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ROTTEN ISLAND 10

Publié par le 7 novembre 2020

 

Après l’accueil des donzelles quasi nues, on guidait notre hôte jusqu’au saloon. Ayant été installé dans le confort de sa chambre à l’étage, le visiteur s’asseyait en général avec nous sur la terrasse.
Suivant l’heure, Roman se fendait d’une légère collation, à base de cubes de poissons et de fruits enfilés sur des bâtonnets, ou bien c’étaient directement des tournées de cocktails, servi par un Suni impavide et ses deux copains, humbles et sérieux comme des esclaves de Rome, leurs veste immaculées de stewards boutonnées jusqu’à la glotte.
– C’est merveilleux ! Vous êtes drôlement installés !
– Eh oui…
– C’est un volcan, là-haut ? Il est en activité ? Vous êtes seuls dans l’île ?
– Non, il y a d’autres habitants. C’est des copains. Si tu veux, on ira les voir demain…
Patati patata, patins couffins, qu’est-ce qu’on est bien, quelle idée vous avez eue de vous installer là, ma parole c’est un Eden, blabli, blabla…
On causait de choses et d’autres, on papotait, pataugeait dans le lagon, papillonnait de ci de là, revenait siroter, écoutait parfois une improvisation de Pearl Mama, avec Chulo au banjo ou à la guitare.
Le soir pointant, c’était Roman qui prenait la direction des opérations pour faire franchir à l’hôte du jour le troisième cercle des réjouissances, celui de la ripaille. Jovial et tonitruant ordonnateur de festin, il s’affairait à deux pas de la terrasse devant un vaste rectangle de braises, flanqué de son assistante, Betty Boop, mignonne à croquer dans son accoutrement blanc de mitron, une toque de cuisine trop grande lui tombant jusqu’aux sourcils.
Roman avait rapporté de Manado (où il avait attendu Chulo, le temps de l’aller et retour de celle-ci à Djakarta) une canne de pêche au gros et des casiers qu’il plongeait dans un massif de rochers qu’il avait repéré sous la flotte, à une centaine de mètres au large. Quand il n’était pas en forêt, traquant les herbes aromatiques comme un apothicaire des temps anciens, il sortait en mer à bord de sa coque de noix et en rapportait des tas de poissons dont lui seul connaissait le nom et, de ses pièges sous-marins, des langoustes et des crabes ou bien des poulpes qui, s’étant aventurés dans le casier, en avait boulotté tous les crustacés.
Á l’exception de quelques ignames et patates douces que nous cédaient chichement les Tristouilles – lesquels en cultivaient juste assez pour leur consommation personnelle et ne voyaient pas l’intérêt de se transformer en maraîchers pour les Blancs – le Marseillais devait se contenter, pour les garnitures, de nos légumes en conserves.
– Funérailles, c’est pas du boulot !
Malgré cela, les clients, qui pourtant avaient les moyens de se payer les meilleures tables du monde, se léchaient les doigts et en redemandaient.
En abusaient, même, pour certains, dont les trois filles de la veuve philippine qui, en cinq jours de présence, dans un épatant numéro d’ogresses, dévorèrent un sanglier entier, jambons, côtes et côtelettes, roulé de filet mignon à l’ail sauvage, travers et lamelles de groin grillés, échine, oreilles rôties, pieds bouillis au coriandre, joues marinées dans un ferment de poisson et même la queue frottée d’un mélange de sel d’eau du lagon et de purée de piments.

