La branche casse et craque et claque.
Non.
Non : c’est moi qui bascule. Tombe. Sombre. Coule. Dévale.
Le vide me happe.
Help !…
Vertigineux, le vide. Insondable. Le puits d’Alice plongeant au pays des horreurs sans pareilles. Avec au fond, au fond du fond du fond, un sol bien dur sur lequel se fracasser la tronche et les épaules et le crâne et les hanches et le dos…
Je m’éveillai en sursaut, happai une grande goulée d’air, les yeux papillotant, le cœur cognant. Une voix, au fond de ma cervelle et de ma panique, se foutait de ma propre gueule.
– Quel imbécile !
Bien que j’eusse pris la précaution de me ligoter au tronc d’un tour de corde passant sous mes aisselles, rendant toute chute impossible, c’était la cinquième fois que je rêvais de dégringoler de ma branche.
– Idiot ! Foutu con !…
Je me redressai – car dans mon sommeil, je m’étais tout de même affaissé – réajustai la corde, laquelle commençait à irriter ma peau nue, et jetai un regard de contrôle à travers la trouée du feuillage.
Mince, la trouée. Un tunnel. Un cylindre comme percé au travers de l’épaisse canopée qui à la fois me dissimulait m’offrait une vue parfaite sur la plage, le défunt Saloon, une bonne partie du lagon et, au-delà, un peu moins visibles, les trois bateaux des assiégeants comme posés sur le lac-dépotoir de leurs ordures.
Bouteilles vides dansant au gué des remous, goulots à l’air.
Sacs plastiques, certains rouges, d’autres bleus ou encore orange, entortillés sur eux-mêmes ou bien flottant à plat. Boîtes de polystyrène ayant contenu des menus pré-préparés. Plus d’autres merdes. Le tout parcouru de traînées irisées de liquides huileux…
Rien de particulier à bord. Des sentinelles de routine marchant de long en large. Certaines glandant immobiles, leur fusil appuyé contre le plat-bord. L’habituel brouhaha d’une troupe hors d’alerte.
Okay.
Parfait.
Je l’avais repéré depuis longtemps, cet arbre, un grand mastard à l’écorce grise et rugueuse comme une peau d’éléphant. J’avais noté, sans y penser vraiment, par réflexe, la possibilité de poste de guet qu’il offrait, suivant l’habitude que j’avais de me percher en hauteur dans les situations potentiellement hostiles. Comme au début de cette fichue aventure, au Sarawak, où je m’étais bâti une mignonne cabane en surplomb du gisement d’or, histoire de me préserver d’une éventuelle révolte des lascars que je faisais travailler comme des bêtes de somme. À plusieurs reprises, passant à son pied sur le sentier qui menait à mon ancienne hutte, je m’étais dit :
– Tiens, si j’avais dû me construire un abri en hauteur, ça aurait été sur celui-là, en m’appuyant sur cette branche-là…
Comme quoi j’avais l’œil : c’était une parfaite tour de guet qui me permettait d’embrasser à peu près toute la situation sans courir de risque. Et pour me faire plus discret encore, je m’étais, avant de grimper, mis à poils et consciencieusement enduit le corps et le visage de boue et de mousses écrasées.
À portée de main, pendu à une branche plus fine que celle sur laquelle j’étais juché à califourchon, il y avait un sac de toile kaki empli de vivres, boîtes de conserves, biscuits, flotte, plus les deux dernières bouteilles de rhum. Une autre fourche supportait, suspendu par sa bandoulière, un de nos fusils-mitrailleurs Armalite garni de deux chargeurs liés entre eux à l’adhésif, soit quatre-vingt balles de 7,62. Je m’en étais muni au cas où, découvert, j’aurais à me livrer à un dernier baroud d’honneur et emporter avec moi pour l’enfer un maximum de ces salopards.
J’avais en outre à la taille une ceinture de toile avec, glissé dans un holster de toile, un colt 45 noir, plus discret que mon colt chromé. À mon cou pendait par leur sangle la paire de jumelles.
