– Les éditeurs, y z’ont ben du culot, ronchonnait le vieux.
L’air qui régnait dans la vieille étable, si basse qu’elle semblait une cave, était aussi chaud et moite que l’haleine qu’exhalaient les bêtes alignées le long de la mangeoire de bois. L’imprégnait tant l’odeur ammoniaquée du fumier que les yeux des deux hommes, pourtant aussi accoutumés qu’on pouvait l’être, en étaient irrités.
Debout à l’entrée, sous l’ampoule, dans sa clarté jaunâtre, le fils, occupé à sangler autour de ses reins le tabouret de traite à un pied, se contentait de hausser les épaules.
Le vieux, accroupi au flanc de la noiraude, continuait :
– Les sites eud’vente en ligne, c’est la mort des libraires, qu’y z’osent dire, ces cochons-là !
En guise d’assentiment, le fils se boucha une narine de l’index et expulsa de l’autre un filet de morve. Le projectile alla s’écraser dans le caniveau pierreux qui courrait au sol avec une précision telle qu’on comprenait que c’était là un geste accompli mille fois, aussi quotidien et machinal que celui de fléchir les jambes pour s’assouplir les cuisses ou cet autre de refermer le poing sur l’anse du seau.
– C’est vrai, fit-il distraitement.
Le vieux, que ce manque de conviction agaçait, haussa le ton :
– Quand les z’Auchan, z’Intermarché, Super-U pis les autres y z’ont foutus des rayons librairies dans leurs magasins, les z’éditeurs, tu crois qu’y z’auraient dit quèqu’chose ? Ben ouiche, y z’ont travaillé avec les grandes surfaces, tous comme un seul homme ! Y n’en n’ont rien eu à fichtre, des libraires. « C’est l’progrès qui veut ça » qu’y z’on dit. Eul progrès ! Il a bon dos, eul’progrès. Le profit, ouiche !
Le fils s’était assis auprès de la triflette, une frisonne pie de deux ans, dont il flattait d’une caresse de paume le ventre rebondi, d’une rondeur de barrique. En voilà une qui ne gâchait pas sa ration de foin, ça non, songeait-il. Détournant à peine le menton vers l’épaule, il approuva :
– S’il n’y avait pas eu la loi Lang pour empêcher la grande distribution de casser les prix, les petits libraires de quartier et les magasins spécialisés auraient crevé à ce moment-là. Tous. Garanti. C’était en 1980 quelque chose…
– 1981, précisa l’ancien. La loi « prix du livre » qu’on la disait.
– C’est ça…
Il avait enduit les pis de la triflette de vaseline et, en ayant saisi deux, exerçait une traction douce qui se terminait par un relâchement aussi bref que précis. Les deux traits de lait jaillissaient, résonnaient en frappant le zinc comme un double et dru pissat.
– Faut comprendre, continuait-il, le gars qui veut son livre, il n’a plus qu’à cliquer deux ou trois fois sur sa souris, il entre son code de carte bancaire et c’est fait : deux jours après, il a l’ouvrage dans sa boîte aux lettres.
– Eul’progrès. Toujours eul’progrès…
– S’il va chez le libraire en ville, le vendeur lui dit qu’il faut attendre quinze jours, le temps que la commande arrive. Alors, le gars, il ne réfléchit pas à deux fois, tu penses !
– Plus c’est vite, plus qu’c’est mieux. C’est comme ça d’nos jours.
– Du coup, les gars d’Amazon, c’est les rois de la montagne. Si un éditeur renâcle, il lui disent : « si t’es pas content, c’est simple, on vend plus tes livres ». Comme les éditeurs c’est des couilles molles, ils font : « Siouplait m’sieur, non m’sieur, merci m’sieur ».
– Plus t’es fort, plus tu prends, c’est la loi d’eul progrès, soupira le père.
Il y avait dans le mouvement de ses mains on ne savait quoi de plus souple qui manquait aux gestes du jeune. Les deux filets de lait se succédaient exactement, semblant former un jet continu, sans erreur, qui tombait en chuintant dans la masse moussue emplissant la moitié du seau. Le parfum qui en montait, suave, crémeux, se tressait au purin de l’atmosphère par petites bouffées, telles ces fleurettes blanches dont, les jours de fête, on décorait les cordages de chanvre.
– N’empêche que c’est un tas eud’feignants. Pendant qu’les gars d’Amazon y z’y préparaient leur coup, les éditeurs y z’y sont restés sur leur cul, à attend’ euqu’ça s’passe ! Ah ouiche, y z’y peuvent pleurer, maint’nant !
