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En quatre phrases, mazette !

Publié par le 28 août 2019

 

Moi, vous me connaissez ? En race d’écrivain, je suis plutôt du genre phrases courtes. Faut que ça cogne vite et dur, comme un poing de bagnard pendant un duel en cambuse cayennoise pour la menée des jeux. Quand, il y a dix-huit mois, j’ai emprunté À La Recherche Du Temps Perdu à la Municipale, c’était la sixième tentative de mon existence de domestiquer le Marcel, le champion de la sentence au long cours. Ça s’est fini comme les cinq fois précédentes : le bouquin vite négligé sur l’étagère et mes soirées consacrées à un quelconque Amerloque à mitraillette à mots. Et pis… Et pis… Par un de ces matins lumineux et déjà rafraîchis par l’automne menaçant, comme il s’en trouve dans ma rude contrée, je me suis trouvé emporté par la houle de mots d’un gaillard Ô combien fameux pour son verbe, un bavard grandiose, un que seul son caractère réputé ombrageux a sauvé des académisations. Quatre phrases. Oui. Le gars vous campe un monde avec des palais des merveilles, des rois et des princesses, de la rigolade en sus avec seulement quatre phrases. Mais quelles ! Ah, vous allez voir, ça ne va pas sans rangées de point-virgule, cascades de participes présents, déluges de conjonctions de coordination et autres pronoms relatifs, plus les tirets et les parenthèses, sans oublier les alignements de guillemets, bref, tout ce qui peut servir à verser de la boue d’encre sur le papier. Et à pleines seillées, encore ! Dame : faut ce qu’il faut. Le gugusse était un grand, un immense, un géant. Tudieu, quel souffle ! S’a éteint vingt et un jours après ma naissance, au terme de soixante-treize ans de chicores, de putains des ports et de barouderies comme il faut. Il s’appelait… Et pis non, tiens, je fais mon taquin, je vous invite à deviner.

   L’enfant vint au monde, mais c’était encore une fille, Monella, une gentille petite grenouille comme celles du bassin, et elle fut vite oubliée car elle ne vécut que deux, trois jours, et le lendemain de ses funérailles, alors que la Signora Rosa, encore toute alanguie dans son lit, pleurait à gros sanglots, invoquait la Sainte Vierge et, les vocifératrices professionnelles parties, remplissait la maison de ses cris de désespoir, Ricordi emmena la maisonnée en calèche au Palais Royal, où tout ce qui comptait en ville de vieille noblesse, de notabilité honorifique, de célébrité à n’importe quel titre, depuis les cantatrices et les ténors du théâtre San-Carlo jusqu’aux fournisseurs de la Cour et même des étrangers distingués qui avaient reçu une invitation, défilaient devant le berceau vide du petit prince de Piémont, le fils du prince héritier, le prince de Naples, le futur Victor-Emmanuel III.

Ouf. Et d’une ! On ne se réjouit pas trop vite, on reprend sa respiration : ce n’était que la plus courte !

   En attendant notre tour d’entrer, la voiture stationnant en face du palais, Ricordi, qui était de bonne humeur à l’idée d’approcher son protecteur et de lui présenter les siens, se livrait à des facéties et, pour amuser ses filles, leur montrait les statues qui décoraient la façade et désignait du doigt à hauteur de l’entresol plus particulièrement celles de quatre généraux du temps de Charles-Albert, le neveu du roi de Sardaigne, chacun en pied dans sa niche, en grand uniforme, tête nue, le bicorne sous le bras ou dans la main gauche, fiers et bombant le torse, agissant de l’index, de la main, du bras droit, gesticulations et poses que Ricordi commentait de la façon suivante : Le premier général, qui a le bras droit tendu devant soi et qui indique du doigt un point dans le vague, affirme sans crainte d’être démenti : « Quelqu’un a pété ! » Le deuxième, le menton dans la main droite, l’index sur l’aile du nez, l’oeil perdu, a l’air de réfléchir et constate, soupçonneux : « Vraiment, ça pue ! » Le troisième, cabré, la main droite sur le cœur, les doigts en étoile parmi ses décorations, impétueux et superbe, sachant qu’on ne peut mettre sa parole en doute sans qu’il porte la main à l’épée, déclare, défiant tout le monde, le regard de flamme : « Je jure que ce n’est pas moi ! » Le quatrième, le bras droit dressé en l’air et désignant de son index tendu la fenêtre de la chambre à coucher de la reine qui se trouve juste au-dessus de sa tête, les paupières closes, les narines dilatées, le buste légèrement renversé en arrière comme pour une action de grâce, la bouche entrouverte, le visage extasié, remercie : « Tout vient d’en haut ! ».

