Me voilà arrivé au bout du petit carnet bleu. J’attaque le rouge.
Je suis un homme du destin, pas un scénariste américain, alors je ne vais pas te tricoter des suspenses à la mord-moi-le-machin : on était en train de cavaler droit sur une satanée tragédie, tous autant qu’on était. Pearl Mama l’étoile. Chulo la taciturne. Small le colosse. Plus Roman, le clochard des mers. Et même cet abruti de Boogaerts, qui n’allait pas tarder à débarquer.
Plus moi.
Avec ce genre d’individus, on a un point commun : on se fiche d’être fous pourvu qu’on soit magnifiques.
A présent que tout est consommé, dans le fracas des explosions et les enfers de l’incendie, à présent que je me retrouve dans la grotte des Tristouilles, à soigner mes blessures et les plaies de mon âme, à présent que je n’ai plus pour compagnons que la paire de calepins, le rouge et le bleu, unique legs, avec le pognon, de Pearl Mama, il est aisé de se dire :
– Ben forcément, c’était couru d’avance, vu la manière dont ces cinglés-là s’y prenaient !
Ben oui…
C’est ça qui a été beau.
Tu peux comprendre ?
C’est ça qui a été beau.
Les deux mois qui suivirent furent les plus heureux de mon existence.
Je me doute que ça te paraît que dalle, huit semaines et des.
Pourtant…
Penses-y : ont-ils été fréquents dans ta vie, les moments de bonheur parfait ?
Ces aurores frétillantes qui te jettent à l’assaut du jour, âme et corps exultant, avide de dévorer les heures qui s’amènent ?
Ces instants sorciers où un détail, un rien, une insignifiance aussi cucul que l’ourlé d’une feuille de plante-éléphant, le carmin d’une corolle d’hibiscus dans l’ombre d’une frondaison, le diamant d’un éclat de soleil sur la flotte, ce genre de conneries, gonfle ta poitrine d’une énergie telle que tu pourrais en hurler ton exubérance de seulement vivre ?
Ces crépuscules de sombre soie qui ne sont que paix, douceur, confiance et, lavés de leur coutumière inquiétude, promesses du jour à venir ?
Journée qui sera, ton cœur en est sûr, aussi chatoyante que celle qui vient de s’écouler…
Fais-moi confiance : deux p’tits mois de paradis, sur la durée d’une vie, c’est vachement bien servi.
Poil au kiki.
J’aimais Pearl Mama et Pearl Mama m’aimait.
Pendant un temps, elle persista à m’abandonner régulièrement pour passer une nuit avec Chulo. Je ne vais pas prétendre que ça me faisait hurler de joie, mais bon… j’avais décidé de m’en foutre.
C’était c-c-compliqué, pas vrai ?
Et puis Chulo se mit en ménage avec une des showgirls du saloon, une toute petite bonne femme haute comme trois couilles, véritable artiste du cul capable d’incroyables salaceries sur scène. La grande Cubaine sembla s’en satisfaire et, apparemment, cessa de requérir les services de ma belle, que j’eus alors toute pour moi.
Á plein temps.
Á plein cœur.
Á pleine chair.
Dès lors et jusqu’au drame, nous ne cessâmes plus de nous chercher, ventres impatients, reins incendiés, mains et bouches impérieuses. Á tout moment désormais il nous fallait nous échapper, nous isoler, nous évader des regards des autres et là, dans un angle de pièce hâtivement bouclée, dans le plus proche recoin d’obscurité, contre l’écorce rugueuse d’un arbre ou à l’abri griffant d’un buisson, nous attraper, nous étreindre, nous coller.
Gémir. Gronder, langues mêlées. Pétrir. Partir. Chuter. Couler. Nous rouler. Nous enrouler. Nous amourer.
Baiser.
Baiser à en perdre la raison, aurait pu bramer le poète.
