à balai et s’était précipité dans la rue.
– Voyous ! cria-t-il encore en grossissant sa voix autant qu’il pouvait et en brandissant son arme.
Mais brusquement, il s’arrêta. Il avait reconnu, parmi les quatre garçons, le fils du Capétan Michel. « Aïe ! Je vais m’attirer des ennuis, pensa-t-il, prends garde, malheureux Paraskévas ! »
Et sans faire un pas, il les menaça en agitant son bâton.
– On s’en va, dit Thrassaki en réunissant sa troupe derrière lui. Suivez-moi !
Il se tourna vers Paraskévas :
– Eh, Sior Paraskévas, dit-il, éloigne-toi de la porte pour nous laisser passer et jette le manche à balai.
– Bon, fit le Syriote en obéissant.
– En avant, les gars ! dit Thrassaki, et il siffla. C’est un Syriote, n’ayez pas peur !
Les quatre bandits passèrent devant Sior Paraskévas, la tête haute.
– La prochaine fois, dit Thrassaki en regardant d’un air courroucé la jeune fille qui se relevait et secouait sa robe, la prochaine fois, on apportera un couteau !
(À suivre)
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