Et de deux. Avez-vous noté l’usage des guillemets, lequel dispense d’employer un point final qui eût été gâcheur ? Sacré roublard, ce… ce… ce… Comment s’appelle-t-il, déjà ? Ah, il me semblait vous l’avoir dit ! Allez, maintenant qu’on est chaud, on attaque dans le dur.

   Après cette plaisanterie des statues parlantes, du plus pur humour méridional, toujours charnel, souvent scabreux, qui frise la scatologie et n’est exprimable que parce qu’il déclenche un gros rire païen sans finesse ni malentendu ni arrière-pensée, notre tour était arrivé et l’irrévérencieux courtisan et photographe zélé, soudain impatient et affairé plus que la mouche du coche, nous poussant, se répandant, saluant à la ronde avec importance, faisant mille et mille courbettes pour ne pas passer inaperçu, surveillant ses filles, renouant les rubans de l’une, défroissant d’un revers de main la jupe de l’autre, redressant les boucles de l’aînée, éventant Elena avec une pochette parfumée qu’il sortait de son jabot, tirant sur mon col en dentelles, faisant la roue comme un paon, pressant, pressant mes frère et sœur, nous fit gravir le grand escalier d’honneur où des valets en culottes de satin et en bas blancs ajourés étaient alignés, défiler prestement sous une double haie de gardes impassibles, uniforme de gala, hautes bottes vernies à l’éperon d’or, culotte de peau, casque à crinière ou à léopard, baudrier, crispins, la latte ou le sabre incurvé à hauteur des yeux, figés, immobiles ; traverser des salons d’apparat pleins de chambellans chamarrés, de chevaliers au mantelet brodé, d’aides de camp décorés, de personnages couverts d’ordres, de croix, de crachats de diamants, de soleils en sautoir, un large ruban coupant en deux leur plastron de chemise, de grandes dames en robe à traîne, agitant leur éventail, la tête parée, les oreilles, les épaules, les bras, les poignets, les doigts scintillants, les gants remontés jusqu’au-dessus du coude ou rabattus ou repliés comme une peau d’orange parfumée et les yeux extraordinairement sévères ou sérieux ou profonds ou fixes ou étonnés ou durs dans leur visage soucieux, non maquillé, entre les aigrettes en brillants ou les panaches à plumes qui tremblotaient dans leur coiffure et les rangées de perles ou les lourds colliers antiques qui enserraient leur cou, et les autres joyaux de famille retirés pour vingt-quatre heures du mont-de-piété, tortil d’or, bourrelet, torsade qu’elles portaient sur leur front ou les fanfreluches à la mode de Paris qu’elles arboraient dans leur toilette en ce jour de réception ; pénétrer, ce qui était considéré comme une faveur insigne, dans le petit salon rouge et or, tout en cuir de Cordoue gaufré d’écussons et d’armoiries, réservé aux courtisans les plus familiers, et nous faire faire tous ensemble, comme un général présentant un corps d’élite ou une maîtresse de ballet ses élèves, la révérence au prince de Naples, son patron sérénissime, qui daigna interrompre une conversation engagée pour nous sourire et le congédier d’un signe du doigt ; puis passer sur la pointe des pieds dans une pièce attenante, la chambre de porcelaine, et faire l’un après l’autre une révérence profonde à qui nous croyions être, nous autres, les enfants, le prince du Piémont, un petit bébé endormi que la duchesse de Caserte, déguisée pour la circonstance en bonne grosse nounou classique dans le costume typique et somptueux de je ne sais quelle province paysanne du royaume (et peut-être bien de la Savoie !) portait dans ses bras, entourée d’autres servantes bien mignonnement accoutrées des costumes de toutes les autres provinces, de Toscane, de Vénétie, de Lombardie, de Calabre, de Sicile, de Pouilles (mais pas de la Romagne ni des états de l’Église !) et qui étaient autant de dames d’atour, et le petit prince du Sang dormait les poings fermés, les pouces en dedans, comme souvent les petits bébés font quand on les empêche de les sucer et comme le grand peintre Vérechtaguine a escamoté tous les pouces de tous les cadavres jonchant les champs de bataille de ses tableaux historiques des guerres de la sainte Russie, dont une grande toile oblongue, où tous les morts dormaient comme le petit prince du Sang les poings fermés, les pouces en dedans, et dont je ne pouvais détacher mes yeux, occupait tout un pan du salon suivant, où se tenaient la mère du petit bébé, la princesse héritière, et sa grand-mère, la Reine, l’épouse d’Umberto Ier, le roi d’Italie, salon rouge et bleu que nous ne fîmes que traverser à la queue leu leu, faisant des plongeons répétés, comme le père de ma petite amie faisait devant les augustes dames en nous entraînant rapidement, sans nous laisser le temps de nous arrêter devant la toile célèbre, ce que l’ami de mon père eut la mauvaise foi de nous reprocher souvent par la suite pour se plaindre du manque d’attention des enfants qui n’écoutaient pas ce qu’on leur enseignait ; et, enfin, nous pûmes satisfaire notre curiosité et admirer l’objet pour lequel nous étions venus, le berceau de l’Enfantelet que le peuple de Naples avait offert au fils de son prince bien-aimé, et dont tous les journaux avaient donné la photographie en première page, et dont toute la société parlait comme de la septième merveille du monde depuis un an, et Ricordi qui l’avait photographié sous tous les angles, ce fragile berceau royal, tournait autour, pérorait, se rengorgeait comme s’il en eût été l’auteur ou le maître d’œuvre ! vanité des vanités, tous les photographes sont ainsi qui se prennent pour des créateurs, comme le droguiste pour un savant, le pharmacien pour un médecin, l’infirmier pour un chirurgien, le marchand de couleurs pour un peintre, le souffleur pour un artiste, le libraire pour un écrivain, l’éditeur pour l’auteur immortel des ouvrages qu’il publie, et un Stokowski ou un Toscanini pour Beethoven lui-même ! mentalité stupide qui date du début du XIXème siècle, que Stendhal et Baudelaire ont été les premiers à dénoncer en daubant Franklin et l’américanisme, enflure qui prend des proportions et la virulence d’un cancer et qui étouffera le monde moderne si le machinisme et les techniciens ne l’ont pas avant foutu en l’air en le sapant par le bas.