A ne plus connaître que son con,
Baiser à ne plus savoir que jouir,
La baiser, elle, à m’en cramer la raison.
J’étais devenu fauve, faune, bouc, cerf en brame, bête en rut, animal en chasse que la plus fugace senteur, le moindre musc, la plus légère sueur suffisait à affoler.
J’allais vivant et pourtant absent, obsédé, obnubilé, ensorcelé, roide toujours, tige de corne dure et couilles volcans.
En chaque occasion je m’enfonçais. Je fouillais. Je forais.
J’assénais. J’assaillais.
Je martelais, martyrisais, matraquais.
Me noyais dans des délires de volupté mâle, une ultime miette de sagesse me soufflant d’un fond d’âme que ma quête était sans fin, que je n’irais jamais assez profond à l’intérieur d’elle, tandis que, avec l’une ultime goutte de conscience qui me restait, je buvais le flot de ses obscènes plaintes à mon oreille.
Et elle…
Elle, ma femelle, ma putain, ma sœur.
Elle, attentive fille de bouge, généreuse de son cul au mec aimé, qui me prodiguait toutes les magie de sa science.
Á profusion. Á foison.
Á l’envi. Á l’en-vit.
Fiévreuse sainte en chaleur, déesse en pamoison, salope en grâce, elle me livrait ses délices, me les apportait, me les délivrait à portée, les écartelait, orifices en offrande, me gavait de creux et de mamelons, m’enivrait, m’abreuvait à satiété des nectars de ses replis.
Arracher de moi toujours plus de jets brûlants, c’était le devoir qu’elle s’était assignée.
Et comme elle s’y employait, experte à l’ouvrage, vaillante ouvrière, zélée catin !
Comme sur moi elle déployait toutes les ressources de sa science !
Le savoir de ses sens. L’habileté sorcière de ses paumes. La précision de ses griffes. La douce puissance de ses cuisses. Le tendre de ses seins. Le pointu de leurs bouts. Tout ça, plus, en gourmandises, les infinies diableries de ses lèvres et de sa langue !
Te l’avouerai-je ?
Elle déchira mes pudeurs de gars des bordels à l’imaginaire appauvri, depuis longtemps devenu égoïste baiseur à la va et vient vite, abonné à la vide-balloches comme on se mouche, coutumier des demi minutes salaces brièvement expédiés.
Impérative initiatrice, exploratrice garce, audacieuse maîtresse, elle me révéla en des recoins méprisés les jouissances inconnues qui s’y planquaient, des nerfs depuis toujours assoupis, des muqueuses secrètes, nimbées de honte, soigneusement ignorées…
Dédaignant tant les mansardes à l’étage du saloon que le village des putains ou le hangar désormais trop vaste des Sulawésiens, je m’étais aménagé un bivouac à une trentaine de mètres en retrait du rivage, non loin du chantier des bungalows-chambres dégagé à la dynamite, pour l’heure abandonné.
C’était, au centre d’un cercle de terre battue clos d’une barrière de bambous, une hutte de bâches et de palmes soutenue par des tronçons de palmiers. S’y abritait l’ameublement clairsemé qui fut toujours et en tout lieu celui de mes antres : une cantine militaire cabossée en guise d’armoire ; la caisse de Champagne australien dressée sur son flanc, promue table de chevet ; le fusil de chasse pendu à un clou ; une machette ; une lampe à essence ; des bouteilles d’alcool vides et d’autres pleines. J’y avais ajouté, pour accueillir dignement ma reine, un vaste lit de bois nanti d’un matelas de mousse, tous deux piqués à la grande maison.
Il y avait dans l’enclos deux petits tabourets pliants de toile, un foyer toujours braisant dans un cercle de pierre, des gamelles au cul noir et quatre ou cinq poules maigres et farouches qui picoraient Dieu sait quoi et ne pondaient jamais d’œufs à ma portée.
