browser icon
You are using an insecure version of your web browser. Please update your browser!
Using an outdated browser makes your computer unsafe. For a safer, faster, more enjoyable user experience, please update your browser today or try a newer browser.

ROTTEN ISLAND 22

Publié par le 13 février 2021

 

Petit matin dégueulasse.
Brouillard dehors. Lourd. Gluant. Jumeau de la désolation qui poissait mon âme.
Mauvaise gueule de bois, avec bouche pâteuse et ligne de braise sanguinolente entre les tempes, récompense du mauvais scotch en quantité.
Les tronches de mes quatre compagnes et compagnon, plus la mienne, sûrement semblable.
Dégoûtées, les faces. À bout. Des masques de peur si totale, si complète, si permanente, qu’on doutait que son expression s’en effacerait un jour.
Si on survivait un jour de plus, bien sûr.
Suni. Amaï. Deux filles, Made et Indra. Moi.
Les cinq derniers membres de la troupe du cabaret Pearl Mama’s Paradise.
Pitoyables. Usés. Occupés à siroter sans plaisir un thé rouge trop costaud ; couleur de métal rouillé, sucré à lui donner une consistance de sirop.

La veille, il y avait eu nouba sur le yacht. Kiri et son copain le gros s’en étaient de nouveau donnés à cœur joie. Alcool à flots. Substances diverses, supposais-je. Sexe bruyant, exagérément démonstratif, cru, orgiaque. Plus cette foutue chanson javanaise, jouée à fond, répétée jusqu’à l’écoeurement.
– Aku cinta padamu, tungu…
Ils n’avaient donc que ce seul morceau à bord !

Des mouvements et des sons de voix se firent entendre du côté des bateaux. Des types était en train de bouger, plus proches de nous, semblait-il, qu’à l’ordinaire.
Je soupirai intérieurement.
Quoi encore ?
Je me levai, exhalant un soupir tout ce qu’il y avait d’extérieur, cette fois, et gagnai la palissade. Suni et Amaï, en short de jean, torse et pieds nus, me suivirent.
Il n’y avait rien à voir, sinon du brouillard blanc à la con. Mais les voix, des échanges rigolards en bahasa, nous parvenaient bel et bien de plus près que d’habitude.
Je bus une gorgée de thé, grimaçai. Il avait refroidi, encore plus dégueulasse tiède que bouillant. Je tendis mon quart à Suni.
– Tu peux faire du café ?
– Yes, boss.
– Mets de l’alcool dedans.
– Pastis, boss ?
En plus du souvenir de ses plaisants jurons, feu Roman nous avait légué la recette de la goutte marseillaise.
– Pastis, ouais, très bien…
Je restai seul avec Amaï qui continuait à scruter la brume, dressée sur la pointe des pieds, son beau profil levantin tendu, les narines frémissantes.
– Eux c’est tout près, boss.
– Je sais.
– Sur la plage ?
– J’espère pas.
Le claquement d’un coup de feu la fit sursauter.
Sec, le claquement. À tonalité métallique. Comme le choc d’un marteau sur une tête de clou. Le son reconnaissable d’une arme de poing.
Des rires. Des commentaires en indonésien.
– Raté. Tu es mauvais.
– On n’y voit pas assez !
– C’est toi qui n’y vois pas, kurang ajar…
– Abruti toi-même !
De nouvelles détonations, certaines suivies du son mat d’une balle tapant de la chair. Au même moment, le brouillard se déchira en bandes, comme le givre d’une vitre qu’aurait gratté une main, nous découvrant en partie la scène.
Il y avait cinq types debout sur le récif. L’un d’eux tenait l’amarre du youyou orange qui les avait menés là. Les autres avaient des flingues en main et s’exerçaient à tirer sur le corps de Chulo qui, jambes et bras écartés, flottait au milieu du lagon.
En rigolant.
Chiens maudits !
Derrière, sur le pont du yacht, accoudé à la lice, Kiri semblait savourer le spectacle.
Maudit chien.
La balle d’un tireur fit osciller et tournoyer le cadavre. Sur les patrouilleurs, les soldats en troupeau acclamèrent le responsable de cet exploit.
Clébards infâmes !
De la gorge d’Amaï sortit une plainte qui tenait à la fois du grondement et du gémissement. Poussant un juron, elle bondit vers la table aux armes et empoigna un fusil-mitrailleur. Elle revint à la palissade, amorça le geste d’épauler.
Je posai la main sur le canon pour la contraindre à l’abaisser, conscient que la riposte des salopards serait meurtrière.
Elle me défia, le regard dur.
– Chulo ! articula-t-elle.
Chulo, qui avait été l’amie, la patronne, la conseillère des filles. Chulo qui, par sa sagesse, son courage, son attention sans faille, avait su s’en faire aimer.
Je lâchai le canon de l’arme.
À Dieu va.
À diable va !
Amaï n’était pas une tireuse expérimentée. Elle ne sut pas maîtriser les soubresauts du F.M. L’une des  premières balles de sa rafale toucha un des tireurs à la hanche, le fit tomber sur un genou, jappant de douleur. Les autres projectiles se perdirent en hauteur.
Une clameur de rage monta des bateaux, tandis que chacun de ces bâtards se ruait sur son arme.
Aussitôt, ce fut l’enfer. L’orage de métal qui s’abattit sur nous fut tel qu’il me semblait que la baraque entière était prise de soubresauts. Certaines balles frappaient la palissade contre laquelle Amaï et moi étions recroquevillés, pénétrant la mousse des matelas avec des claquements sourds, comme si des dizaines d’index cognaient sur des dizaines de portes. Certaines passaient au-dessus et miaulaient en travers de la salle. D’autres claquaient contre la façade. Certaines perçaient les planches, faisant jaillir des fils de lumière.
L’une des filles, celle qui s’appelait Indra, céda à la panique et se mit à courir en rond dans la pièce, les deux bras levés comme en signe de reddition, la bouche démesurément ouverte sur des hurlements qu’on n’entendait pas, couverts qu’ils étaient par le fracas du déluge de fer, les joues baignées de larmes.
Je bondis pour l’attraper et la forcer à se coucher.
– Indra !
Peine perdue. Au moment où j’allais la saisir, une balle lui perça la poitrine et elle me tomba dessus, d’un bloc, comme un pantin dont on aurait coupé tous les fils d’un seul coup de sécateur.
Enfin, les tirs se calmèrent peu à peu, tandis que nous parvenait la voix de Kiri qui hurlait à notre intention.
– That’ssss what you want ? Uh ? You cockssssuckers ! That’s what shshu wants, motherfuckersssss ?…