Enfin, fixé à la branche par du Chatterton, se trouvait juste devant moi, entre mes cuisses, enveloppé dans un chiffon pour dissimuler la couleur rouge vif de sa batterie, le déclencheur à explosifs avec, pointant d’une déchirure pratiquée dans le tissu graisseux, le bouton qui n’attendait plus que, le moment venu, la pression de mon doigt.
Dans le sac à provisions se trouvait également le Don Quichotte retrouvé dans ma cabane.
Marrant, quand j’y pense…
L’aventure avait commencé alors que je lisais Cervantes en haut d’un arbre, sur Bornéo. Elle allait s’achever de même, sur une autre île, environ un million de fois plus petite, deux mille kilomètres plus à l’est, une poignée de bonheurs, une trentaine de morts et une pleine charretée de souffrances plus tard…
J’avais eu droit à une émotion supplémentaire au bout d’une nuit qui en avait pourtant été bien remplie. À l’approche de l’aube, après que nous eussions, Suni et moi, rampé et fourragé une bonne heure et demie sous la maison, tels des sapeurs de tranchées, dans l’étroit espace entre le sable et le plancher, on avait constaté que le câble du détonateur était trop court pour parvenir jusqu’à mon arbre, alors que nous avions déjà utilisé la quasi totalité des fils électriques de la baraque pour relier les charges entre elles et à ce foutu cable !
C’était Amaï qui, avec une agilité étonnante, s’accrochant je ne sais comment du bout des doigts et des orteils à la façade, alors que l’aurore approchait dangereusement, avait décroché les fils qui subsistaient de l’enseigne détruite.
Et ouf, la longueur récupérée nous avait permis d’achever l’installation du dispositif.
Le ciel s’était considérablement éclairci quand nous avions porté jusqu’à la cascade le corps inconscient d’Indra, brûlante et parcourue de frissons semblables à des tremblements d’agonie. On l’avait installée sur la dernière couche de feuillages de Pearl Mama et on l’avait laissée dans la relative fraîcheur de ce joli coin.
Nous ne pouvions rien faire de mieux pour elle.
C’est là que je m’étais désapé et couvert de terre trempée d’eau, conseillant à mes compagnons de faire de même.
J’écris bien : “compagnons”.
Car, à cette occasion, quand Amaï fut torse nu, je ne pus que constater que ses seins étaient aussi artificiels qu’un nichon peut l’être et, qui plus est, de facture relativement récente, encore soulignés à leur base de leurs cicatrices courbes caractéristiques. Impossible également de ne pas noter le renflement qui déformait le devant de sa culotte.
Amaï s’était aperçu de mon coup d’œil. Une sorte de sourire avait flotté sur son beau visage maure épuisé et il m’avait confirmé :
– Yes, me lady-boy (oui, je suis un transexuel).
– I didn’t know…
– Nous c’était quatre. Sao et Mong, tous les deux morts malades. Et Fang, lui c’est parti sur bateau avec Kiri…
– Je ne savais pas, répétais-je.
C’était vrai. Je n’avais jamais fait gaffe et Chulo, comme toujours avare en renseignements, n’en avait jamais fait état, du moins devant moi. En outre, ni Amaï ni aucun de ceux qu’ils m’avait cités n’avaient jamais participé aux shows, ni exposé à mes yeux leur nudité…
Je leur avais ordonné de se cacher du mieux qu’ils pouvaient sur les hauteurs de l’île, au plus profond de la forêt.
– Séparez-vous, avais-je ajouté. Not together. Satu di sini, satu di sana lagi (Pas ensemble, un par ici, l’autre par là).
– Okay boss.
Amaï avait aussitôt disparu dans la végétation, d’une souple démarche de biche, ses longs cheveux et son fusil lui battant le dos. Suni avait pris le temps de plier et rouler soigneusement sa veste blanche de maître d’hôtel avant de la cacher au creux d’un taillis.
– Good luck, boss.
– Merci. Toi aussi. Fais attention.
– You badaboum, hein ?
La confiance pleine de ferveur qui éclairait ses yeux noirs dans son visage si amaigri qu’il ne paraissait pas plus gros qu’un poing fermé, m’avait arraché un sourire.