Ignorant encore que cette cabane de naufragé allait abriter les moments les plus tragiques de ma vie, j’y coulais des heures tranquilles, un rien désoeuvré, maintenant que l’installation dans l’île avait été menée à bien.
Tous les trois ou quatre jours, je partais à la chasse et ne tardais pas à tuer un de ces petits sangliers qui pullulaient en forêt. Je le vidais sur place de ses tripes et portais la carcasse au village des Tristouilles où un type, neveu de Wota, l’écorchait et la découpait grossièrement, n’exigeant pour lui-même que le foie, qu’il bouffait cru. J’emballai le reste dans un sac de toile et le livrais à Roman, à la cuisine du saloon, qui transformait toute cette barbaque en filets mignons, rôtis et côtes premières pour les clients.
Le reste du temps, j’enfilais ma perle quand elle était là, l’attendais lorsqu’elle était en scène ou en répétition, rêvassais, picolais et, aux heures de pluie, continuais de cheminer dans les aventures de l’Hidalgo de la Mancha et de son fidèle Sancho Pança.
Pour résumer : je me la passais tranquille.
Douce, je me la coulais. Mollo pommes-chips. Peinard en plein.
Il faut dire qu’en plus du sexe fantastique et du farniente réparateur de celui-ci, le carburant principal de ma parfaite tranquillité d’âme était la prospérité de notre business.
Oui, tu as bien lu.
Prospérité.
Réussite.
Succès, le Pearl Mama’s.
Feu de Dieu. Gavés. Plein les poches. Jackpot. Passe la monnaie.
Je dois t’avouer qu’au moment où la gamine et sa grande pendarde de maquerelle m’avaient proposé de les aider à bâtir un cabaret canaille au b-b-bout du monde, le projet ne m’avait convaincu qu’à moitié.
Au tiers, disons.
Au sixième, voire.
Seuls m’avaient décidé à les suivre la remarquable foldinguerie de l’histoire, qui me faisait bien rigoler, ajoutée à mon dégoût pour le carré de jungle aurifère où je me sentais embourbé.
Peut-être bien même que, dans un coin de ma cervelle de malfrat chantonnait alors une phrase du genre :
– File-leur un coup de main, taxe quelques billets au passage et au-revoir mam’zelle, merci señora, tu les laisses se démerder avec leur gourbi sans clients…
Je me trompais.
En grand, la gourance. Dans les largeurs. Du tout au tout du tout.
Car du client il y en eut. Et comment !
Ici, une petite explication s’impose.
Tu le sais : cette terre est une déplorable fourmilière de crève-la-dalle qui, s’éveillant, ignorent s’ils seront encore vivants le soir.
D’autres, un peu plus chanceux, se contentent de revenus modestes.
La majeure partie des Occidentaux, en particulier, superbement aveugles et sourds à la misère du monde, se satisfont du mode de vie dit bourgeois, avec réfrigérateur et deuxième voiture, et lèchent servilement des culs jusqu’à la sacro-sainte retraite, quand ils pourront, au long de longs mois inertes, ne plus s’occuper que d’offrir à l’envi l’écoeurant spectacle de la sottise contente de soi.
Tout en haut de la pyramide des injustices, se pavane une maigre brochette de multimilliardaires.
Et puis, un peu en dessous, il existe une sorte de classe intermédiaire, celle de ceux qu’on pourrait appeler les gens aisés.
Les nantis.
Les rentiers.
Ceux-là ont eu le bol de naître à la tête d’une gentille fortunette par leurs parents amassée. Ou bien ils ont su, par un coup d’astuce, une inspiration, une combine, amasser jeunes un capital qui, s’il ne leur autorise pas le grand luxe des princes de ce monde, leur permet néanmoins de vivre dans l’oisiveté.
Rien de plus hétéroclite que cette tribu. Il y a des hommes et des femmes. Des gros et des maigres. Des beaux, des moches, des joyeux, des ronchons. Certains sont agréables de commerce, d’autres frimeurs à chier, soit intelligents soit cons comme trois lunes.
