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De la littérature confiture – 15

Publié par le 13 juin 2018

 

Depuis le temps qu’il était en poste dans la région, le commissaire Simenon s’était accoutumé aux brusqueries du climat. Pendant dix jours, tout ce coin du pays avait subi une suite d’averses qu’accompagnaient des éclairs et des déflagrations de tonnerre, si rapprochées qu’on eût dit un seul orage continu. Et ce matin, sans que rien ne le laissât prévoir la veille, la ville s’éveillait sous un ciel bleu.
Le commissaire stationna un moment devant la fenêtre ouverte de la salle à manger, poignets de chemise boutonnés, cravate nouée, les cheveux encore humide après sa friction quotidienne au Pétrole Hahn. Son bol de café à la chicorée à la main, il observait l’alignement des immeubles bas de l’avenue Beaumarchais, dans leur habit de sombre brique, presque guillerets dans la lumière retrouvée.
– J’irai à pieds, décida-t-il tout haut.
À l’issue de près de deux semaines confiné dans l’appartement et dans son bureau, il éprouvait l’envie de s’aérer, de respirer de l’air libre. De toutes façons, il goûtait peu de conduire son Aronde. Il l’avait achetée à tempérament à peine trois mois plus tôt et ne la sentait pas encore à sa main. L’inquiétude de commettre un impair, provoquer un accident ou louper un créneau lui gâchait le plaisir de tenir le volant.
Derrière lui, assise à la table de ferme en noyer qu’elle avait héritée de sa tante de Normandie, son épouse leva les yeux de la liste des commissions que, tenant entre deux doigts un crayon tant de fois taillé qu’il ne mesurait pas plus de trois centimètres, elle achevait d’établir.
– Dans ce cas, tu prendras ta gabardine demi-saison, la beige, conseilla-t-elle. Rentreras-tu déjeuner ?
– Qu’est-ce qu’il y aura ?
– Des crépinettes. Avec, j’ai pensé à un ragoût de pommes de terre aux oignons comme tu aimes…
– C’est bien, grogna distraitement le commissaire.
Sa femme se pencha de nouveau sur sa liste sans insister. Au ton de son mari, elle avait compris qu’il était déjà à penser à l’affaire qu’il avait en cours – la mort suspecte du joaillier Vermesh, sans doute – et qu’il n’était guère plus présent que s’il eût déjà refermé la porte de l’appartement sur lui.

Dehors, l’air avait pris cette luminosité particulière, presque dorée, qui suit les jours de pluie. Les trottoirs luisaient comme des sous neufs. Le soleil semait ses éclats sur les carreaux des fenêtres des immeubles. De l’une de celles-ci, ouverte, où pendait de la literie, parvenait la voix d’une femme qui chantait joyeusement, accompagnant une ritournelle à la mode que diffusait la radio.
Il n’y avait guère qu’un an, deux au plus, que les transistors bon marché avaient remplacé les anciens postes de T.S.F encombrants comme des meubles, et aussi chers qu’eux. L’engouement pour la radio était devenu général, notamment parmi les femmes au foyer qui s’étaient mises à en aduler les animateurs, désormais aussi célèbres que les vedettes du cinéma. Madame Simenon elle-même n’aurait pas loupé pour un empire le feuilleton qui passait à huit heures du soir sur Radio Luxembourg.
Le policier éprouvait le plaisir escompté à déambuler dans les rues d’un pas de promeneur matinal, vierge de tout souci, que n’aurait pas attendu, sur la table de travail éraflée de son bureau, le dossier bourré des détails d’une mort affreuse.
Il se paya même le luxe de s’attarder au milieu du Pont de l’Écluse. Ayant caressé un instant l’idée de bourrer sa pipe, il y renonça. Décidément, l’air était trop vif et piquant, ce matin, pour ne pas en profiter à plein. Il remit à plus tard la première bouffée de tabac de la journée et se contenta d’observer, mains enfouies dans les poches de son léger pardessus, la rivière en contrebas. Celle-ci, grosse encore des journées de déluge, pesait lourdement sur les piles, en épais bourrelets qu’on aurait dit solides, bordés d’écume grise.
À une trentaine de mètres, amarrée au quai de moellons gris, une péniche tendait ses amarres, bousculée par le fort courant. À sa proue, en lettres blanches maladroites peintes à même le goudron de la coque, on pouvait lire son nom, Le Letton, deux fois répété. Sur le pont, deux hommes pareillement blonds et musclés, l’un en tricot de corps, l’autre torse nu, brossaient avec vigueur les écoutilles, armés de lave-ponts.
Des jeunes filles en groupe, portant l’uniforme du tout proche collège Sainte-Clothilde, jupe grise droite et blaser à l’anglaise, béret de feutre que les plus hardies portaient crânement en arrière, traversaient le pont. Bras dessus bras dessous, elles gloussaient et riaient à petits éclats aigus, heureuses du beau temps revenu, de leur jeunesse et de leur plaisir à se trouver entre semblables. Le concert de leurs piaillements cessa quand la bande passa à la hauteur de Simenon. Des murmures s’échangeaient. Il saisissait au passage :
– La police… L’affaire du joaillier… Vermesh… Un tel malheur !…
Le commissaire s’ébroua, chassa ses rêveries sans objet et reprit son chemin.