Pour ma part préférant la quiétude de ma cahute, j’assistais rarement au dîner. Je restai seulement à celui d’Alan Zacca, qui souhaitait parler business (en fait tâter le terrain d’un éventuel stockage de denrées interdites sur l’île) et répondis à l’invitation du dentiste belge, Boogaerts, qui, ayant appris que j’avais souventes fois séjourné en Thaïlande, tenait absolument à me briser les burnes avec ses vantardises sexuelles made in Pahtpong et Pattaya.
Mais en général, je ne quittais mon bivouac que lorsque retentissaient dans la nuit les premières mesures du morceau d’introduction de Chulo au piano, un standard de jazz, toujours le même, My Baby Just Cares For Me, à la fois cool et entraînant.
Fidèle à mon rôle de marshal, je me plantais trois secondes au milieu de la salle, talons cloués au plancher, sourcils durs, colt à la hanche, un pouce glissé dans la ceinture, l’index de l’autre main adressant à hauteur de tempe un salut désinvolte aux client(e)s.
Mon arrivée suspendait le brouhaha des conversations et des rires pendant quelques secondes, Pearl Mama, de derrière son pied de micro, me gratifiait d’une œillade de femelle amoureuse de son dur et, bon dieu, à quel point tout ça me bottait !
Je posais mon postérieur près de l’entrée, à une petite table, avec devant moi une bouteille de rhum et de la grignotte que venait d’y placer Suni.
– Merci mon gars.
– Á votre service, boss !
Je plaçais mon colt à côté de mon verre, étendais les gambettes et, pendant la cinquantaine de minutes que durait le show, laissait la chanteuse et la pianiste me suçoter l’âme dans le sens du poil.

My baby don’t care for shows
My baby don’t care for clothes
My baby just cares for…

Meeeeeeeeee !

La fin de la première chanson était saluée par des applaudissements polis, nos hôtes étant encore occupés à bouffer.
Pearl Mama était sexy à en crever dans une robe bustier de strass rouge, perchée sur des talons d’escarpins du même écarlate, cuisses offertes et nichons prêts à s’évader, les lèvres peintes cerise et couvertes d’un gloss qui reflétait la lumière.
Luisante, la bouche. Endiamantée. Nacrée d’étoiles.
Elle saluait d’une modeste courbette.
– Thank you.
Un trille de piano amenait le silence.
– Merci, poursuivait-elle. Merci d’avoir navigué jusqu’à nous et bienvenue…
Piano.
– Bienvenue dans cet endroit unique…
Elle prenait une inspiration et criait :
– Bienvenue au Pearl Mama’s Paradise !
Applaudissements plus marqués, avec un saupoudré de sifflements et de houhous avinés.
Pearl Mama se déhanchait, jetait un bref regard derrière elle et ajoutait :
– La dame que vous voyez au piano est une grande aventurière et une grande musicienne. Mes amis, laissez-moi vous donner… Chulo Mattea !
Nouvelle salve de clap-claps, que la Cubana accompagnait au piano, notes martelées qui se muaient en accords, lesquels devenaient insensiblement les premières mesures de My Funny Valentine, le classique de Richard Rodgers et Lorenz Hart immortalisé par Chet Baker.
Pearl Mama collait ses lèvres au micro, murmurait :

My funny… Valentine…
Sweet… comic… Valentine…
You make me… smile… With… My heart…

Et c’était parti.

Le premier tiers du show était consacré à des standards de jazz, comme des Duke Ellington (I Guess I’m Lucky, Do Nothing ‘Till You Hear From Me), des Ella Fitzgerald (Let’s Fall In Love) et se terminait rituellement par le Mylord de Moustaki – le morceau qui m’avait ramené à bon port quand j’étais perdu en mer – que Pearl Mama interprétait micro en main, descendue de scène, frôlant d’un déhanché canaille la table des clients.
Ayant disparu trente secondes, chrono en main, derrière un paravent placé en fond de scène, elle en revenait en robe noire, longue, sage, à peine encanaillée par un décolleté en triangle qui laissait à reluquer une bonne partie de son sillon d’entre-seins.
– Et si on parlait un peu de Dieu, vous et moi, hein ? Ça ne peut pas faire de mal…
En général, les clients rigolaient, occupés à bâfrer et picoler qu’ils étaient, aussi éloignés de toute idée de spiritualité qu’on peut l’être.
C’étaient alors deux gospels, Don’t Knock et Time Now, respectivement de Mavis Staple et Liz mac Comb, entraînants et joyeux, pleins de confiance dans le Très-Haut qui depuis son nuage en coton hydrophile, est censé veiller sur nous comme il faut.
Pearl Mama s’éclipsait de nouveau à l’abri de son paravent et réapparaissait enveloppée dans une sorte de boubou multicolore, les pieds nus, un bandeau blanc maintenant la masse de ses cheveux en l’air.
– C’est le moment de l’amour, les amis…
La vingtaine de minutes suivantes était consacrée aux romances de femmes amoureuses, avec I’ve Got A Crush On You, de Gershwin, Dream A Little Dream Of Me, Kill Me Softly, le succès de Roberta Flack, Don’t Cry Baby d’Etta James et l’universel Cry Me A River qu’elle nous offrait sur ce tempo lent, entrecoupé de silences suspendus, qui était leur marque de fabrique, à Chulo et elle.