Mais ils ont un point commun : à l’approche de l’âge mûr, ils s’emmerdent comme des rats morts.
Celui-là aimait-il les voyages ? Fort bien. Il s’est offert les deux tropiques, l’équateur, les pôles, les cap Horn et Bonne-Espérance et s’est rendu compte un beau matin qu’il ne savait plus où aller. Tel autre était fou de belles bagnoles. En avant. Il s’en est payé une, deux, trois, dix, une Lamborghini, une Healey, deux Facel Vega, trois Rolls. Et il a réalisé qu’il ne pouvait pas toutes les conduire.
Les maisons, les bijoux, les montres, l’alcool et la bouffe, les tableaux de maître… Rien qui ne finisse par perdre sa saveur.
Alors ils pêchent au gros, jouent au casino, se lancent dans des érotismes raffinés, chassent le rhinocéros, l’ours blanc, le caribou laineux, la pipistrelle rouge…
Et ils s’emmerdent toujours autant.
Aussi, quand Pearl Mama et surtout la rusée Chulo leur ont proposé des fiestas au bout du monde, avec du cul canaille, un tour de chant unique et du poker, il s’en est trouvé un bon nombre pour rallier Subor Pulau.
En cavalant, le ralliement. La braguette déjà béante. Paquet de dollars à cramer en main.
Je peux même te rapporter les chiffres – tels qu’aucun fisc au monde n’en étudiera jamais.
Comment le puis-je ?
Simple : d’une part, Pearl Mama, animée d’un esprit de bonne petite ménagère que je ne lui ai jamais soupçonné, a consigné ses gains sur les premières pages du calepin rouge sur lequel je suis en train d’écrire ; et d’autre part, c’est moi qui ai désormais le fric, serré dans sa petite caisse d’acier.
Du soir où nous servîmes le premier apéritif payant au moment où le suppôt du Diable a posé le pied sur l’embarcadère, sonnant de son rire caquetant le glas de notre aventure, nous avons reçu quarante-huit clients, dont quatre clientes, soit en moyenne trois pratiques par semaine. Chacun (e) nous a lâché dans les quatre mille dollars. Recette globale : un peu moins de cents « grands ».
Ce qui veut dire que l’ensemble de notre investissement, frais de construction et salaires de l’équipe, a été remboursé en deux mois d’exploitation.
Pas mal, hein ?
Ce qui veut dire aussi qu’on commençait à ramasser du bénéfice.
Ce qui veut dire encore que, si cette foutue île a tué mes amis et volé la moitié de mon âme, elle me verra quitter son sale rivage plus riche que le jour maudit où j’y ai posé le pied.
Il y a sûrement une leçon à tirer de ça. Moi, ça ne m’intéresse guère. Je suis un frère de la côte, pas un philosophe. Mais si le cœur t’en dit d’y réfléchir, sens-toi libre.
Quand nos néons eurent annoncé à Neptune et aux poissons la naissance du Pearl Mama’s Saloon, je conseillai :
– Arrêtons les travaux, il ne reste plus beaucoup de temps avant la saison des cyclones.
– Les bungalows ne sont pas terminés.
Je ne pouvais qu’acquiescer. C’était la deuxième fois que je repoussais ce chantier dans le temps. Mais tu sais bien : on ne fait pas toujours ce qu’on veut…
– Au moins le terrain est nivelé. Ce sera la première chose qu’on fera la saison prochaine. Il y a cinq chambres à l’étage du Saloon, ça devrait suffire pour commencer.
L’accord des autres obtenu, j’annonçai aux Sulawésiens qu’on allait les payer et les ramener chez eux.
