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De la littérature confiture – 11

Publié par le 12 décembre 2017

 

Á l’arrière du BookieBif, Kruong et Mani fumaient épaule contre épaule dans un recoin formé de deux marches et d’une porte étroite. L’une des trois entrées de la galerie se trouvait à deux mètres sur la droite.
– Des exploiteurs ! s’emportait Mani.
– T’as raison, approuvait Kruong.
Des gens passaient sans cesse devant eux sans les regarder. Beaucoup étaient bien habillés. La plupart avaient à la main un ou plusieurs de ces sacs de papier épais que les boutiques fournissaient à leurs clients.
Le petit Khmer eut un bref rire sans joie qui découvrit ses grandes dents mal plantées. Deux d’entre elles étaient cariées.
– Éditeur. Exploiteur. Ça finit pareil.
Ils tenaient leurs cigarettes entre le pouce et l’index, les ongles refermés sur le filtre pour éviter que leurs doigts graisseux maculent le papier. Ça donnait un goût déplaisant au tabac.
– Dans leur conception des choses, poursuivait Mani, les écrivains sont leurs employés et eux les patrons.
– C’est ça le problème. Allez, on y va.
Le ton était celui d’un ordre. Mani ne protesta pas. Il avait conscience d’être le dernier arrivé dans l’équipe. Kruong était l’un des plus anciens et il avait au moins le double de son âge. Mani respectait ces choses-là.
Les clopes n’étaient qu’aux trois quarts fumées mais Gérard, le manager, n’appréciait pas les pauses trop longues. Ils jetèrent les longs mégots dans une boîte de poudre à milk-shakes vide et à demi emplie d’eau posée entre les deux marches. Kruong poussa la mince porte de l’épaule et laissa Mani passer devant lui.

Le labo du BookieBif, gagné sur ce qui avait été le débarras d’une boutique de chaussures chics, était un rectangle de six mètres sur trois au plafond si bas que Sidabou, l’assistant-manager, un ancien berger peuhl, devait rentrer la tête dans les épaules à chaque fois qu’il passait sous une des barres de néons.
La température n’y descendait jamais en dessous de quarante. L’air y était une matière presque solide, une pâte, un mêlé d’odeurs de viande, d’oignons morts et d’huile hurlante.
Mani regagna son poste, la préparation, une table d’inox au fond du labo. Devant lui, en contrebas, Driss avait envoyé douze steaks sur le grill. Il surveillait distraitement la cuisson tout en tapant un rythme de sa spatule sur le bord de la plaque.
– Ces mecs-là, lança-t-il, ils disent : c’est ce genre de livres qui va bien se vendre…
– Ou plutôt se vendre le moins mal, intervint Jean-Marcel.
Driss eut un regard torve vers le Haïtien. Les deux hommes ne s’appréciaient pas, bien qu’ils fussent ligotés ensemble à des postes voisins.
– Ou peut-être à cause de ça, pensa Mani.
Jean-Marcel ouvrit d’un coup de paume la gueule du toaster, en sortit un plateau de douze bases qu’il fit glisser sur la table de préparation, sous le nez de Mani.
– Ouais, concédait Driss. Ils disent : « c’est ça qui va se vendre le moins mal », d’accord. Et après ils cherchent des textes qui correspondent à ce qu’ils pensent.
– Des fois, même, intervint Mani, ils commandent leur truc à des écrivains qu’ils connaissent. Genre : « Hey, coco, fais-moi ça, c’est ça qui se vend bien ! ».
– C’est ça qui se vend le moins mal, insista Jean-Marcel.
Mani rigola tandis qu’il se saisissait du doseur de ketchup.
– Ouais, okay, ce qui se vend le moins mal…

Il survola le plateau de douze bases avec le doseur, laissant d’une pression du pouce sur la languette tomber deux centilitres de sauce tomate sur chaque pain. Il fit de même avec le doseur de moutarde puis posa sur chaque crotte rouge et jaune une rondelle de cornichon aigre-doux puisés dans une jarre de plastique posée à ses pieds.
Inconsciemment, il grimaçait. Il haïssait autant le contact gluant de ces bouts de végétaux morts que leur odeur vinaigrée, vaguement médicamenteuse.
Pendant ce temps, Driss retournait les steaks. Il avait une façon bien à lui d’en faire tenir trois sur sa spatule en les retenant du bout des doigts. Un coup de poignet presque invisible et les trois morceaux de viande se retrouvaient sur le grill, face rouge en dessous.
–Y a des bookies-cheeses ? demanda Mani.
Jean-Marcel, celui des trois qui se trouvait le plus proche du poste des commandes / emballages, apostropha Kruong :
– Douze à venir ?
– Six simples, six cheeses, répondit le Cambodgien.
Mani prit six carrés de fromage dans le bac qui leur était réservé et les plaça sur la moitié des douze bases.
– Du coup, dit-il, si les écrivains veulent bouffer, ils font ce que les éditeurs leur disent de faire, comme des employés qui font ce que le patron leur ordonne.
– C’est ça, rétorqua Driss.
Jean-Marcel s’empara du plateau des bases et le plaça sur une tablette à côté du grill. Driss posa un steak sur chacune. Pendant ce temps, le Haïtien ouvrait le deuxième étage du toaster, en tirait le plateau de douze couvercles.
– L’éditeur il dit : « c’est ça la littérature » et l’écrivain il dit « oui c’est ça » ou bien il crève.
Il posa habilement les douze couvercles sur les douze bases pourvues de leur steak. Driss prit alors le plateau et le fit passer à Kruong qui avait déjà une pile de boîtes de polystyrène vides à la main.
– Douze bookies-bigs à suivre, commanda-t-il.
– Douze bigs, c’est parti ! confirma Driss en plongeant la main dans le bac à steaks surgelés.
– Douze bookie-bigs, répéta Jean-Marcel, tandis qu’il alignait trois plateaux, les garnissait chacun de douze bases, douze milieux et douze couvercles, et les enfournait dans le toaster, chaque plateau à son étage. Il ajouta à l’intention de Mani :
– Logiquement, c’est les écrivains qui devraient décider ce que c’est, la littérature. Ben là, non. C’est les mecs des bureaux…
– C’est vachement injuste, grimaça Mani.
Driss, en train de disposer vingt quatre steaks sur le grill, suspendit son geste. Jean-Marcel, qui allait refermer la gueule du toaster s’immobilisa lui aussi. Les deux hommes échangèrent une ombre de sourire, pour une fois complices, et dévisagèrent ironiquement Mani.
– J’ai dit une connerie ? demanda celui-ci.
Driss secoua la tête et recommença d’aligner les steaks. Jean-Marcel eut un rire bref et termina son geste. Le toaster, portes fermées, poussa son ronflement habituel. Le Haïtien haussa les épaules.
– T’en fais pas, va, gamin, tu es jeune…
Des injustices, ça faisait vingt ans que les deux hommes en avaient bouffé, digéré et chié. Il y avait longtemps qu’ils avaient renoncé à s’en indigner.