– T’en fais pas, l’ami. Badaboum, oui. Big badaboum !
Il avait disparu à son tour dans un lac de hautes fougères. J’avais grimpé dans mon arbre, aménagé mon perchoir, m’étais ligoté et, quelques instants plus tard, assommé de fatigue, j’avais sombré dans ce lourd sommeil que des rêves de chutes venaient fracasser.
Et depuis, j’attendais.
L’attente…
La question s’impose à moi, aujourd’hui, dans la demi obscurité de la grotte des Tristouilles.
Je suis d’un naturel impatient, allons jusqu’à dire irréfléchi, prompt à me lancer dans les actions qui s’ouvrent devant moi comme autant de chemins – les plus accidentés, les plus fous, les plus prometteurs de cahots, étant mes préférés ! – et à me gaver des émotions qu’elles offrent, goulu pire qu’un gosse aux prises avec un étalage de friandises, avide, gourmand, oublieux de ma protection, négligeant les temps de réflexion qu’imposerait une élémentaire sagesse – mot que je ne prise guère.
Et pourtant, qu’ai-je donc fait, tout au long de cette aventure, sinon attendre ?
Attendre. Bagnard de ma propre histoire, emprisonné, subissant une peine dont j’ignorais la date de sortie.
J’avais patienté comme un trou du cul romantique à la porte des bons vouloirs de Pearl Mama.
Glandé des jours entiers, pendant notre période d’activité, dans l’attente du soir et de l’heure des récitals, ce moment où j’allais, talons des bottes claquant sur les planches du seuil du Paradise, jouer les shérifs d’opérette.
Enduré l’infini des heures du siège, réduit à l’impuissance et à compter les victimes de la peste…
Et maintenant, encaverné dans ces roches battues par les cyclones, je trompe mon impatience en écrivant mon histoire…
“De L’Attente Et De Ses Vicissitudes”, par Haigus Philosophus, avec l’aimable assistance de Son Excellence Miguel de Cervantes Saavedra, tel pourrait être le titre de cet ouvrage s’il paraît jamais !
Je suis arrivé au bout du cahier d’écolier.
Me restent, pour terminer mon récit, les pages vides du Don Quichotte, une au début, deux autres à la fin, dont la dernière ne porte en son centre que le numéro d’impression et la date de celle-ci. Plus, si besoin est encore, les deux revers des couvertures de carton…
De toutes les attentes, nulle ne fut plus pénible que celle qui m’était encore réservée, perché sur mon arbre.
Six jours. Six nuits.
Je me nourrissais parcimonieusement, m’autorisais de temps en temps d’avares rations de rhum.
Mon coccyx, damné os de mon pauvre cul, endolori par la rudesse de la branche, ne tarda pas à m’envoyer des coups de couteaux ébréchés tout au long du dos. Tout en sachant combien c’était vain, je ne pouvais m’empêcher de me tortiller dans l’espoir absurde de trouver une position moins inconfortable, ne faisant que raviver ma souffrance, comme, de la pointe de la langue, on s’obstine à agacer la carie d’une dent.
La corde qui me liait au tronc était un mince toron d’un matériau synthétique, un nylon quelconque, rêche et coupant. J’avais beau le dénouer et le replacer à différentes hauteurs de mon torse, je ne parvenais qu’à me zébrer la poitrine de blessures à vif, sanguinolentes par endroits, semblables à celles que laisse une raclée à coups de fouet, dont certaines se mirent rapidement à suppurer.
Au cœur des nuits, à une heure où j’étais absolument sûr que les ennemis ne débarqueraient pas, je me détachais, descendais tant bien que mal de mon arbre, les muscles raides de crampes, mes articulations de fer rouillé rendant chaque geste douloureux à en gémir.
Au sol, je m’étirais longuement et me forçais à accomplir des mouvements de gymnastique, me maudissant d’avoir omis d’ajouter à mes vivres une bouteille d’huile ou n’importe quel corps gras qui eût pu me servir de liniment.