Cry me… a river, go …and just
Cry ..me …a river, baby …go and …just
Cry me a river, you can… go and …just
Cry …me… a …river…

Je suis boucanier, pas esthète. Mais à ces moments-là, figé dans ma pose de cow-boy, flingue et rhum à portée, j’avais du barbelé dans la gorge et les yeux humides d’une petite vieille.
Cette voix tour à tour rauque et flûtée, rampante comme une ligne de basse et violente comme un riff, sourde comme une confidence et hurlante comme un appel…
Ce corps sans vraie beauté, lourd d’angles et de courbes, que la grâce de chaque geste rendait désirable…
Cette intelligence de l’interprétation qui faisait de chaque chanson une scène de théâtre, un extrait de film, un morceau de pure vie…
Ô Diable qui nous veillait, que cette dame eût mérité mieux que cette estrade de planches au fond d’une cabane en cul de plage !
Que le néon qui clamait son nom eût dû clignoter au front des plus beaux music-halls des grandes capitales, plutôt que sur ce recoin des océans, pour le seul bénéfice de la poiscaille nocturne !
Combien comprenais-je, en ces instants magiques, sachant la finesse de son génie et la beauté de son âme, l’ampleur de sa souffrance à vivre jour après jour l’injustice qui lui avait été faite.
Sa conscience de l’obscurité où, en dépit de l’évidence de son talent, l’avaient reléguée le mauvais sort, la chance paresseuse et le dédain de patrons du showbiz effrayés par sa trop grande liberté.
– Je suis Pearl Mama, m’avait-elle craché à la face, pendant ce dîner en tête-à-tête dans je ne sais plus quel bouge de l’archipel.
Je réalisai, l’entendant pleurer sa rivière, la grandeur de son rêve.
Et je rêvais à mon tour !
Je voyais la large façade du théâtre en dur qui allait, qui devait, qui aurait dû, six mois plus tard, un an plus tard, deux peut-être, s’élever à cet endroit même.
Je contemplais les rangées de bateaux amarrés à de longues digues en étoile jaillies du lagon. J’entendais les murmures excités de la foule massée en queue devant le guichet d’entrée. J’écoutais la salle trembler sous les acclamations.
– Je suis unique, je me veux unique… m’avait-elle dit.
Je feuilletais des gazettes dont la couverture clamait « Le cabaret du bout du monde ! », « Une star au milieu des mers ! », « L’écrin enchanté de Pearl Mama ! »…
Oui, elle était belle et folle à ce point, mon étoile, ma perle.
Et oui, foi de Haig, je me le promettais à ces instants-là : j’allais l’aider de toutes mes forces à le réaliser, son rêve de grande dingue.
J’allais me bouger sévère le p-p-popotin.
Poil aux mains.