De ce qui suivit, je ne conserve plus que des souvenirs épars. Des bribes. Des images aussi fugaces et fragiles que les lambeaux de vapeur que laissaient en se dissipant les brouillards matinaux de l’île pourrie. Des flashes. Des moments si brefs, si détachés les uns des autres, entrecoupés de tant de périodes de vide que, les décrivant, j’en viens à douter de leur réalité.
Je suis devenu fou, voilà tout.
Oui, si jamais un homme chemina sur l’étroite crête qui surplombe les abysses de la démence, ce fut moi durant les heures qui suivirent cette dernière bataille, avant le cataclysme final.
Je te l’ai dit : mon âme s’était ébréchée à l’instant où, me croyant condamné, j’avais porté mon flingue à ma bouche, reniant par là même, pour la première et unique fois de mon existence, ma seule vraie qualité d’homme, mon acharnement à la survie.
Depuis, la fêlure n’avait cessé de s’aggraver, à chaque étape du calvaire qui m’était imposé. À chaque peur. À chaque souffrance. À chaque deuil. Mon esprit avait fini par se disloquer. J’étais semblable à ces robots des romans de science-fiction dont les circuits internes se déglinguent. Je n’étais plus qu’un organisme qui s’accrochait désespérément à sa dernière parcelle de raison.
Et à une idée.
Une seule.
Un plan d’action.
Une stratégie.
Une ultime tentative de nous sortir enfin de cet infâme merdier…

J’ai exposé mon idée à Suni. Je ne souviens plus exactement en quels termes ni quand, mais seulement de ses hochements de tête approbateurs.
– Yes, boss… Okay, boss…
Le chétif, le frêle, le fragile Suni, qui demeurait pour l’heure la dernière force sur laquelle m’appuyer. J’ai dû lui dire à peu près ceci :
– Ils s’enhardissent. Le moment est proche où il vont décider de nous attaquer pour de bon. Et là, on sera cuits.
– Yes, boss.
– S’ils ne l’ont pas encore fait, c’est peut-être qu’ils ont peur d’attraper à leur tour leur putain de maladie. Mais ça va leur passer aussi. C’est maintenant qu’il faut agir.
– Okay boss.
– Voilà ce qu’on va faire…