Je m’accordais quelques heures de sommeil allongé sur le sol. Puis, bien avant l’aube, je m’enduisais le corps et le visage d’une nouvelle couche de terre, me hissais à tâtons jusqu’à mon perchoir et, serrant les dents sur les cris qui voulaient s’échapper de ma bouche, réenroulais et nouais autour de moi la corde, comme un pénitent se sangle de son cilice.
Et pourtant, je tenais.
Tenais.
Tenais.
Parce que, vois-tu, au fil de mes observations aux jumelles, bien que la canopée gênât, par des fouillis de feuilles rendues troubles par les lentilles, la vue sur les ponts des bateaux, je me rendais compte que les fils de putes, dans un premier temps intrigués par l’absence totale d’activité sur l’île, étaient de plus en plus persuadés d’avoir réussi leur coup, c’est à dire nous avoir tous liquidés, et qu’ils se préparaient à l’action.
Il y avait des sentinelles qui, assurément sur ordre, guettaient longuement le rivage, le Saloon et la forêt, tâchant de déceler des mouvements. À partir de la quatrième nuit, il y eut même des tours de garde nocturnes sur les patrouilleurs, deux soldats restant de garde sur chaque pont, silhouettes indistinctes dans la lumière de la lune maintenant quasiment ronde, signalées parfois par la flamme d’un briquet et le point brasillant d’une cigarette.
Le jour, des va-et-vient de youyous orange entre les patrouilleurs et le yacht.
Des réunions sur les ponts.
Des cercles de discussions présidés par Kiri, des palabres, des gestes désignant l’île, des hochements de tête…
Autant de signes que les salopards allaient se décider à débarquer.
Et tomber dans la trappe que j’avais si patiemment creusée pour leurs sales culs.
Les gardes nocturnes duraient jusqu’au profond de la nuit, vers trois heures du matin, réduisant d’autant le temps que je pouvais passer au sol. Mes douleurs s’accentuèrent jusqu’à l’insupportable. Je devais faire appel à toute ma haine pour m’empêcher d’appuyer sur ce foutu bouton sans attendre et advienne que pourra !
En finir.
Perdre la partie, mais faire cesser ce calvaire de chaque seconde.
La cinquième nuit, j’emportai en descendant de l’arbre ma corde de supplice. Je m’en servis pour remonter avec moi une branche d’un peu plus d’un mètre, vaguement pourrie mais encore solide. Une fois en haut, je la liai à celle qui me supportait, obtenant une sorte de croix. En plaçant les creux de mes genoux sur les montants, je me retrouvais dans une position presque stable. J’avais toujours un jésus christ de mal au fion, mais au moins je n’avais plus à me lacérer la chair avec la corde…
Matin du septième jour – comme dans une foutue bible !
Je suis presque au bout de mes provisions, de ma patience et de la douleur.
Avant même de m’éveiller tout à fait, je sais : le moment est arrivé.
Les bruits.
Des martèlements de pas plus rapides et plus sonores qu’à l’ordinaire sur les ponts des bateaux. Des interjections. Des ordres lancés.
J’ouvre les yeux, ne vois rien. Que du blanc. Le brouillard, qui s’était fait discret ces jours derniers, est revenu en force.
J’attends. Encore. J’attends.
Un peu moins d’une heure plus tard, quand la brume s’évapore, je découvre qu’une douzaine d’hommes des patrouilleurs, en uniformes gris moucheté, ont débarqué sur la plage. Une douzaine d’autres traversent le lagon pour les rejoindre, fusils en travers des épaules, leurs genoux soulevant des gerbes d’éclaboussures à chaque pas.
Sur le pont du yacht, Kiri, vêtu de rose, son grand chapeau blanc sur la tête, surveille les opérations en fumant un long cigarillo.
Les soldats se déploient sur la grève. Trois d’entre eux entrent dans le Saloon, armes braquées à la commando, crosse à l’épaule. Une dizaine d’autres se sont placés en ligne devant la terrasse pour les couvrir.
Des bruits de meubles qu’on envoie valser. Des appels, du genre : “rendez vous !”.