Nous ayant adressé des bises et des au-revoir-merci-à-bientôt de la main, la chanteuse disparaissait derrière son paravent.
Naturellement, on n’allait pas la lâcher comme ça.
Au cas où les clients n’auraient pas cette courtoisie, c’était Small qui lançait les premiers claquements de mains : « More ! More ! »
Bientôt relayé par Betty Boop qui, surgie à la porte de la cuisine, sanglée dans un tablier blanc, cognait en mesure le plancher de son pied nu. Et aussi par Boogaerts, quand celui-ci se fut définitivement incrusté, qui y allait de ses « une autre ! » et de ses sifflets.
Pearl Mama réapparaissait, ravie, rayonnante, reconnaissante, vêtue simplement d’un jean et d’un tee-shirt blanc.
– Thank so much. Okay, une autre, d’accord…
Pour cette dernière partie du show, elle abandonnait les prières et les ritournelles, manière de ne pas laisser les clients sur une note triste. Et aussi de les chauffer en vue de l’heure du cul qui pointait.
Elle détachait le micro de son pied, gagnait le piano, s’accoudait à l’épaule de Chulo et elles se lançaient en duo dans une rumba cubaine entraînante à souhait, Candela, aux couplets simples qu’ils répétaient environ un million de fois.

Candela, candela, me quemo aé,
Ay candela, candela, me quemo aé…

Puis c’était un mambo endiablé d’Yma Sulac, Five Bottles, chanté d’une étonnante voix grave, presque masculine.
Enfin venait le point d’orgue, un vieux blues salace de Sarah Laughs, sans grossièretés explicites mais bourré d’allusions cochonnes.

Before you start in fishin’
You better check your line
I’ll pull on yours, darling
Andy ou best tug on mine

(Avant de commencer à pêcher / tu ferais mieux de vérifier ta canne / J’vais tirer sur ta ligne, chéri / et tu ferais mieux de bien tirer sur la mienne)

Le tout chanté avec force roulis de hanches, obscènes empoignades de tétons, œillades et jeux de langue.
Explicites, les jeux. Vicelards. Á la viens-là que je te suces.
Dès que Chulo avait plaqué le dernier accord, Suni, posté près de l’interrupteur général, éteignait les lumières et nous plongeait d’un coup dans le noir absolu, marquant symboliquement la fin du récital.

Après une minute de nuit, que les hôtes accompagnaient de toux, de murmures interrogatifs et de raclements de pieds impatients, Suni renvoyait la sauce. Le bégaiement de départ des néons révélait à tous qu’on avait changé de monde.
Sur la scène, le paravent dissimulait maintenant le piano, le micro et tout ce qui aurait pu rappeler le show précédent. Au bord de l’estrade se tenaient alanguies deux filles qu’on aurait pu croire jumelles, épaule contre épaule, un coude sur les planches, une jambe pliée, en mini-robe noire, bandeau argenté en haut du front, immobiles et symétriques comme la frise d’un fronton de temple.
Toute la tribu des gonzesses avait profité de l’obscurité pour se répandre dans la salle.
Certaines étaient assises sur des chaises, les unes à l’envers, à la garçonne, cuisses largement écartées, coudes appuyées au dossier, certaines à l’endroit, jambes croisées haut, clope ou bouteille à la main.
D’autres se tenaient debout sur leurs talons aiguilles, qui déhanchée, immobile comme un mannequin de sex-shop, qui peignant le flot de ses cheveux noirs, cigarette au bec, feignant de n’avoir pas terminé sa toilette.
Trente putains harnachées en guerre, exclusivement de noir et d’argent, déclinés de toutes les manières : jupettes, minishorts, pantalon corsaire, corsages, bustiers… Le tout bien court, ras les raies et bas sur nibards.
Ceintures de cuir gris ou de métal, bijoux, foulards de strass…
Certaines avaient les paupières peintes en argent, deux en avaient couvert leurs lèvres. Trois, c’était de noir.
Chairs offertes. Peaux souples. Teints s’étageant du caramel nègre à la sombre blondeur du miel.
Trente panthères plantées où que portât le regard.
Trente fauves femelles surgies de la nuit pour un festin de luxure.
Arrogantes. Conquérantes. Carnassières.
Trente filles démons, déesses du sexe, prêtes à dévorer tout crus les clients qui, dès cet instant, ne demandaient plus que ça.
Nous prévoyions pour les saisons futures de nous bâtir une collection de disques et de nous munir de platines dignes du club international que nous ambitionnons de devenir.
Pour l’heure, on se contentait de cassettes audio, copies chinoises à bas prix raflées par Chulo à Djakarta, des succès new wave et disco de ces années-là. Madonna. Cindy Lauper. Blondie. Boney M, etc… que Small enclenchait dans un gros lecteur.
Aux accents acidulés de Girls Want To Have Fun, les filles s’animaient et prenaient le contrôle de la salle, servaient à boire, s’asseyaient sur les genoux des clients, trinquaient avec eux, leur massaient les épaules, leur soufflaient des promesses dans les creux d’oreilles ou bien dansaient en couples lascifs devant eux.
Braves hôtes qui dès lors écarquillaient pupilles et salivaient, lançant des mains tâtonneuses, palpant de la fesse, soupesant mamelles, pelotant l’une et l’autre, bécotant celle-ci après celle-là et vices et versa !
Suni rallumait le néon au-dessus de la scène, laissant choir une lumière crue sur Tara et Tida, les deux filles qui semblaient jumelles, en train de se dandiner en mesure. Elles commençaient alors, les gestes à peu près synchrones, à arracher les bandes de tissu dont étaient composées leurs robes, dévoilant le haut de leurs cuisses, le bas de leurs épaules, leur ventre troué d’un nombril brillant de paillettes d’argent.
Elles s’y prenaient avec une lenteur si consommée, si tentatrice, que le léger arrachement du velcro en devenait un son érotique.
Enfin nues, seins identiquement coniques dardant leurs pointes brunes, sexes pareillement glabres, elles se mêlaient les mains, se rapprochaient, prenaient un temps infini à se coller l’une à l’autre, tétons sur tétons, cuisses collées aux cuisses, et s’embrassaient à pleine bouche, yeux dans les yeux, prenant bien soin de décoller souvent leurs lèvres pour laisser apercevoir aux spectateurs les enroulements de leurs deux langues.