Je sais que j’ai porté le corps d’Indra à l’étage et que, ce faisant, je regrettai de ne pouvoir l’incinérer comme les autres parce que j’avais besoin de toute l’essence qui nous restait.
L’essence était importante pour la réussite de mon plan.
Je sais aussi qu’Amaï a traversé une phase d’hystérie. Dépoitraillée, elle se griffait les seins et les joues en pleurant et en gémissant que c’était de sa faute si son amie était morte.

Mais attends…

Ce devait être avant, juste après la fusillade, puisque le corps était toujours en bas, dans la flaque de son sang.
Du sang que quelqu’un s’est chargé d’éponger par la suite car j’ai bien l’impression qu’il avait disparu à un moment…
Ou bien est-ce que je me trompe ? Peut-être le bois du plancher l’a-t-il suffisamment absorbé, ne laissant qu’une tache que je n’aurais pas remarquée ?

C’est la nuit, maintenant…
Je suis en compagnie de Suni devant la casemate. La Sainte-Barbe. L’abri de planches épaisses, avec Small…
Small…
où, avec Small, on a enfermé les armes et les munitions. Dedans, il y a ce qui reste de la dynamite qui nous a servi à faire péter les rochers et les grosses souches.
Suni m’éclaire avec une torche électrique. Il a posé sa main devant le faisceau, doigts légèrement écartés, pour masquer le plus possible la lumière à un possible guetteur, sur les bateaux. De toutes façons, la lampe ne produit plus qu’une faible lueur jaune. Les piles sont presque mortes. On n’en a plus, des piles électriques. Il reste seulement la grosse batterie 4R25 du détonateur à main. Elle est justement dans la casemate, soigneusement emballée dans du chiffon pour que l’humidité ne la…
– La clé, boss ?
La lumière faiblarde danse sur le cadenas de cuivre.
Grand format, le cadenas. Costaud. Propre à décourager les éventuels pillards. Choisi à cet effet par moi-même, dans les stocks de Barto, à Sorong.
Je fouille mes poches. Les retourne.
– Boss ?
Je gémis d’exaspération. Ma pensée n’en est plus vraiment une. C’est une toile usée jusqu’à la trame dont les fils cassent un à un.
– Viens…

On cherche dans la maison, à la lumière des lampes à pétrole.
Suni. Amaï. Moi.
Amaï a ordonné à Made de nous aider mais celle-ci, prise d’une rage soudaine, l’a agonie d’insultes. Elle n’en a rien à foutre de notre putain de clé !
Pendant qu’on fouine, fébriles comme des gamins lancés dans une chasse au trésor, elle reste immobile, accroupie dans son coin, le regard fixe, indifférente à tout.
Elle transpire.

Amaï pousse un petit cri de joie en découvrant dans un placard de la cambuse un trousseau d’une demi douzaine de clés de chrome. Mais ce sont celles des serrures qu’on avait l’intention d’installer aux portes des chambres, auxquelles on a finalement préféré le système de verrou de bois proposé par Wayan…
Wayan…
Et que Pearl Mama avait jugé plus joli.
– C’est p-p-plus élégant, avait-elle dit.
Pearl Mama…
Putain, Pearl Mama…

À mon tour, je trouve une clé dans la poche ventrale d’un tablier de cuisine de Roman pendu à un clou.
Ce n’est toujours pas la bonne. C’est la clé du cadenas du congélateur que Roman maintenait bouclé par crainte des chapardeurs.
Peuchère, Roman…
Pourquoi l’aurait-il eu en sa possession, cette bon dieu de clé, la bonne, celle que nous cherchons ? Je m’en étais fait le seul dépositaire. Quand Small avait besoin de dynamite, lui ou celui des gars qu’il chargeait de la commission devait obligatoirement passer par moi.
J’avais même promis de rectifier le portrait à coups de crosse de quiconque aurait eu l’imprudence de traîner aux alentours…
J’empoche quand même la clé de Roman, sait-on jamais.
Dans la salle, Made tremble, recroquevillée sur elle-même.
J’adresse un regard aux deux autres, remarque à quel point ils sont sales, épuisés, désemparés…
M’enfonce dans la nuit…

La casemate.
Pas de miracle. La clé de Roman ne fonctionne pas. Trop petite.
Je continue sur le sentier. J’ai le vague souvenir d’avoir enfourné ce qui me restait de linge dans un sac de marin, le jour où nous avons tenté de nettoyer la hutte. Je crois qu’il s’y trouvait une sorte de pantalon de treillis court que j’avais beaucoup porté pendant les chantiers…
La clé est peut-être au fond d’une des poches.
Il faut qu’elle y soit !