Mes lèvres se sont durcies, car il y a une quarantaine d’heures que je suis arrivé au bout de ma réserve de flotte. Elles m’envoient une onde de douleur. C’est que je me suis mis à sourire comme un dément, bien largement, découvrant mes dents et me déchirant la chair tendre sous sa croûte sèche en plusieurs endroits, à la pensée de l’enfer tapi sous leurs pieds.
Mais ce n’est pas encore le moment.
Il faut attendre. Encore. Attendre.
Le soleil est déjà haut dans le ciel. Il doit être dix heures, dix heures et demie.
Une patrouille de six hommes en file indienne suit le sentier. Ils passent à moins de deux mètres de mon arbre. Ils portent aux visages des masques noirs dotés d’une cartouche filtrante sur le côté et aux mains des gants de latex bleu.
Ne veulent pas attraper la maladie, les mignons. Ne veulent pas mourir en bougonnant des paroles délirantes, les chéris. Ne veulent pas sentir leur sang bouillir et leurs cuisses se couvrir de merde liquide !
Un quart d’heure plus tard, un brouhaha de conversation animée me parvient de plus haut, vers la cascade. Des cris de dégoût.
Ils ont trouvé Indra.
J’attends une détonation qui ne vient pas. Une seule conclusion possible : la pauvre copine est déjà morte.
Deux heures s’écoulent.
Sur la grève, les soldats se sont détendus. La plupart sont assis au bord de la terrasse. Ils fument des cigarettes, se passent des boîtes de bière qu’ils ont trouvées dans la baraque, échangent des plaisanteries.
Soudain, des coups de feu retentissent dans les hauteurs de l’île.
Des cris.
Des avertissements. Des menaces. D’autres détonations.
Du silence encore, puis de nouveau des cris, accompagnés du remue-ménage de la végétation bousculée.
Une poursuite.
Ma poitrine s’alourdit de dégoût : lequel de mes deux potes s’est-il laissé prendre ?
Sur la plage, les soldats se sont tous remis en alerte, debout, les armes prêtes, les visages tournés vers moi et la forêt. L’un d’eux parle au walkie-talkie, sûrement avec l’un de ses petits copains en patrouille.
Les bruits de branches claquées et de feuillages froissés se rapprochent.
Amaï surgit d’un massif de fougères et continue à courir sur le sentier, le visage affolé. Il est nu, le corps recouvert comme moi de boue séchée, des brins de mousse emmêlés dans sa chevelure. Ses faux seins rigides bougent à peine. Son petit sexe de garçon amoindri par les hormones balotte de droite et de gauche.
Il dépasse mon arbre.
Court encore cinq ou six foulées.
Une série de rafales se déclenche derrière moi. Amaï est soulevé, bras et jambes battant l’air comme un athlète de saut en longueur en action. Il s’affale de tout son long au sol, sur le ventre.
Les soldats arrivent peu après. Rigolards, ils entourent le corps d’Amaï, le retournent à coups de pieds, rient encore plus fort, avec des commentaires égrillards.
– Ladyboy !
– Cantik (Joli !)
L’un d’eux s’amuse à tripoter son appareil génital du canon de son fusil.
Je me rends compte que j’ai dégainé mon 45 et que je le pointe sur la tête de ce type. Il me faut faire appel à toute ma volonté pour ne pas faire feu. Ne pas même tirer le chien, dont le cliquetis pourrait les alerter.
Je dois tenir. Le moment n’est pas encore venu. Le moment. Le seul moment qui compte.
Je m’exhorte intérieurement :
– Attends ! Attends encore, attends !
Attente.
Encore.
Le soleil au plus chaud, pendu au centre du ciel sans relief, solide, tel un projecteur vissé à un plafond.
Le rhum, à minuscules gorgées. L’alcool rape mon palais asséché et ma langue en train de gonfler mais calme mes nerfs d’un peu d’insouciance bienfaisante.
Les marins-soldats sont plus d’une trentaine sur la plage, maintenant. La quasi totalité des équipages, je pense. Deux équipes sont parties chacune d’un côté, l’une pour fouiller les bungalows des filles, je suppose, l’autre l’ancien hangar des Sulawésiens, je suppose aussi.
Rhum.
