Aux huit coups et demi de la prime time, Colin surgit de sa maisonnette fleurie, passe la barrière blanche et se met à sautiller le long de la rue au fil d’une valse de Chostakovitch. Au passage, il ne manque pas de saluer ses gentilles voisines et ses aimables voisins qui le remercient de ses bonjours par des sourires de clowns. Au bout de la ruelle, Bondieu lui conseille de souscrire une assurance mais Colin ne l’écoute pas. On n’a pas besoin d’écouter Bondieu, ses paroles s’impriment d’elles-mêmes, c’est bien pratique, toujours ça de gagné, un point pour la France…
Colin grimpe alors à bord d’une voiture gris métallisé au fuselage de squale qui démarre immédiatement et file le long de rochers abrupts aux pieds léchés par l’océan. L’autoradio diffuse du Wagner. Le soleil couchant envahit tout l’espace puis se tord et projette la voiture au milieu des doux vallonnements de la lande écossaise, déserte à l’exception d’un troupeau de moutons impeccablement blancs. Au volant, calé dans le moelleux siège de cuir, Colin sourit d’aise et de certitude de soi. Il négocie l’ample courbe d’un virage et débouche sur un monde blanc où la voiture seule tourne sur elle-même, le temps pour Bondieu de prévenir que c’est cent dix-neuf euros par mois sous réserve d’acceptation des conditions du dossier. Colin appuie sur l’accélérateur et repart le long d’une avenue bordée d’immeubles aux fenêtres qui flamboient. Devant l’un d’eux, plantée au sortir du portail de verre d’une très puissante entreprise, Chloé observe Colin et la voiture s’approcher, le visage empreint d’une expression à la fois sexuellement excitée et gentille. La voiture de Colin se glisse le long du trottoir désert et s’arrête. La discrète mais puissante musique de Wagner aussi.
– Bonjour Colin !
– Salut Chloé, qu’est-ce que tu veux faire ?
– J’ai envie d’aller à New York.
– Bien sûr !…
Après qu’un avion posé sur un nuage de coton rose les ait transportés au travers du ciel parfaitement bleu sur une musique de Portishead, Chloé déclare :
– J’ai faim.
– C’est une bonne maladie, remarque plaisamment Colin. Aussitôt, il se mord les lèvres tandis que sa fiancée fronce insensiblement les sourcils.
– Je te demande pardon, Chloé.
– Ce n’est rien, Colin.
Il y a des mots que Bondieu n’aime pas. Ce n’est précisé nulle part mais on le sait, c’est tout. Et « maladie » fait partie de ceux-là, comme tous les dérivés du vocable « mal », du moins dans une phrase affirmative.
– Une p’tite faim, c’est vach’ment bien, lance-t-il pour se faire pardonner, c’est naturel et c’est bien.
– Eh, vous !…
– La p’tite dalle, ça n’fait pas d’mal, renchérit Chloé.
Ils rient de concert, d’un bon rire de gens joyeux et sans soucis, confortés dans leur bonheur par les premiers accords de She’s A Rainbow des Rolling Stones.
– Hep, vous deux là-bas !
L’épouvantail a surgi d’un coin de l’immeuble, au débouché d’une allée sombre que rien ne laissait soupçonner. Il les hèle une troisième fois, mais ni Colin ni Chloé ne lui prêtent attention, occupés qu’ils sont à se regarder dans les yeux, bouches ouvertes, visages presque collés l’un à l’autre, tandis que Bondieu décrit des pastilles mentholées miraculeuses qui conservent la bonne haleine toute la journée.
– Il faut que je me change, déclare Chloé.
– Allons-y, s’exclame Colin…
En un clin d’œil, ils se retrouvent dans une buanderie lumineuse aux fenêtres s’ouvrant sur un beau jardin. Une ménagère belle comme un cœur aux doigts manucurés verse dans le tiroir d’une machine à laver le contenu d’un bouchon doseur d’adoucissant. On ne peut s’empêcher d’admirer la texture du liquide, soyeuse, dense et pourtant douce, d’une délicate couleur rose pâle.
– Un seul bouchon suffit, affirme la ménagère.
Le hublot de la machine s’ouvre. Du tambour jaillissent une jupe de laine, un pull à col roulé et d’épaisses chaussettes de danse qui sarabandent un instant sur un air d’opéra avant de revêtir Chloé.
– Hmmm, quelle douceur dans les lainages, murmure celle-ci en terminant d’ajuster sur sa tête un bonnet multicolore à grosses mailles.
Les cheveux qui en dépassent sont blonds. Chloé était brune au départ, mais c’était au pied de l’immeuble et personne ne s’en souvient plus. C’est comme ça dans le monde du bonheur, c’est Bondieu qui fait ainsi, c’est bien plus agréable, gagnant-gagnant à tous les coups…
– Je te préfère en blanc, chante Colin sur un air de Michel Legrand.
– Hmmmm, oui, fait-elle, coquette, sur la même mélodie, tu as raison : le blanc, c’est épatant.
Il gagnent le jardin, en vérité une immense pelouse où s’alignent à perte de vue des cordes à linges auxquelles sont suspendus des draps blancs. On les voit flotter doucement au gré d’une brise qu’on sait tiède et caressante. Entre les lignes circulent des fermières heureuses en tabliers blancs, des foulards noués sur les têtes, chacune portant une panière à linge sur la hanche. En chœur, elles chantent leur bonheur de savoir garder, lavage après lavage, le linge blanc comme du bon blanc. Bondieu les approuve :
– Nouvelle formule active blancheur, le bon c’est blanc et le blanc c’est bon !