On changeait de rythme avec les trois strip-teases suivants, exécutés par de somptueuses beautés qui se prénommaient respectivement Meng, Onoï et Siri.
Pas trop lascives, ces désapes-là. Rapides. Rocks. Les à-poils quasiment immédiats, fringues arrachées des peaux.
Impatiemment nues, elles passaient l’essentiel de leurs numéros à s’afficher en poses plus obscènes les unes contre les autres, seins malaxés, bouches suçant le vide, sexes ouverts à deux paumes, levrettes cambrées, culs offerts, hanches mimant les saccades d’un coït.
Je te garantis que les mauvaises manières du duo de départ plus celles de ces trois diablotines faisaient grimper le thermomètre. Et pas que lui. D’autant plus qu’à la table des pratiques, les autres filles continuaient à verser l’alcool dans les verres et à se plier mutines à tous les attouchements qu’exigeaient les mains devenues grossières des clients.
Ça chauffait dur, déjà. Et ce n’était pas fini.
Si on s’en tenait aux critères en cours de la joliesse féminine, l’artiste suivant, Djin, était assurément la moins belle de toute la bande : une maigriotte haute comme les lutins dont elle portait le nom, à la chevelure en brosse de garçon, la poitrine à peine marquée et les hanches droites. Á quoi s’ajoutaient des membres grêles aux articulations étrangement saillantes et des pieds très larges, comme aplatis, qu’on eût dit palmés.
Djin se pointait sur scène en short noir et marcel gris, se déshabillait sans affectation, comme une fille pressée de prendre sa douche, puis se plantait face à la salle, droite, les bras le long du corps, un sourire timide aux lèvres.
Il n’était pas rare que montât de la table des murmures surpris, voire un rire étouffé, devant cette grenouille sans grâce qui se présentait comme à une visite médicale.
Chuchotements et ricanements s’étranglaient dans les gorges quand la jambe droite de Djin s’élevait, genou touchant l’épaule, sans que le reste du corps bougeât, poursuivait son ascension, se tendait en un grand écart vertical, puis se repliait sur son torse, le pied venant lui couvrir le nombril.
Revenue à sa position de départ, elle faisait de même avec sa jambe gauche, et c’était parti pour cinq minutes de contorsions aboutissant à des positions invraisemblables, bras à la pliure inversée, pieds sur la tête, taille dévissée au point de pouvoir présenter à la fois ses fesses et sa face, son dos et son sexe, à te faire douter que, sous sa peau sombre, elle possédât le moindre squelette.
Au final de son numéro, elle se retrouvait en boule sur le sol, l’entrejambe béante devant son visage, dardait une langue de serpent et léchait longuement les grandes lèvres bistres de son propre sexe, jetant au public des coups d’œil que sa totale indifférence rendait plus excitants que n’importe quelle mine salace.
Le spectacle se terminait sur le numéro d’une vingtaine de minutes de Tsiu-Tsiu (on prononçait « Chouchou »), la plus vieille de nos donzelles. Un rien boulotte, rieuse, elle s’employait, sur un fond musical absurde composé de chants de Noël américains, à des exercices apparemment impossibles avec sa vulve.
Couchée sur le dos, omoplates au sol, bassin levé, elle s’introduisait des balles de ping-pong qu’elle expulsait ensuite, avec un doux bruit de bouteille qu’on débouche, les envoyant dans une boîte posée à trois bons mètres d’elle. S’étant glissé à l’intérieur du vagin une bouteille de shampoing vide, elle l’utilisait comme pulseur d’air pour envoyer des fléchettes sur une cible qu’elle ne ratait jamais. Puis, accroupie, un feutre enfoncé là où tu penses, elle dessinait des paysages – une maison, un bateau et une colline sous le soleil – sur des feuilles de papier. Enfin, apothéose, elle y écrivait les noms de nos clients d’une écriture certes irrégulière et tremblée mais bien lisible.