Attente.
Douleurs, mes balafres au torse. Douleur, mon cul. Douleurs, les crampes qui tordent mes muscles prisonniers de leur immobilité. Douleur ma bouche de carton tapissée de papier de verre.
Rhum.
Encore.
Enfin, ça y est !
Il doit être quatorze heures.
Kiri, son gros copain et trois marins en blanc débarquent d’un youyou sur le récif de corail.
Sur la plage, les soldats qui s’étaient avachis un peu partout, pris par la torpeur de ce début d’après-midi torride, se relèvent et rectifient la position pour attendre leur chef.
Kiri traverse le lagon juché sur les épaules d’un de ses matelots, un colosse au torse de buffle. Avec son stetson blanc, son costume rose pâle, balancé d’un côté et de l’autre par la lourde démarche de son porteur, il ressemble à un cowboy de cauchemar dans un rodéo absurde.
Viens, salope, viens…
Le bout de l’attente.
Kiri est sur la plage. Il soulève son chapeau, se recoiffe, se penche pour rétablir le pli de son falzar, ajuste sa veste.
S’adresse aux soldats sur un ton joyeux. De mon perchoir, j’entends son rire, un gloussement aigrelet.
Visiblement, il pense son heure de triomphe arrivée. Il se met à danser une sorte de jerk ondulant, tournoyant lentement sur lui-même et battant des mains.
Je visualise les cinq charges de dynamite scotchées aux piliers de fondation de la baraque, tels que nous les avons installés, avec Suni, à tâtons dans l’obscurité, ne nous aidant que de brefs et pauvres éclairs d’une lampe à la pile agonisante.
Danse, salope, danse…
Enfin, après quelques conciliabules avec des officiers des patrouilleurs, au nombre de cinq, il se dirige en compagnie de ceux-ci, de ses marins en uniforme blanc et du gros suiffeux en chemise multicolore vers le Saloon.
Je soulève le chiffon qui enveloppe le détonateur, glisse deux doigts dans la fente, actionne la languette de contact.
Rien ne se passe.
Pendant une éternité, rien.
Mais non. Il ne s’agit que d’une seconde, à peine. Docile, le voyant vert s’allume sous la toile grasse.
Il y a du jus.
Tout va bien.
En bas, Kiri et sa suite sont entrés dans la maison.
Attente.
Encore un peu.
Le temps d’un compte à rebours. Dix, neuf, huit…
Zéro.
J’écrase le bouton de mon pouce.
Tiens, salope !
Tiens.
L’enfer se déchaîne en un coup de marteau d’un dieu géant sur une enclume aux dimensions d’une montagne. Un son sec et pourtant profond. Net et pourtant porteur d’échos. Bref, mais annihilant en un micro instant d’existence tout ce qui est, fut et sera.
L’univers s’emplit de morceaux de bois et d’autres matières qui giclent et volent et filent dans toutes les directions.
Une gerbe de flammes s’élance, verticale, perçant le ciel. Une autre s’échappe par le devant de la maison, comme le souffle d’un dragon, balaie la grève, s’empare des soldats les plus proches qui prennent instantanément feu.
Une gigantesque nuée d’oiseaux de toutes espèces fuit d’un bloc, obscurcissant un instant le ciel, et file vers le large.
Dans cette apocalypse de tonnerre, de bois déchiré et de feu, certains soldats en flammes courent vers le lagon. D’autres, paniqués, tournoient sur eux-mêmes, se frappant follement le corps des deux mains, les bouches ouvertes sur des hurlements que je n’entends pas.
D’autres encore, fouettés par des débris, s’écroulent au sol.
D’autres enfin, indemnes, restent figés de surprise et d’horreur, d’une immobilité de statues, sans esquisser le moindre geste pour secourir leurs camarades.
Puis la réalité reprend ses droits, l’univers ses dimensions habituelles.
Il n’ y a plus en contrebas de moi qu’une grande maison éventrée et effondrée aux ruines couronnées par les flammes de l’incendie et, plus haut, la masse vibrante de l’air surchauffé.