La lune m’éclaire, presque aux trois quarts pleine. Sa lumière asperge la végétation sombre comme des gouttes de lait…

D’un des bateaux, derrière, montent les cris de troupe, les acclamations et les encouragements d’un jeu quelconque. Des combats pour rire, peut-être. Ou des concours de bras de fer. Peut-être même seulement une foutue partie de loto…
Pourquoi pas, hein ?
Ils ont le temps de se marrer, eux. Ils ont tout le temps du monde. Le temps est à eux.
Combien la tentation est forte d’abandonner la partie !
Me coucher là, au creux de ces fougères mouchetées de taches de lune. Dormir. Laisser tomber. Laisser pisser tous les foutus mérinos du monde.
Mais je ne peux pas.
Dans la noix de raisonnement intact qui subsiste encore au fond de ma cervelle crevée brasille comme un signal d’alarme une certitude absolue : la fin de la partie est proche.
Très proche.
Le moment est imminent qui verra ces connards pour l’heure en train de beugler des « Go ! » et des « Hourras ! » poser leurs sales pieds sur la grève.
Ce que j’ai à accomplir, il faut le faire cette nuit.
Cette nuit ou jamais…

L’intérieur de la cabane.
L’obscurité y est solide, une masse de ténèbres, la puanteur de charogne plus dense encore. Bizarrement, la fragrance qui y flotte de vinaigre et du produit à vaisselle citronné que nous avons utilisé le jour de notre nettoyage la plus rend plus écoeurante.
Plus affreuse.
J’actionne la torche.
Sa lumière vacillante, guère plus puissante que celle d’une veilleuse, caresse les cadavres. Une demi douzaine de filles dont j’ai oublié les noms. Amaigries par la maladie. Des visages de momies figés dans des grimaces de souffrance. Les cris qui paraissent s’échapper de leurs bouches ouvertes, lèvres retroussées sur les dents me font prendre conscience du silence de tombe qui règne dans cette cahute de cauchemar.
Filer, putain !
Fuir.
Lâcher la lampe et m’en aller, droit devant, planquer mon harassement et ma peine sous n’importe quel buisson, attendre sans retenir mes gémissements que l’un ou l’autre des sbires en armes me découvre et me règle mon compte.
Pour ce que j’en ai à foutre, désormais…
Va savoir si elle existe même encore, cette foutue clé !
Mais non.
Il reste encore en moi une ombre de volonté qui m’interdit d’abandonner la partie. Je m’y accroche comme un alpiniste en perdition serre les deux poings sur un dernier filin pendu au travers du grand vide. Je me force à respirer, me force à mépriser l’horreur pâteuse du parfum de mort, me force à promener la pauvre lueur de ma lampe à bout de course sur les faces de mes copines crevées en martyres.
Il me semble que le sac de marin était…
Oui, il est là, cylindre de toile un peu avachi appuyé contre la cloison !
La lampe se met à clignoter. Je l’éteins pour économiser le peu d’énergie qui reste dans les piles.
Plonge la main dans le sac.
Mes doigts rencontrent une surface lisse. Un livre. Mon bon vieux Don Quichotte ! Le retrouver me fait plaisir, le premier sentiment bienfaisant, positif, depuis longtemps.
Je fouille.
Des t-shirts. Des calbars…
Enfin, la toile rêche du pantalon de treillis que je cherche, raidi par les taches de ciment et de peinture qui le maculent.
Dans une des poches de cuisses, une forme dure.
C’est elle.
La clé !
Une nouvelle onde de bonheur me parcourt. De l’énergie. De l’eau d’averse fraîche et bienfaisante sur un sol de latérite. Je la fourre dans la poche de mon short. J’empoigne mon Cervantès, tâtonne quelques instants le sol pour retrouver la lampe-torche qui a roulé un peu plus loin.
Quitte ce lieu de cauchemar.

