Le jour en question, on avait fait l’amour devant la rivière, à un endroit proche de chez moi où l’eau est lisse et calme, d’un vert de bouteille, et bordée d’un pré aux herbes grasses et douces sous les pieds nus. En face, sur l’autre rive, s’élèvent les « