Histoire de patienter an attendant la reprise des feuilletons – je bosse, les gars, je bosse…
Jorn Riel est né en 1931 au Danemark. Il a passé seize ans au Groenland. Ses « Racontars Arctiques » sont des brèves nouvelles qui mettent en scène les trappeurs de l’est groenlandais des années 1940 à 60. Des types qui passaient six mois d’hiver dans la grande nuit de la banquise, par groupes de deux ou trois, isolés les uns des autres par cent kilomètres et plus de glace.
Revenant de congé, Mads Madsen n’eut aucun mal à supporter l’hiver qui suivit. Il avait vécu bien des choses dans le sud, et le récit de ses aventures les divertissait, son compagnon William le Noir et lui.
Quand ses souvenirs commencèrent à s’épuiser, Mads Madsen inventa pour l’ambiance de nouveaux évènements qui curieusement se révélèrent à la fois plus riches et plus divertissants que les vrais.
C’est un soir, après avoir causé à bâtons rompus, qu’à sa propre surprise, il inventa Emma.
– Nous avons parlé des dames, dit-il d’un ton dégagé, et c’est un sujet aussi plaisant qu’instructif.
Il aspira sa longue moustache entre ses lèvres et la suça pensivement.
– Tu sais, William, quand on descend dans l’air chaud et humide du Danemark, on subit des transformations. On oublie les choses vraiment essentielles et on commence à s’intéresser à des bagatelles. Aux femmes, par exemple…
Ici, Mads Madsen ménagea un silence étudié pour permettre à William de s’adapter au sujet : il venait d’aborder quelque chose de rare, pour ne pas dire inaccessible dans le monde du nord-est du Groenland, et il lui fallait manier cette bombe avec précaution.
La femme devient en Arctique une entité lointaine et imaginaire, à laquelle on ne fait allusion qu’avec des tournures vagues et prudentes.
Il est extrêmement rare d’y entendre parler de cette créature d’une manière grossière ou obscène : tout chasseur a sa propre affaire de cœur, belle et délicate, qu’il préfère garder pour lui.
En fait, l’intention de Mads Madsen se limitait à des considérations générales sur les femmes, à raconter une petite aventure concrète qui avait exquise le temps de la vivre, mais dont il avait été tout aussi exquis de s’échapper…
Mais, à cet instant, Emma était entrée en scène.
Elle avait sauté droit de son imagination et était prête avant même qu’il ne s’en rende compte.
– Emma, chuchota-t-il pour lui-même.
Prudent. Circonspect.
– Qu’est-ce que tu dis ?
William considérait son compagnon avec étonnement.
– J’ai dit : « Emma ».
Cette fois, Mads Madsen était plus sûr de lui.
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
– Emma ? Eh oui, est-ce qu’on peut véritablement la décrire ?
Incertain, Mads Madsen regardait le plafond de la cabane noirci par la suie.
– Elle est simplement tout et un peu plus encore. Une femme tout à fait splendide…
Il soupira, ému, et laissa se dessiner complètement en son for intérieur. Et ensuite il expliqua ce qu’il voyait.
– Emma, tiens, c’est comme si elle était faite rien qu’avec des beignets aux pommes. Les fesses, les seins, les joues et tout et tout. Rien que des beignets, mon gars !… Et au milieu de toute cette pâtisserie, deux yeux bleu ciel et une moue rouge.
William leva les yeux vers la tâche de suie que contemplait Mads Madsen. Il essayait d’imaginer la si appétissante Emma.
– Tu as connu Emma… comme tu sais ?
– Oui, soupira Mads Madsen du fond du cœur. Je l’ai connue comme ça.
– Où est-ce que tu l’as rencontrée ?
Mads Madsen plissa les yeux et laissa Emma répondre :
– Elle était vierge froide à Alborg, déclara-t-il.
Cette réponse l’étonna d’autant plus qu’il n’avait jamais vu Alborg de plus près que sur l’étiquette d’une bouteille de schnaps venu de là-bas.
– Ah bon ?
William n’avait jamais rencontré de vierge, ni froide, ni chaude.
Il n’avait, en tout et pour tout, rencontré qu’une seule fille et, celle-là, il la portait toujours dans son cœur : elle s’appelait Soufia et vivait dans un petit hameau à quelques centaines de kilomètres de Kap Thompson.
Soufia n’était pas particulièrement froide et pas du tout vierge, mais elle avait été très hospitalière et, quand William l’évoquait, c’était toujours comme sa fiancée.
– Elle était blanche de peau ou brune comme ma fiancée ?
William manquait un peu d’imagination et il n’arrivait pas à se représenter une vierge froide.
– Ben, qu’est-ce que je pourrais bien t’dire ?…
Mads Madsen détaillait en lui-même la ravissante Emma.
– Elle serait plutôt comme qui dirait un peu… Rose… Oui, elle est rose et ferme et lisse comme un cochon de lait qu’on aurait rasé. Heureusement qu’tu n’la vois pas comme je la vois, t’oublierais vite Soufia.
– Tu connais pas Soufia !
William défendait sa fiancée.
Ce en quoi, d’ailleurs, il n’avait pas tout à fait raison, car Mads Madsen, lui non plus, n’était pas sans connaître ce hameau près de l’île aux Oies.
Il reprit :
– Et toi, tu ne connais pas Emma. Si tu la connaissais, tu me donnerais raison. Vue de dehors, c’est une merveille, quant au-dedans, j’te dis pas.
– Qu’est-ce qu’il y a dedans ? s’étonna William.
– De la beauté aussi, mais d’un autre genre, naturellement. Quand Emma dit quelque chose, c’est aussi beau que quand on chante l’hymne national à plusieurs voix. Oui… Sa voix à elle n’est pas comme la mienne ni comme la tienne. Parce que nous sommes des brutes. Mais Emma, elle chante, mon gars. Et on reste là à écouter sa chanson sans même entendre ce qu’elle dit.
– C’est la même chose avec Soufia, prétendit William. Là aussi, j’écoute sa voix sans piger ce qu’elle dit.
– Tu ne peux pas comparer Emma et Soufia, trancha Mads Madsen. Pour ce qu’elles disent, toi tu piges rien à Soufia, alors que moi je sais que ce qui sort de la bouche d’Emma, c’est la vérité et que c’est intelligent et compréhensible pour tout le monde. Cette petite est au courant de tas de choses que t’es même pas capable de prononcer. On apprend tout ça en tant que vierge froide, crois-moi.
– Et t’étais vraiment avec elle ? s’exclama William.
– Elle était avec moi, te méprends pas là-dessus.
Mads Madsen redressa son large dos.
– On avait pas mal de choses en commun, Emma et moi. On était comme qui dirait en harmonie.
– Ah bon !
– C’est comme j’te dis…
Mads Madsen sortit son couteau de son fourreau et commença à se curer les dents avec.
– Dis-moi, Mads Madsen, t’as toujours des droits sur elle ? demanda William avec intérêt.
Mads Madsen ressortit le couteau de sa bouche et regarda les filandres qu’il venait de harponner.
– Bien sûr. Emma est un être fidèle. Elle peut m’attendre autant qu’il faudra… Ouais, une fille hors du commun, William !
Sans le savoir, Mads Madsen venait de mettre en branle quelque chose chez William le Noir.
Alors que les désirs de celui-ci s’étaient portés jusqu’à présent sur Soufia, il commença sur-le-champ à languir après la vierge froide.
A petit bruit, naturellement.
Dans le plus grand secret.
Mais il ne parvenait déjà plus à détacher ses pensées de la rose Emma.
Le soir, il la portait sur sa paillasse.
Là, il l’examina minutieusement, et il lui fallut peu de temps pour estimer la connaître assez bien.
Avide, il contemplait son corps de beignets aux pommes et se noyait dans l’abîme de ses yeux bleus.
Puis, après s’être débattu quelques semaines avec Emma sur sa paillasse, il décida de l’emmener relever les pièges.
En secret.
Il ne faisait pas confiance à Mads Madsen : après tout, c’était sa femme à lui…
(Extrait de La Vierge Froide (ou Les Ravages d’Emma), un « Racontar » de Jorn Riel, d’après la traduction du Danois par Susanne Juul et Bernard Saint-Bonnet, aux éditions GAÏA.)
Nota : Les Racontars Arctiques de Jorn Riel feront l’objet d’une chronique dans le prochain numéro de l’excellente revue consacrée à la culture scandinave L’ESPRIT DE NARVIK, à paraître prochainement. Vous pouvez par ailleurs consulter à tout moment son frère en numérique, le tout aussi excellent blog espritdenarvik.fr. Romans, Polars, Cinéma, Photo… Et plein d’autres choses encore. Ces gars-là n’arrêtent pas !