– Il y a quatre ou cinq boulots pour ceux qui voudraient rester…
La plupart choisirent de prendre leur fric et de retourner chez bobonne, laissant ces cinglés de Blancs faire mumuse. Seuls acceptèrent mon offre Wayan, qui devint notre factotum, l’homme à tout bricoler, et ce petit diablotin de Suni, bombardé maître d’hôtel, qui convainquit deux de ses copains, Goman et Noun, de le seconder.
Madame Wu décida de nous quitter. Sa renommée de cuisinière en avait pris un coup depuis que Roman avait débarqué et, en bonne Chinoise susceptible, elle en était mortifiée jusqu’au fond de son âme simplette.
Betty Boop resta. Il y avait un moment que tout le monde avait remarqué son attachement pour Small et la manière qu’avait celui-ci de la couver comme une petite sœur.
Un amour, en quelque sorte.
Platonique, l’idylle. Sage comme une pieuse image. Sans bisous ni touche-pipi. Mais un amour tout de même, tel qu’il peut survenir entre une gamine aux seins qui commencent tout juste à pousser et un gaillard australien de pas vingt ans.
– Moi pas laisser elle ici, râla Madame Wu. Elle trop jeune. Moi c’est responsable pour elle.
– Je comprends, mémère. Responsable. Et c’est combien pour ta responsabilité ?
Ne se mouchant pas du coude, elle réclama deux cents dollars que je raquai sans discuter.
Les partants grimpèrent un matin à bord de la Lady Day sous le commandement de Chulo, laquelle comptait les déposer à Manado, puis, de là, prendre un avion pour Djakarta pour, d’une part annoncer par téléphone à ses contacts l’ouverture du Pearl Mama Paradise sur Subor Pulau et, d’autre part acquérir, auprès d’autres mystérieux contacts, quelques kilos d’herbe, des caisses de Poppers et des amphétamines, destinées aux plaisirs de nos futurs clients.
Bon prince, j’avais de nouveau proposé de le seconder, mais Roman avait supplié qu’on lui laissât la manoeuvre.
– Barrer un rafiot pareil, oh con, pour un marin, ça se rateu pas !
J’avais cédé facilement.
– Bah… Vas-y, t’es meilleur matelot que moi.
– Ça, rien n’est plous simplé, avait grincé Chulo qui, décidément, n’en ratait pas une.
Il faut lui rendre justice, de nouveau, cette grande saucisse havanaise ramena bel et bien les drogues promises et, en manager efficace, avait passé des coups de fils du genre décisif. La preuve en fut que, une poignée de jours après son retour, le crépuscule de Rotten Island vit s’amarrer au débarcadère, à côté de la Lady Day revenue un magnifique cotre de seize mètres, le Jambalaya, avec à son bord nos premiers clients : Jerry Schönberg, producteur australien de musique western à la retraite, propriétaire du bateau, et son giton, fainéant cocaïné d’une trentaine d’années, héritier d’une chanteuse célèbre à la fin des années soixante.
Plus des hommes d’équipage, autant larbins que marins, qui restèrent consignés à bord pendant que leurs employeurs faisaient la fête.
Soit que Schönberg nous ait fait de la publicité à son retour, soit que Chulo ait entretenu encore plus de relations dans le gratin friqué que je ne le soupçonnais, cette visite fut la première d’une belle série.
Longue, la litanie. Quasiment ininterrompue. Lucrative en diable et soigneusement consignée par Pearl Mama dans les premières pages du petit carnet rouge, avec les chiffres, nom après nom,.