En général, le premier soir, notre boulot s’arrêtait là.
Nos hôtes disparaissaient dès que le dernier trait de feutre avait été posé sur le papier par Chouchou l’artiste.
Pour d’évidentes raisons de braguettes aussi indécentes qu’incandescentes, ils se dépêchaient de choisir une, deux, six, dix tapins parmi le cheptel proposé et fonçaient s’enfermer dans les chambres de l’étage.
Chacun, à un moment ou un autre de son séjour, demanda à « monter » avec Djin, la contorsionniste. Mais sur ce point, Chulo se montrait intraitable. La petite haïssait le sexe, se gardait pucelle et avait exigé, avant de venir dans l’île, son extraordinaire numéro sous le bras, de ne jamais avoir à frayer avec la clientèle.
Ce qui fait que, une pincée de semaines plus tard, quand la mort noire s’abattit sur nous, cette exceptionnelle « showgirl » creva vierge, ce qui est bien triste.
On n’avait pas de gigolo au catalogue. Heureusement, les Philippines, mère et filles, se révélèrent aussi gourmandes de broutage d’entrecuisses que de chair de cochon façon Roman.
Seul l’héritier de la chanteuse australienne, qui cachait sous des atours de cowboy une âme de Mistinguett, ne trouva pas chez nous chaussure à son peton. Mais comme il regagnait chaque soir le yacht de Schönberg et les robustes matelots qui s’y trouvaient consignés, je présume qu’il sût tout de même trouver son bonheur par nos rivages.