Un regain de force me pousse en avant. Je cours presque dans la clarté retrouvée de la lune.

Retour à la casemate.
Dans la lumière agonisante de la lampe coincée sous mon aisselle, le cadenas. Je présente la clé devant la serrure. Il n’y a aucun doute, c’est la bonne…
Peut-être le moment d’adresser une prière de remerciement à la chance ?
Non. Pas encore. Il y a trop longtemps que cette pute me tourne le dos. Et qui sait si elle ne me réserve pas encore un tour à sa faç…
La lampe s’éteint tout à fait.
Je m’en saisis pour la secouer, espérant tirer encore un peu de jus des piles épuisées. Profitant de ce mouvement, la clé s’échappe de mes doigts.
Mon exaspération, ma rage et mon épuisement se pressent dans ma gorge en un hurlement que je n’ai pas la force de pousser. Je tombe à quatre pattes, frotte fébrilement, en rond, le sol de mes paumes.
De la végétation molle, pourrie. Des brins de palmes sèches, craquants. Du sable…
Soudain, sous mes doigts, un but de métal plat.
Mais ce n’est rien qu’une languette d’acier percée de trous, telle que celles dont on s’est servies pour poser des charnières à la porte…
Attends…
Un bout pointu. Une extrémité circulaire… C’est bien ma clé !
Je me relève, tâtonne le long de la porte, trouve le cadenas.
Clac !

Dedans, le noir est comme un néant. Mais la récupération de la clé et l’ouverture du cadenas m’ont donné un coup de fouet. J’ai des yeux au bout des phalanges. Je retrouve sans peine le cageot de plastique à couvercle qui contient les explosifs, le sac empli de détonateurs, avec leurs fils réunis en grappe et, rangés dans une encoignure, entourés de chiffons par les soins méticuleux de Small, la batterie avec, collé à elle par plusieurs tours de ruban adhésif, le déclencheur.

Retour à la baraque.
Made n’est plus là. À la place où elle gisait repliée sur elle-même subsiste une flaque brune d’excréments dont l’odeur acide, malsaine, désormais bien connue de nous, flotte vaguement dans la salle.
J’interroge Suni du regard. Il lève les yeux, désignant l’étage.
– Amaï et moi porter là-haut…
– Okay.

J’ouvre le cageot. Il est aux deux tiers vide : six paquets de plastique noir à la consistance grasse, contenant trois cylindres chacun, plus un paquet entamé n’en renfermant plus que deux.
Vingt en tout.
Ça devrait suffire.
Brièvement, je revois Barto, le commerçant de Sorong, dans l’Algeco qui jouxtait ses hangars, avec sa compagne dolente occupée à taper sur le clavier d’un vieil ordinateur, accroupie à l’orientale sur un fauteuil déglingué, ses deux gros pieds noirs coincés contre les accoudoirs.
– Prend ch’en beaucouch, me disait-il, avec son accent presque incompréhensible. Les défrichemenchs cha n’en finit chamaij’. La dynamite ch’est beaucouch qu’il faut !
Brave Barto. Bénis soient les nabots tordus portugais !
Un bref coup d’œil au fagot de détonateurs. Plus de trente minces cylindres du diamètre de ces cigarettes fines qu’affectent de fumer certaines gonzesses chics, prolongés chacun d’un cordon électrique jaune flambant neuf.
Parfait.
L’angoisse me reprend quand je déroule le chiffon qui entoure le déclencheur et sa batterie. L’ensemble se présente comme une grosse pile rouge avec, collé dessus, un boîtier épais comme une boîte d’allumettes de cuisine. Sur le dessus, un interrupteur sur lequel appuyer pour envoyer le badaboum. Fiché dans l’un des flancs, une petite languette noire de contact.
Je l’actionne.
Un  minuscule voyant vert s’allume.
Tout est en ordre.

Je me tourne vers Amaï et Suni, leur expose mon plan et ce qui nous reste à faire.
Ils hochent gravement la tête à chacune de mes phrases.
Je conclus :
– Go. Il reste moins de deux heures avant l’aube…

Et tous les trois on se met à fouiller la maison, à la recherche de bouteilles de plastique.

(À suivre)

 

4 Responses to ROTTEN ISLAND 22

Laisser un commentaire