Au débouché du pont, il hésita. Prendrait-il, comme il en avait l’intention, la rue Saint-Fiacre qui, longeant la rivière, à droite, le conduirait à l’hôtel de police ? Il y renonçait subitement, continuait tout droit et s’engageait dans la rue de la Grande-Perche. Il marcha une cinquantaine de pas sur pavés inégaux, entre les falaises rapprochées des anciennes maisons bourgeoises. À leurs pieds s’ouvraient des boutiques douteuses, une armurerie à la vitrine emplie de poignards et de coups de poings américains, un hôtel louche à l’enseigne du Picratt’s, une boutique de livres et d’objets érotiques, pour l’heure fermée.
Le quartier avait perdu de sa respectabilité depuis la guerre pour se muer en lieu de nuit où se rejoignaient les mauvais garçons de la ville et les militaires cantonnés dans le faubourg des Brumes qui venaient y marauder dans l’espoir d’une bonne fortune.
Simenon se dirigea vers un café à la devanture verte dont le vélum encore humide annonçait : Le Marchand de Vin.
Il actionna le bec de cane et entra, accueilli par des odeurs de café, de fond de vin et d’apéritifs anisés auxquelles se mêlait celle, charbonneuse, du tabac froid. Il inspecta d’un coup d’œil la petite salle vide de consommateurs : quelques tables recouvertes de toile cirée à motifs de chasse ; aux murs des photographies de rangs de vignes et de vendangeurs au travail ; au fond, un poêle bas, éteint, dont le tuyau noirci traversait le plafond en diagonale, puis, au-delà d’une sorte d’arcade, une alcôve où trônait un billard.
Derrière le zinc, le patron, Désiré Donnadieu, dit « Dédé », un petit homme bedonnant, aux cheveux clairsemés, avait levé le nez du journal de pronostics qu’il était en train d’éplucher avec la minutie studieuse des grands turfistes.
– Bonjour, monsieur le commissaire, l’accueillait-il. Beau temps, ce matin, pas vrai ? Ce n’est pas trop tôt, après toute cette pluie…
Puis, comme il avait noté le regard circulaire de son visiteur, il ajouta :
– Pas encore là. C’est pas un lève-tôt, celui-là ! Mais ne vous en faites pas, il va bientôt venir boire son café. Vous buvez quelque chose ?
– Un verre de blanc.
Il avait répondu sans réfléchir, peut-être parce que le vin blanc était sa boisson d’été et que le soleil printanier de ce matin annonçait les beaux jours. Ses mains avaient sorti de ses poches sa blague à tabac et sa pipe, bourraient machinalement celle-ci, tandis que Dédé Donnadieu emplissait un verre ballon dont la paroi s’embuait aussitôt.
– Donne-moi le téléphone aussi, ordonna-t-il.
Le patron posait le lourd combiné de bakélite devant lui. Le commissaire allumait sa pipe, composait le numéro de l’hôtel de police.
– Sauveur ? C’est moi… Pas tout de suite, je me suis arrêté pour prendre des renseignements… Oui… Oui… Dis à Brassac de surtout m’attendre, nous irons voir la veuve ensemble… C’est ça, à tout à l’heure.