Chloé apparaît, fugace, entre deux faseyements de toile. Elle est presque nue, son joli corps seulement paré d’un soutien-gorge et d’une culotte de dentelles. Quand elle ressurgit à l’extrémité du drap, ses cheveux roux resplendissant au soleil, sa frimousse couverte de taches de son, elle est entièrement vêtue de blanc : socquettes, jupette, chemisette…
Une main grise aux ongles en deuil lui attrape l’avant-bras. C’est l’épouvantail qui, repoussant le drap, s’avance en boitillant. Il a un chapeau informe et crasseux sur la tête. Ses joues sont mangées de barbe. Ses yeux fiévreux sont ceux d’un fou.
– Laissez-moi vous parler, supplie-t-il. Les voleurs de mots, vous devez vous garder des voleurs de mots !…
Chloé dégage son bras.
– J’ai très très faim, maintenant, dit-elle à Colin.
– Allons manger, répond celui-ci…
Derrière la corde à linge se trouve une petite place pavée aux bords occupés par des charrettes de marchands de quatre saisons et un joueur d’orgue de barbarie qui mouline « Nini Peau d’Chien ». En face des deux jeunes gens s’étale la devanture d’un restaurant dont l’enseigne clame « Chez Tante Maryvonne – La Bonne Cuisine Á l’Ancienne ». Ils entrent et découvrent un petit bistrot au comptoir de bois. Sur le sol dallé de noir et de blanc les attendent six tables recouvertes de nappes à carreaux blancs et rouges. Tante Maryvonne, une grosse femme aux cheveux gris, arbore le paisible sourire d’une bonne grand-mère. Son œil bleu pétille quand elle brandit sous les yeux de Colin un fait-tout de plastique brun.
– Qui est-ce qui va se régaler avec ma bonne Daube De Bœuf Aux Carottes Bio Á l’Ancienne ?
Chloé rit de gourmandise en battant des mains.
– C’est nous !
Alors qu’ils s’installent à l’une des tables, Tante Maryvonne se hâte vers le four à micro-ondes qui trône derrière le comptoir. Avec un clin d’œil, elle précise :
– Il suffit de soulever l’opercule et trois minutes plus tard, une bonne Daube Á l’Ancienne toute chaude attend d’être dégustée !
– Oui, s’écrie Colin. Et il y a aussi la bonne Fricassée De Volaille Aux Champignons Á l’Ancienne de Tante Maryvonne !
– Et le bon Sauté d’Agneau Aux Haricots Á l’Ancienne de Tante Maryvonne, ajoute Chloé, et puis aussi le bon Rôti De P…
Elle pousse un cri effrayé. De sous la table a surgi la tête de l’épouvantail. Il lève les yeux vers elle et la supplie :
– Écoutez-moi, mademoiselle : ils vous volent les mots. Ils étaient à vous, les mots, les jolis mots avec leur premier sens, leur deuxième sens, leur sens caché, leurs contresens. Ils étaient à vous et ils vous les ont volés !
Chloé soupire :
– Décidément, je n’aime pas ce bonhomme, il est laid et il sent mauvais. Tue-le, s’il te plait, Colin.
– Attendez ! s’étrangle l’épouvantail. Tenez… Tenez… Pensez à, euh… Tenez, disons : « oasis » !
Le visage de Chloé s’éclaire sous ses cheveux noirs ébouriffés.
– Ah oui, je connais, s’exclame-t-elle avant de se mettre à fredonner : « Oasis, oasis, Oh ! Oasis oasis, Ah !… »
– Vous voyez bien, gémit l’homme. Pour nous, avant, une oasis, c’était une halte fraîche après le désert, les palmiers dattiers qui s’agitaient sur le fond des dunes dorées, la halte du chamelier, la femme recouverte de voiles bleus qui se pressait vers le puits, une jarre d’argile sur la tête. Oasis, c’était le voyage, le dépaysement, la poésie… Maintenant, il y a des grandes bouteilles de plastique enfoncées dans le sable et quelque part un poste de radio qui crie « Kess’tu bois doudou didon… ». Ils ont sali notre oasis. Ils n’ont pas demandé la permission et maintenant, c’est fini, rien ne pourra nettoyer la pollution qu’ils ont répandue dans nos cervelles, rien ne…
Il ne termine pas sa phrase. Colin a en main le couteau qui reposait près de son assiette. Il fait valser le vieux chapeau, attrape en grimaçant de dégoût les cheveux de l’épouvantail, lui renverse la tête en arrière et l’égorge d’un seul coup, d’une oreille à l’autre. Le sang arrose la chemisette blanche de Chloé qui rit bien fort. Bondieu dit :
– Découvrez le Boudin Aux Pommes Du Verger Á l’Ancienne, la toute nouvelle recette à l’ancienne de Tante Maryvonne !
Colin repose son couteau.
– Il m’embêtait, ce vieux type, à dire du mal de ce qui est bon.
– Tu as bien fait, approuve Chloé.
Elle reste rêveuse un instant et ajoute :
– Moi, j’aime beaucoup les boissons saveur orange…
(Á suivre)
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