On approchait des onze heures. Le restaurant était encore calme, mais la tempête du déjeuner pointait à l’horizon et chacun s’y préparait. Mani décollait d’avance des tranches de cheddar. Ces saloperies orange lui arrivaient en gros blocs. Il fallait les séparer une à une et, fragiles, elles étaient promptes à se déchirer.
Gérard n’aimait pas les tranches de cheddar abîmées.
– Qu’est-ce que tu dirais si un client rapportait son sandwich en se plaignant de n’avoir qu’une moitié de fromage ? avait-il demandé.
– Je dirais que c’est un con qui cherche des noises à des travailleurs, avait pensé Mani.
Mais il avait seulement dit :
– Ouais, Gérard, je comprend…
Devant lui, Driss lavait le grill. L’eau et le détergent bouillonnaient au contact de la plaque, répandant une odeur de citron artificiel. Le Marocain la repoussait au moyen d’une raclette dans les deux gouttières qui couraient sur les côtés. Jean-Marcel huilait les gonds du grand toaster en sifflotant un air, ses dreads enfermés dans une charlotte oscillant au fil de la chanson.
Plus loin, à deux mètres qui auraient pu être des kilomètres, Kruong empilait les emballages rouges et blancs, les minces cartons des beignets aux pommes et les gobelets de milk-shakes. Á droite, le vieux Saïd, le friteur, contrôlait la température de ses bacs à huile.
Plus loin encore, autant dire à des années lumières, devant le large comptoir d’inox, les trois caissières, deux françaises blanches et une Guadeloupéenne au teint très clair, papotaient et rigolaient avec Gérard.
Le grand Sadibou, l’ex-berger, coiffé de son calot rouge de sous-chef, passait de l’un à l’autre, promenant sur chaque chose son regard triste d’homme déraciné.
– La meilleure preuve, s’exclama Mani, comme pour lui-même, c’est les manuscrits ! Là, tu vois bien qu’ils se prennent pour des patrons !
Il remplaça coup sur coup les cartouches de sauce bookie-bigs dans ses deux pistolets.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Jean-Marcel.
Mani essaya les pistolets, buses dirigées sur le fond de l’évier derrière lui. Les deux pressions sur les détentes suffirent à faire naître la douleur.
– Depuis que le traitement de texte existe, les éditeurs exigent que les manuscrits soient tapés sur ordinateurs, format A4, reliure en boudin plastique, patin couffin…
C’était une sorte de nœud au milieu de l’avant-bras. Au fil des heures et des pressions sur les manettes, par volées de douze, il ne ferait que durcir. Á la fin de la journée, ce serait presque insupportable. Le service terminé, il lui faudrait une bonne demi heure avant de retrouver la souplesse de sa main droite.
– Si le manuscrit n’est pas présenté comme ça, modèle standard, tout bien comme ils ont dit, ils refusent de le lire.
– Et alors ? fit Driss.
– Et alors ? s’écria Mani. Et alors ? Le manuscrit d’un écrivain, c’est son œuvre, merde ! S’il veut l’écrire au stylo, le taper à la manuelle, le présenter sur des vieux cartons ou même sur du P.Q., putain, c’est lui que ça regarde !
Dans son emportement, il buta du pied sur la jarre à cornichons. Se pliant en deux, il la rattrapa de justesse, avant de carreler le sol de rondelles molles et de vinaigre industriel.
Quand il se redressa, ce fut pour découvrir Driss et Jean-Marcel qui l’observaient, une ombre de sourire aux lèvres.
– Quoi, j’ai encore dit une bêtise, c’est ça ?
Jean-Marcel haussa les épaules.
– T’es jeune, répéta-t-il.

Á l’avant, Kruong commanda quarante-huit bookies-bigs et vingt quatre simples dont douze cheeses.
Dans l’étroit espace entre le dos de Saïd, le friteur, et celui de Nicole, la caissière, Mani distinguait un bout de la salle. Des clients s’y pressaient, collés les uns aux autres.
La journée commençait vraiment.

(Á suivre)

 

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