– T’as raison, P’pa, approuvait le fils.
La triflette lui envoyait mollement au visage le pinceau de son bout de queue. Il se tordait le cou pour l’éviter. Un réflexe machinal, presque mou, guidé par l’habitude. On ne sentait pas d’agressivité dans le geste de l’animal, ni de colère dans celui de l’homme. Il s’agissait plutôt d’une sorte de rite, un jeu, une joute amicale entre la vache et son gardien, comme les coups de pattes aux griffes rentrées que se décochent les chats quand ils s’amusent.
– Les éditeurs, ce sont des marchands, reprenait-il. En tant que marchands, ils se devaient de surveiller leur marché.
– C’est bien la moindre eud’choses, nom de d’là !
– Il aurait fallu être aveugle et sourd pour ne pas constater l’avancée technologique d’Internet et le développement immédiat des ventes en ligne. Ce n’était pas bien sorcier de prévoir que les livres allaient y passer un jour.
– Prévoir ! s’exclama le vieux. T’as dit le mot, Fils. Prévoir… S’adapter… Êtr’ réactif… La souplesse eud’l’entreprise… Y n’arrêtent pas d’nous casser les oreilles avec ça, à la télé…
– Ils n’ont rien prévu…
– Et ils l’ont dans l’cul !
L’irruption de la rime aussi grossière que cocasse les fit rire tous les deux. Un chapelet de hoquets presque silencieux pour le jeune, une série d’aboiements graillonneux pour l’ancêtre.
Celui-ci concluait sa brève hilarité par une toux, se levait, se raclait la gorge et, plié en deux, crachait dans le caniveau. Puis il se redressait lentement, une main posée sur ses reins, l’autre fermée sur l’anse du récipient plein, pour se diriger vers un bidon d’aluminium posé près du portail, dans la zone de lumière de l’ampoule. Le pied du tabouret de traite se dandinait comiquement à sa suite, comme un tronçon de queue.
– Si qu’y z’auraient été intelligents, y se s’raient mis en coopérative. Disons : « Les z’Éditeurs Réunis ». Pis y z’auraient fait leur prop’ site en ligne…
D’un geste précis, il versait le contenu du seau au centre exact de la gueule du bidon. Pendant quelques instants, le lait devenait une tenture de soie, légèrement mouvante, parfois irisée de reflets bleutés. L’odeur crémeuse se faisait plus puissante, renforcée d’une subtile amertume d’amande.
– Quand t’aurais commandé, y z’auraient envoyé eul’ bouquin pas chez toi, mais à la librairie d’à côté, ’vec un p’tit quèqu’chose pour eul’ libraire. Tout le monde z’aurait été content !
– Oui, mais ils ne l’ont pas fait.
Le vieux levait son cuveau et le tenait renversé à hauteur de poitrine. Patiemment, il attendait que les dernières gouttes tombassent dans le bidon.
– Non, y l’ont pas fait, soupirait-il, y sont bien trop couillons pour ça…
Il se dirigeait maintenant vers le fond de l’étable, prenait place à côté de la dorine, une montbéliarde à la toison brune fournie. Les deux hommes continuaient à travailler sans plus se parler, dans un silence que troublaient seulement le chuchotis du lait chutant dans les seilles, le souffle épais des bêtes et la voix du vieil homme qui, de temps en temps, rouspétait par devers lui :
– C’est-y des cons, tout d’même…
Bon, c’est pas tout ça, mais j’ai des pages à écrire, moi…
(A suivre)
Rappel qui n’a rien à voir mais tout de même : Zykë L’Aventure, en vente partout, éditions Taurnada, 360 pages, 14,99 €.
https://www.taurnada.fr/
Et si ça vous dit de savoir ce que d’autres en pensent :
http://lesmilleetunlivreslm.over-blog.com/2017/10/zyke-l-aventure-d-apres-une-folle-histoire-vraie-thierry-poncet-par-cathy-le-gall.html
https://www.amazon.fr/gp/customer-reviews/R1NQB21P5EETZ/
https://lesentierdesmots.wordpress.com/2017/11/04/zyke-laventure-thierry-poncet/
http://leslecturesdekevin.blogspot.fr/2017/11/zyke-laventure.html
https://thomassandorf.wordpress.com/2017/11/01/zyke-laventure-t-poncet-taurnada-editions/
4 Responses to De la littérature confiture – 07