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Bibliothèque Green (florilège)

Publié par le 21 décembre 2024

 

Le bâtiment était le même, celui que j’avais connu à mes débuts, un hôtel particulier du quartier Saint-Germain. L’étage, pareil, le même qu’en mes jeunes années, au quatrième, sous les combles. Seulement, au lieu de la porte vernie flanquée d’une plaque « Bibliothèques Jeunesse » que je connaissais, je trouvai un tourniquet d’acier chromé encastré dans une fausse façade en plastique avec au-dessus, proclamé en lettres immenses, vert mordoré, « La Green ».

King et Kong, au rez-de-chaussée, m’avaient tout bien bien bien expliqué :
– Vous glissez votre badge « Visit. Temp. » dans la fente…
– … et vous composez sur le clavier votre code.
– Mon code ?
Soupir jumeau. Double bref regard excédé au ciel.
– L’ensemble de six chiffres et quatre lettres qui se trouve ici, m’avait expliqué King, en tapotant mon « Visit.Temp. » du bout de l’index.
– Attention, ne vous trompez pas, avait précisé Kong, sinon vous passerez en mode « alerte »…
– … et on sera obligés d’aller vous chercher, maintenant veuillez nous remettre votre sac, monsieur.
– Mon sac ?
Deux fois trois claquements de langue : « Tt… Tt… Tt… ».
– Question de sécurité, monsieur…
– … votre sac s’il vous plaît !

À peine eus-je, obéissant aux instructions – badge, code, tout ça – franchi le tourniquet, qu’un robot de genre féminin se précipita vers moi dans un caquètement de talons aiguilles.
– Ah, monsieur Poncet !
Une main pourvue de lames de rasoir orange laqué en guise d’ongles fila vers moi.
– Leïla Larousse.
Un casque de cheveux noirs bizarrement tonsurés à l’arrière, un maquillage si parfait qu’il semblait un masque, une minirobe cousue sur elle, d’interminables jambes parcourues de muscles de coureuse de fond, la cuisse droite étant chamarrée du tatouage d’un complexe assemblage de fleurs.
– Chchté, fis-je.
– Pardon ?
– Enchanté.
– Ah.
Elle renversa la tête en arrière, ouvrit grand une bouche pleine de dents carrées et adressa au plafond un rire aussi sonore que saccadé.
Ça donnait quelque chose comme :
– Hyack hyack hyack hyack…
Et ça semblait destiné à me faire comprendre combien ce que je venais de dire était spirituel.

S’interrompant net, elle me confia en une tirade qu’elle était fatiguée par la promo de son dernier « book », un roman autobiographique sur ses difficultés de relations avec sa mère (une courageuse journaliste poursuivie par « le » régime) et le second mari de celle-ci, un chirurgien parisien, le tout au fil de son évolution de femme décidée à se forger une liberté propre sans renoncer toutefois à la fierté de ses origines.
Puis elle inspira, me prouvant qu’il lui arrivait de ressentir le besoin d’oxygène et que, donc, elle était encore un peu humaine.
– Et vous, Thierry (c’est okay que je vous appelle Thierry, hein, moi c’est Leïla), et vous, s’enquit-elle, les books d’aventure, ça processe ?
– On fait aller…
– Je vous admire, vous savez. Heureusement qu’il existe des experimented comme vous pour faire vivre les littératures marginales, hors mainstream, j’veux dire…
La damoiselle posa un trio de ses ongles mandarine sur mon avant-bras.
– Je suis très jalouse. Vous avez tellement de la luck de pouvoir écrire. J’aimerais tant consacrer tout mon temps à l’écriture, mais depuis que je drive La Green…
Elle expulsa un borborygme qui sonnait à peu près comme « pshshshshshsh ! », sans doute destiné à exprimer combien c’était super hard puis se repeignit un sourire et, d’un coquin mouvement de menton, m’invita à la suivre :
– Je vous fait visiter notre open space ?
– Svvvlez, ânonnai-je.
– Pardon ?
– Je disais : « si vous voulez ».
– Hyack hyack hyack hyack…

Suivant le pommelé popotin de Leïla, je rencontrai successivement :