La grève couverte de bouts de planches et de poutres, de chiffons indistincts, de meubles brisés.
Des soldats qui, enfin revenus de leur stupeur, essaient d’éteindre le feu dévorant leurs copains qui se tordent sur le sable.
Des corps noirâtres flottant dans le lagon.
Et, dans le ciel immuable, des oiseaux qui reviennent du fond du monde par petits groupes.
Je me laisse aller contre le tronc de mon arbre, ferme les yeux, laisse pendre mes bras.
Badaboum, salope.
Big, big badaboum.
Voilà, mon ami.
Tu sais à peu près tout de ce que fut l’aventure dingo du Pearl Mama’s Paradise Saloon, cabaret du bout des mondes, sur la petite île solitaire de Subor Pulau, celle que les marins des cargos de contrebande de la région appellent Rotten Island, “Île Pourrie”.
Ne me reste pour tout papier que la dernière page arrachée au Don Quichotte, celle qui porte la mention de l’imprimeur.
J’ai passé les heures, peut-être les jours qui ont suivi l’explosion dans une sorte d’inconscience, semblable à un sommeil de fièvre, ou bien à celui qui persiste après le réveil, à certaines aubes, après des rêves trop prégnants. J’avais conscience d’être perché sur ma branche, d’avoir mal, soif et faim, mais je n’éprouvai à l’égard de ces sensations que de l’indifférence.
J’avais pulvérisé Kiri et pas mal de membres de sa clique, vengé mes compagnes et compagnons d’aventure et Pearl Mama, alors je pouvais bien crever, maintenant, pour ce que j’en avais à foutre…
J’ai entendu des bruits de conversations animées, dégoûtées et affolées. Des pas de troupe. De la végétation bousculée.
Sans doute les survivants de la tribu des crevures ont-ils fouillé une dernière fois l’île.
Je me souviens de l’onde de plaisir qui m’a parcouru quand m’est parvenu au fond de mon hébétude le bruit d’un moteur de bateau à la manœuvre, qui décrût à mesure que le bâtiment s’éloignait.
Je n’entendis pas le départ des deux autres.
Quand j’émergeai de mon coma, les deux patrouilleurs et le joli yacht blanc avaient disparu, laissant à leur ancrage une flaque de détritus qu’un courant disloquait peu à peu, entraînant bouteilles et emballages plastiques au large.
Du saloon ne subsistait qu’un vaste amas de bois noir qui fumait encore et au-dessus duquel l’air vibrait toujours.
Un peu plus loin sur la grève flambaient, empilés par leurs camarades, les corps des marins morts, en un grand brasier dont me parvenait aux narines une forte odeur de gasoil.
Je devais me rendre compte plus tard qu’ils avaient pris la peine d’y adjoindre les cadavres d’Indra et d’Amaï, va-t-en diable savoir pourquoi.
Peut-être que l’un de ces salopards l’était un peu moins que les autres et qu’il avait su convaincre ses comparses d’aller chercher les corps et de les porter jusqu’à la grève…
Je me suis laissé tomber plutôt que je ne suis descendu de l’arbre. Je me suis traîné à quatre pattes, rampant parfois, jusqu’à la cascade.
Je me suis baigné, lavé, laissé couler dans le petit étang. J’ai bu, la tête renversée sous le flot. Vomi. Bu de nouveau…
J’étais étendu au bord quand Suni apparut, couvert des pieds à la tête d’une couche de boue sèche et de feuilles.
À son tour, il se baigna longuement, puis, quand il fut propre, eut pour premier soin de tirer de la cache où il l’avait enfouie sa précieuse veste blanche à boutons dorés de maître d’hôtel et de la revêtir.
On s’est réfugié au village des filles, à peu près intact, épargné par les combats. On y trouva quelques vivres, notamment une quantité invraisemblable de boîtes d’ananas au sirop dans le bungalow de Chulo.
Sans doute sa minuscule amante en était-elle friande ?
Une dizaine de jours passa. On ne parlait pas. On s’asseyait sur un des îlots de lave et on regardait la mer des heures durant. Parfois, on errait, le pas lent, le long de la plage, évitant de regarder les ruines du Saloon et le restes du bûcher funéraire laissé par les enculés.