– Woodrow « Woody » Van Halen, proprio d’une ligne de cargos frigorifiés de transport de viande de l’Argentine à l’Australie, qui débarqua de son yacht, le Royal T-Bone (je n’invente rien !), en compagnie de ses neveux, deux jeunes puceaux qu’il entendait faire déniaiser ;
– Goran Mihaely, pionnier des aquaclubs sur toute la zone pacifique, petit homme replet qui ne payait pas de mine, le plus vicelard obsédé sexuel que j’aie jamais vu à l’œuvre ;
– Alexandre Listrac, Français naturalisé australien, créateur d’une ligne de fringues et d’accessoires pour surfeurs, multi millionnaire à moins de trente-cinq ans – doublé d’un connard suffisant, si tu me demandes ;
– Julia Abad-Santo, veuve d’un ministre philippin, flanquée de ses trois filles obèses, dont le bateau renfermait un stock apparemment infini de robes et d’escarpins griffés ;
– Achiléo Sirkis, fondateur des Cap’tain-Kebabs, une chaîne de fast-foods qui couvrait toute l’Australie ;
– Alan Zacca, trafiquant d’héroïne, qui se pointa à bord d’un Riva de 1963, le plus élégant objet flottant que j’aie jamais vu. (Note que Chulo passa un accord avec le type afin qu’il nous fournisse dans le futur en hallucinogènes divers, mais, la catastrophe qui nous guettait étant advenue, l’arrangement resta sans suite).
– Sharon Abbandando, une septuagénaire squelettique, monstruosité de la chirurgie plastique, propriétaire de casinos ;
– Eddy « Houston » Goodman, Texan qui tenait de son grand-père un troupeau de taureaux de rodéo et autant de puits de pétrole que de têtes de bétail…
– Plus une vingtaine de personnages moins flamboyants mais tout aussi dépensiers, ayant plus banalement amassé leur fortune dans l’immobilier ou les portefeuilles d’actions, ou bien encore bienheureux héritiers d’ancêtres malins.
– Plus enfin Fred Boogaerts, une canaille se prétendant dentiste de profession qui nous arriva de Thaïlande sur le bateau d’un de ses amis. Le gaillard avait fait enfermer en hôpital psychiatrique sa femme, héritière d’un laboratoire pharmaceutique belge dont il s’employait depuis à claquer la fortune en satisfaisant sa passion pour les demoiselles orientales.
Tombé amoureux de notre île, il demanda à y rester quand son copain releva l’ancre.
– C’est le paradis sur terre ! clamait-il, ignorant qu’il allait y crever d’atroce manière.
Chulo et Pearl Mama acceptèrent.
– Il est dentiste, il s’y connaît en médecine.
– C’est une ordure.
– Ça nous fera un docteur en cas de p-p-pépin…
Les clients s’étant amarrés, ils me trouvaient au bas de leur passerelle, main tendue et souriant, manière de dire qu’ils étaient les bienvenus, mon gros 44 Redhawk à la hanche, histoire de prévenir que j’étais le shérif dans le coin et que je n’admettais pas la merde.
Arrivés au bout du quai, ils déboulaient dans le village des filles. Des seuils jaillissaient alors une demi douzaine de luronnes gaiement dévêtues du haut, des paréos courts autour des hanches.
– Welcome ! Welcome !
Un accueil à la polynésienne, en somme.
On n’allait pas jusqu’aux colliers de fleurs, mais il y avait pléthore de bisous aux coins des lèvres, tétons dansants et éclairs de cuissettes hâlées, le tout servi dans un chœur de rires insouciants.
Au bout d’un quart d’heure de cette insouciante cérémonie arrivait Chulo, pieds nus sur le sable, galurin rejeté en haut du crâne et sourire d’or. Son banjo en bandoulière, elle s’avançait en chantant un air cubain aux couplets joyeux que les donzelles saluaient en battant des mains.
Enfin venaient les embrassades. Certains s’exclamaient :
– Sacré Chulo, toujours la même !
– Bienvenue dans mon île, répondait l’autre dans son anglais zézayant, vélcome a ma izland !
Pour d’autres, c’était :
– Alors, c’est ici, l’île du bout du monde ? Vous pourriez au moins avoir la radio, mon capitaine avait peur d’être perdu…
– Qué vo-tu. Nous on aime la tranquilidad. Viens, je te présenté mes copines…
– Bienvenue, bienvenue…
(À suivre)
One Response to ROTTEN ISLAND 09