Les deux hommes attendaient en silence, l’un plongé dans ses réflexions, l’autre dans ses rêves de gains aux courses. À un moment, madame Donnadieu, la patronne, était sortie de sa cuisine, dont la porte s’ouvrait derrière le comptoir. Une femme corpulente, très brune, en robe noire, qui faisait penser à une Italienne. Apercevant le commissaire Simenon, elle avait froncé ses sourcils touffus et regardé son mari, un coup d’œil qui voulait dire : « qu’est-ce qui se passe, on a des ennuis ? ». Donnadieu avait légèrement secoué la tête, rassurant :
– Il vient voir le jeune Gus…
La femme n’avait pas insisté, reflué dans sa cuisine. La porte, en se rabattant, avait envoyé jusqu’aux narines du commissaire la riche odeur d’une daube de bœuf, peut-être un bourguignon, le plat du jour pour le menu ouvrier de ce midi.
Pour passer le temps, Simenon tira à lui le Quotidien, le journal local, un exemplaire neuf que le maître des lieux avait dû rapporter en même temps que son Paris-Turf. En première page et en grosses lettres s’étalait ce titre : « Joaillier Vermesh : les enquêteurs pataugent ! ». Le commissaire connaissait l’auteur de l’article, Théophile Poncet, un écrivain sans le sou, obligé pour gagner sa pitance de travailler dans la presse. Il s’était fait une spécialité, quand les informations lui manquaient, de remplir ses colonnes en critiquant vertement la police, qu’il détestait depuis une arrestation bénigne, quelques années plus tôt, pour détention de marijuana. Il négligea le soi-disant reportage et s’attarda sur un article mineur, indiqué en bas de page : « Thierry Arcachon condamné ».
C’était l’animateur vedette d’une radio périphérique qui avait publié quelques mois plus tôt un roman, lequel avait connu un certain succès avant qu’il ne s’avérât que des passages entiers en avaient été copiés, quasiment mot pour mot, dans un autre ouvrage écrit par un auteur moins connu. L’affaire faisait scandale dans les milieux intellectuels et parmi ceux qu’on appelait maintenant les gens des médias. Arcachon, désormais convaincu de plagiat, se voyait même menacé de renvoi par la direction de sa chaîne et multipliait les déclarations tonitruantes, s’accrochant à son poste avec l’énergie du désespoir.

– Je vous remets ça, commissaire ?
Il acquiesça.
Alors que Donnadieu remplissait son verre du même vin blanc frais à reflets presque verts, il tapota du doigt l’encadré de bas de page.
– Quel idiot, tout de même, ce Thierry Arcachon !
– Ça…
– Voilà un homme qui a tout le pays à ses pieds et qui risque de tout perdre parce qu’il a copié comme un écolier sur son voisin…
– Pensez donc !
Le patron s’était immobilisé, la bouteille au poing. Ses lèvres s’étaient étirées en un sourire narquois, dévoilant de mauvaises dents grisâtres.
– Vous n’y êtes pas du tout, commissaire !
– Comment ça ?
Le sourire de l’homme s’agrandit. Donnadieu avait purgé cinq ans de centrale après la Libération pour avoir fricoté avec les Allemands. Nul en ville, et surtout pas la police, n’ignorait que c’était le pactole amassé grâce à ses commerces avec l’ennemi qui lui avait permis d’acheter le Marchand de Vin. Le bonhomme connaissait sa réputation comme l’opinion que le commissaire avait de sa peu recommandable personne et il ne lui déplaisait pas d’avoir l’occasion d’en remontrer à un « flic », comme il disait sans doute.
– Ce n’est pas Arcachon qui a copié, c’est son nègre.
– Son nègre ?
– Parbleu. Tous ces acteurs, ces chanteurs et autres vedettes qui publient des livres, c’est bien rare qu’ils les écrivent eux-mêmes, pensez ! Ils posent juste leur nom sur la couverture parce que ça fait vendre. L’intérieur du livre, c’est un rédacteur qui s’en charge. Un professionnel de l’écriture. On appelle ça un nègre, allez savoir pourquoi…
Le commissaire Simenon haussait les sourcils, yeux agrandis, sans rien dissimuler de sa surprise. Donnadieu triomphait, s’esclaffait :
– Le nègre en question, il a été à court d’inspiration ou trop fainéant et il vous est allé pomper sur un confrère. Ce n’est pas tant qu’il est couillon, le monsieur de la radio, c’est qu’il est coincé : soit il passe pour un plagiaire, soit il admet que ce n’est pas lui qui a écrit son livre ! Et ce n’est pas tout…
Il se penchait par-dessus le zinc, clignait d’une paupière, complice, jetait des coups d’œil à droite et à gauche, comme s’il craignait qu’on l’entendît.
– Ces écrivains, ça ne roule pas sur l’or, d’accord ? Alors imaginez-vous le nègre, là. Disons qu’il s’appelle Dupont. Il a un ami, Durand, qui a écrit un roman sur, je ne sais pas, moi… disons : les Indes. Il va voir Thierry Arcachon et il lui dit : « Monsieur Arcachon, si vous voulez, je peux écrire une histoire qui se passe en Inde. Un roman, quoi. Vous le signez, vous qu’êtes si célèbre, et on gagne beaucoup d’argent, vous et moi ! »…
Les petits yeux troubles du tenancier étincelaient d’excitation. Des petits dépôts de salive brunâtres se formaient aux commissures de ses lèvres. On sentait qu’il était à deux doigts de se frapper les cuisses des deux mains, tant il jubilait.
– Le gars connu, il se dit : bonne affaire !… Ils font comme ils ont dit. Dupont écrit un livre que dedans il a bien soin de mettre des passages entiers du roman de Durand. Quand le livre est publié, Durand porte plainte. Arcachon est condamné, il doit payer des dédommagements gros comme la banque de France. Dupont et Durand se partagent l’argent !
Il resta immobile un instant, le regard plongé dans celui du commissaire, quêtant son approbation :
– C’est-y qu’il y a des malins dans ce monde, hein ?