1) un certain Xpress – si j’en croyais le badge grand comme une soucoupe épinglé à son débardeur camouflage.
C’était un très jeune homme maigre et livide dont les mains valsaient sur trois claviers d’ordinateur et les deux minces écrans d’appareils qui restent mystérieux pour moi nommés des « smartphones ».
Leïla me présenta :
– Jason (il s’appelait Jason, en fait) est notre développeur Oui-Oui Concept…
– J’ai commencé par renewer les subjects, m’expliqua celui-ci. Oui-Oui à l’École des Sorciers, Oui-Oui et l’Invasion Alien, ce genre de trucs… Maint’nant, j’bosse sur Oui-Oui Tweeter, chapitres speeds de 140 signes maxi, trop cool !

2) Les trois filles en charge du Club des Cinq dont la meneuse, une costaude aux cheveux ras et à moustaches m’expliqua :
– On vire tous les passés simples. Trop strange, les terminaisons, quoi !
– Vous utilisez l’imparfait ?
La moustachue éclata d’un rire du même genre que celui de Leïla, en un peu plus saccadé, qui donnait quelque chose comme :
– Truck truck truck truck…
– On met au présent, man, tout au présent. Et pis on épure un max au niveau des images. Et pis on rénove toute la fashion. Les jupettes d’Annie, trop ringues. Les clichés fifties, ça va cinq minutes, quoi.
– Stinstrétrinstant, balbutiai-je.
– Tu dis quoi ?
– C’est très intéressant…
– Truck truck truck truck…

Puis ce fut le « Team Croix-Rousse » qui s’occupait de transformer les Six Compagnons de Paul-Jacques Bonzon en « Les Douze du Gang Red ».
– On relooke les six membres originels, pis surtout on en rajoute six, deux filles supplémentaires, deux Viets, des beurs et des blacks, faut laisser la place à la diversité au niveau du populaire ethnique, j’ai envie d’dire…


Et enfin un très joli quadragénaire en très joli costume ajusté chargé de réorienter la série des Michel de Georges Bayard dans une optique « résolument love » avec un premier volume « Michel et le Maghrébin du Chantier » et, à suivre, un « Michel et l’Aire des Voyageurs ».
– Sparafosachair… bégayai-je.
– Je te demande pardon ?
– Je disais : « ça me paraît la chose à faire »…
– hick hick hick hick…

Alors que Leïla trucmuche m’entraînait vers son bureau – pardon : son « private » – je m’enquérais :
– Vous ne pourriez pas employer ces gens à inventer de nouvelles séries au lieu de rénover des classiques qui ne vous ont rien fait ?
– Ce serait trop cher. Blyton, Bonzon, Bayard, c’est amorti depuis longtemps. Aux prix des impressions d’aujourd’hui, ça ne coûte pas un kopeck, hyack, hyack.
– Ce serait de l’investissement…
– Hyack hyack hyack hyack, décidément, Thierry, j’adore votre humour !

Une fois dans son private, elle me présenta Myrtille, son assistante, une jeune fille aux cheveux blonds très pâles en strict ensemble tailleur noir, m’invita à m’asseoir et tourna l’écran de son ordinateur vers moi.
– Vous savez ce que c’est ?
– Un graphique.
– Vous désirez boire quelque chose, décaféïné blue Mountain ou tisane badiane ?
– Un verre de Bourgueil, plutôt.
– Hyack hyack hyack hyack… Deux badianes, please, Myrtille… Bien, c’est un graphique. Et cette courbe, là, représente les ventes des Lettres de mon Moulin, de Baudet.
– Daudet. Alphonse Daudet.
– C’est ça. Comment définiriez-vous sa courbe ?
– Ben… elle est descendante, non ?
– Non, Thierry. Elle chute. C’est notre plus gros down cette année.
Je haussai les épaules.
– Fouwévoulavouvelle.
– Sorry ?
– Je dis : « foutez les à la poubelle ».
– Hyack hyack… Impossible. One : c’est un tradi ; à la question « de quel livre de la Bibliothèque Verte vous souvenez-vous ? », plus de 82% du panel répondent Les Lettres de mon Moulin. Two : les ventes « school » se maintiennent au niveau des classes prépa, on ne peut pas les laisser à la concurrence. Three, la plupart des membres du board l’ont lu dans leur enfance et ils ne veulent pas le lâcher. Donc…
– Onc ?
– Donc vous allez me le rewriter.
– Oumemiwrité ?
– C’est ça. Je vous lâche 50 000 et vous me le cleanez pour la rentrée 2019, okay ?
– Flpglplplvplissneuf ?
– Oui Thierry.
– Allez vous faire foutre.
– Hyack hyack hyack hyack ! J’ai dit fifty ? Sorry, je voulais dire 80 000. Okay, maintenant ?
Je soupirai. Prenant cette exhalaison écoeurée pour un assentiment, Leïla Bidule m’asséna un sourire victorieux, les yeux déjà ailleurs, et se mit à picorer des doigts sur le clavier.