Pendant les soirées suivantes, Pearl Mama chantait peu, un saupoudré de titres sur commande. De même, les filles économisaient sur les strip-teases, à part Djin dont les contorsions salaces étaient toujours réclamées, exigées, suppliées.
Non.
La grande question, au Pearl Mama’s Saloon, une fois ventres, oreilles et bas-ventres satisfaits, c’était le poker.
Le « seven stud » américain, avec deux cartes découvertes.
D’enfer, le jeu. Toute la nuit. Á la cow-boy. Avec des vrais biftons sur la table.
En liasses, en paquets, en monticules.
Et une satanée tendance à finir à l’aube dans les fouilles de Chulo et entre les seins de Pearl Mama.
Á ce propos j’ai peu à causer car je ne participais pas au jeu. Pearl Mama elle-même – sans aucun doute missionnée par la Cubaine – m’en avait éloigné.
– Avec ta tête d’égorgeur, tu vas faire p-peur aux p-p-pigeons.
– Et alors ?
– S’ils ont peur, ils ont moins la tête au jeu. Et moins ils sont con-con-concentrés, moins on peut les baiser, tu p-piges ?
– Et s’il tombe une couille dans le potage ?
– Fais c-confiance à Chulo.
– Bon…
En quelques occasions, j’avais pu observer notre amie la pianiste s’entraîner au maniement des cartes. Assez pour piger qu’à ce jeu-là aussi, elle avait rang de diablesse. Et que c’était une mauvaise idée pour quiconque qui tint un peu à son pognon de croiser rois, as, dames, valets, cœurs et autres piques contre elle.
Elle avait le chic pour ouvrir le paquet de cartes en éventail, l’air faussement distrait, comme si c’était un tic de vieille joueuse. Durant la micro seconde où le jeu était déployé, son œil en apparence indifférent analysait l’ordre des cartes. Elle les battait alors, de ses longs doigts d’artiste, ne prenant même pas la peine de regarder ses mains. Un observateur, même attentif, ne voyait qu’une typesse en train de mélanger le jeu, alors qu’il s’agissait d’une manipulatrice en train d’ordonner les cartes de la façon qui allait lui être la plus profitable.
Chulo se retrouvait alors en mesure de distribuer des mains de merde à ceux qu’elle avait l’intention de tondre et des figures à elle-même et à ses complices.
Pearl Mama n’était pas de reste, qui savait, de ses mains courtes de terrienne, apparemment pataudes, t’escamoter une carte à la pas-vu-pas-pris, ou t’en faire passer une par-dessus ou par-dessous l’autre, suivant les besoins de l’instant, à une vitesse telle quel l’oeil le plus soupçonneux n’y voyait que pouic.
La clientèle détroussée bougonnait bien un peu, le matin, devant le lagon, cafés et vodkas réparatrices en pogne. Mais c’était plus pour la forme qu’autre chose. Chacun d’entre eux était si riche que les sommes perdues, gros bénefs pour nous, étaient de l’ordre de l’argent de poche pour eux. Et puis, Chulo et Pearl Mama étaient en ce domaine des scénaristes hors pairs qui les avaient entraînés dans un tel grand huit d’émotions et de tensions, d’espoirs et de déceptions, de suspense et de coups de Trafalgar, qu’ils ne pouvaient leur en vouloir vraiment.

Small, Roman et, par la suite, Boogaerts, étaient chacun leur tour les figurants de ces jeux de dupes, chargés de faire monter les enjeux, se lancer dans des faux bluffs et de perdre leur chemise, histoire d’égarer d’éventuels soupçons des vraies victimes.
– Putain, Chulo, tu as trop de chance, ce soir !
– Hey, Pearl Mama, c’est pas possible, tu vas me ruiner !
– Je quitte la table, je te jure, je quitte la table…
Small n’avait jamais joué auparavant et se découvrait une nouvelle passion.
– Il ap-p-prend vite, s’extasiait Pearl Mama. Il va vite devenir bon. Si ça se trouve, on lui a montré la voie de sa vraie c-c-carrière !
Ce qui aurait pu se révéler vrai si Small avait eu plus de trois semaines de vie devant lui.
Roman était, lui, un joueur confirmé, ce qui lui rapportait une considération nouvelle de la part de Chulo qui, auparavant, avec sa morgue habituelle, le traitait comme un subalterne cuistot.
Quant à Boogaerts, il nous brisait à tout moment les coucougnettes en se vantant de ses qualités de comédien.
– Tu as vu mon air dégoûté ? Tu l’as vu ?
– Oui, on a vu…
– Il y a cru, le con, à mon bazar, hein ?

 

(À suivre)

 

 

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