Simenon se trouva dispensé de répondre par l’entrée dans le café du personnage qu’il attendait, le jeune malfrat Gustave Botticelli, surnommé « Gus » ou bien encore, par certaines femmes du quartier : « Le beau Gus ».
Une beauté tout à fait discutable du point de vue du policier. Gus n’avait pas dépassé les vingt-cinq ans mais son visage accusait déjà les stigmates d’une existence dissolue. Le teint très pâle, les joues creuses, les yeux sombres bordés de rouge des oiseaux de nuit, à quoi s’ajoutait cet imperceptible tremblement, ce flou de l’attitude qui caractérise ceux qui ont trop bu la veille ou qui, au contraire, n’ont pas encore consommé leur dose de stupéfiant.
Vêtu d’un manteau trois quart de cuir noir, chaussé de bottines pointues de chevreau glacé, il se tenait cambré en arrière, tâchant de grandir sa taille plutôt petite, et en rajoutait en pointant le menton vers le haut, d’un air de défi perpétuel.
Apercevant Simenon, il se retint de justesse de lever les yeux au ciel, eut même un mouvement instinctif pour s’en retourner vers la porte, puis se contenta d’un bref soupir et vint s’accouder au comptoir.
Donnadieu s’était détourné pour actionner le percolateur. Le commissaire vida son fond de vin blanc d’une lampée, reprit sa pipe qu’il avait posée dans le cendrier.
– Commissaire, fit Gus, en guise de salut. C’est moi que vous attendez ?
– À ton avis ?
La gouape hésitait, tournait la tête de tous côtés, semblant chercher on ne savait quoi, sortait de sa poche un paquet de cigarettes blondes américaines, en allumait une qu’il conservait au coin de sa bouche.
– Alors, quoi, Dédé, il vient ce café ?
– On arrive…
Finalement, il regardait franchement son voisin, tout son être tendu, un sourcil levé, dans l’attente d’une question qui ne venait pas.
Le commissaire semblait s’être alourdi, les paupières à demi baissées, comme s’il était sur le point de s’endormir. D’un geste lent, il indiqua au patron de remplir son verre, puis se mit à bourrer sa pipe, placide comme un paysan à la pause.
Gus paraissait sur le point de s’emporter, écrasait sa cigarette à demi fumée dans le cendrier, en allumait une autre, tapait des ongles sur le zinc. Finalement, n’y tenant plus :
– C’est pour le joaillier que vous venez, hein ? Vermesh, cette ordure…
Simenon ne répondait pas, tout entier consacré, semblait-il, au bourrage de sa pipe.
– Vous perdez votre temps. Je ne sais rien. Ni du cambriolage, ni de la veuve, rien !
Le commissaire gratta une allumette, embrasa posément le tabac.
– Il va falloir faire mieux que ça, mon petit Gus.

(À suivre)

 

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