– Bon… Okay… okay… ça, okay… bon…
Je compris qu’elle faisait défiler sur son écran le texte de ce vieil Alphonse.
– Okay… okay… Bon, sauf les conjug’, quoi. Vous me mettez tout ça au présent, hein ? Et puis alors, surtout, vous me virez ces bullshits de subjonctifs. Le subjonctif, aujourd’hui, c’est total no comprendo, quoi…
– Jbmlvjlvmjlvbjonctif, murmurai-je, tandis qu’une sueur gluante recouvrait ma peau sous mes vêtements.
– Ah !… s’exclama-t-elle. Voilà… Alors là, pas possible, quoi. « Les Trois Messes Basses », c’est trop too much. Vous me shortez tout ça, hein. Pas besoin de trois messes. Une seule, ça va bien. LA Messe Basse, hein ? THE Messe Basse…
– Grmblevublessmasse… marmonnai-je, tandis qu’une violente douleur m’emplissait la poitrine, côté gauche, butait sur mon palpitant, s’insinuait jusqu’à mon bras.
– Oh et alors là, « Les Vieux », vous me changez tout, hein ? Vous m’appelez ça « Sérénité Senior » et puis surtout, hein, surtout, en punch line, vous me les collez dans une villa tout confort du Lubéron, avec infirmière à domicile et everything, on est d’accord ?
– Blrvieumournuluméron… grasseyai-je, tandis que mes yeux s’exorbitaient et que ma langue paraissait quintupler de volume.
Imperturbable, Leïla poursuivait :
– « La Chèvre de Monsieur Seguin »… Là, on ne peut pas trop toucher, c’est le top one au niveau de la memory public. Vous nettoyez juste un peu la syntaxe, hein ? Et puis alors surtout, surtout, surtout : happy end.
– Mamigneinde ?
– Absolutely ! La jolie petite chèvre mangée par le loup, c’est carrément pas possible. Total traumatisme pour les juniors, quoi…
Je voulus répondre quelque chose, mais un petit milliard de fleurs aux nervures violacées explosaient devant mes yeux.
– Peut-être que l’arrivée d’un chasseur… fit la voix de Myrtille sur ma droite.
Leïla haussa les épaules.
– Surtout pas ! La chasse, c’est complètement out. On va faire intervenir une randonneuse, spécialiste d’arts martiaux… Mais qu’est-ce qui se passe, Thierry ? Vous ne vous sentez pas bien ?… Thierry ?

J’étais plongé dans un lac de goudron. Je savais ma bouche ouverte mais je ne parvenais plus à aspirer la moindre parcelle d’air.
– Thierry ?
Tout mon corps était happé par une sensation de chute. J’aurais voulu lever les mains pour me raccrocher à quelque chose, mais mes bras ne répondaient plus à ma volonté.
– Thierry ?
J’avais conscience de ne plus être assis sur le fauteuil mais allongé sur une surface molle. Ma tête s’enfonçait dans ce que je reconnus être mon oreiller.
– Thierry, houhou, réveille-toi !
J’ouvris les yeux.
J’étais dans mon lit. Le soleil matinal déferlait dans la chambre. Penchée au-dessus de moi, Catherine, mon épouse, brandissait devant mon nez le combiné téléphonique :
– C’est pour toi, dit-elle. Une dame de chez Hachette-Jeunesse, elle veut absolument te parler…

(À suivre)

 

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