L’air se refroidissait. De plus en plus souvent, l’horizon se couvrait de nuées noires. Du fond de l’océan nous parvenaient des grondements de tonnerre.
Un matin, nous nous levâmes pour découvrir un ciel noir et bas.
Boursouflé.
Tourmenté.
Des rafales de vent soulevaient le sable et nous l’envoyaient à la gueule, nous fouettant des petits débris de coquillages qui y étaient mêlés, piquants comme des graviers.
On était sortis sur la grève, courbés pour résister aux bourrasques, contemplant avec angoisse l’univers sombre qui nous entourait, presque nocturne, différent de tout ce que nous avions connu.
La mer grise, agitée de soubresauts couronnés de bandes d’écume crasseuse. La forêt aux feuillages qui se tordaient follement. Le ciel parcouru de traînées de fusain qui filaient au-dessus de nos têtes à la vitesse d’animaux fuyant une grande menace…
J’étais en train d’évaluer la puissance de ce qui allait nous tomber dessus, la trouille au ventre, me demandant si nous serions en mesure d’y survivre, doutant même que les bungalows, hâtivement construits, tiennent le coup, quand Wota, le chef des Tristouilles, est apparu à l’orée du sentier, sous la chevelure torturées des palmiers, tenant par la main le gamin nu qui le guidait.
On s’approcha.
Il nous toisa longuement de son regard vide, les yeux presque blancs, arborant son air habituel de sévérité et de dédain, puis tendit la main et nous fit signe de le suivre.
– You come !
Je suis passé à maintes reprises devant la grotte sans jamais rien remarquer. Elle se trouve au flanc de la falaise, en peu en dessous du cratère de l’ancien volcan, à l’ombre de l’une de ces dalles verticales, un peu penchées, appuyées l’une contre l’autre comme les livres sur un rayonnage de bibliothèque.
Il y a une longue roche plane qui forme une sorte de terrasse étroite, puis une ouverture triangulaire qui exige que l’on rampe pour s’y faufiler.
La caverne elle-même consiste en une grande salle à peu près circulaire, une sorte de demi sphère, funèbrement décorée des crânes que nous avions remarqué, avec Pearl Mama, dans la maison de Wota, dans des niches creusées dans la paroi, toutes à peu près à la même hauteur. De cette première grotte partent quatre corridors minces et tortueux menant à d’autres salles de dimensions plus réduites. C’est là, répartis par sexe et par âge dans les différentes alvéoles que survivent les Tristouilles pendant toute la saison des tempêtes.
À notre arrivée, ils nous ont remis à chacun une demi coquille de noix de coco emplie d’une substance grasse jaunâtre dont ils nous ont fait comprendre que nous devions nous enduire le corps. Puis, quand nous eûmes obéi, ils nous firent boire une sorte d’infusion amère dans laquelle flottaient encore des bouts d’écorce.
– Medecine no fever, nous a fait comprendre le jeune Agok, le successeur désigné de Wota. Medecine good. No sick !
Il y a de ça deux mois. D’après les informations qu’a pu glaner Suni auprès d’Agok, la saison des cyclones s’achèvera dans une vingtaine de jours.
Je vais gréer le dinghy couvert de rustines, ainsi qu’avait voulu le faire Roman. Si jamais l’une des tempêtes l’a emporté, je construirai un radeau. Avec Suni, on tâchera de rallier Sorong, sur Irian Jaya. Là-bas, il y a Barto, le Portugais, mon fournisseur. J’ai assez d’argent pour payer ce que je lui dois. Ce détail réglé, avec son aide, je trouverai bien une combine pour reprendre ma route.
Je suis assis sur le sable. Les braises du feu font danser des lueurs rouges sur les crânes dans leurs niches, dont j’ignorerais toujours la signification. Suni roupille, recroquevillé en chien de fusil, les bras croisés sur sa veste qui fut blanche.
Dehors le vent hurle.
Et Pearl Mama n’est plus.
FIN
<
p align= »left »>
3 Responses to ROTTEN ISLAND 23