… sapant par le bas, point. Point. Oui, point. Faut bien s’arrêter un jour, s’pas ? Partir de l’humour méridional pour en arriver à prophétiser la fin du monde, entre-temps ayant passé par des salons « pleins de chambellans chamarrés » et de figurines arrosées de « crachats de diamants » (pour ceux qui ont bien tout lu, les bons élèves, les premiers de la classe, les sages à images, y en a qui ont sauté des lignes, ne me racontez pas d’histoires !), tout ça d’un seul jet, eh ben il faut oser, moi je dis. Et puis, vous savez quoi : c’est pas fini. Allez, encore un p’tit effort…

   Ce berceau vide était un chef d’œuvre d’orfèvrerie, une pièce montée, nacre, or et argent, ornée de coques mythologiques à double face, des inestimables camées, et jamais plus de ma vie je n’ai vu pareille richesse dans le travail et pareille débauche dans le choix des matières précieuses employées, dans aucun palais du monde ni dans aucune reproduction ou description de berceaux célèbres ni plus tard en Chine, où j’ai vu maintes pièces aussi baroques que curieuses, et pas même à Londres, quand passa en vente publique le lit de Gaby Deslys après sa mort, un immense lit de courtisane, tout en or massif ouvragé, de forme absolument ronde, où l’on pouvait se coucher en nombre, la tête au centre, les pieds vers la périphérie, et dont les matelas ronds les oreillers ronds, les draps et les couvertures ronds étaient curieusement sanglés pour permettre les trente-deux positions (c’est le marquis de Zuttes qui se paya ce lit extraordinaire pour l’installer dans un de ses nombreux châteaux d’Espagne ou d’Écosse, et le produit de la vente a été versé aux pauvres des hospices de Marseille, selon la volonté formelle de la testatrice, Alice Claire, dite Gaby Deslys, étant originaire de cette ville).

Et tout ça d’une seule main (indice !), ce qui serait de peu d’importance si l’homme avait écrit à la plume, mais voilà qu’il précise à la page 367 de l’ouvrage dont est extrait le passage (le tunnel, la mine, le gouffre !) ci-dessus : « Mon cabinet serait vide et morose si j’employais une plume d’oie ; heureusement qu’y retentit le cliquetis de ma machine à écrire et qu’y sonne sa clochette au bout de chaque ligne, très sportivement ».

 

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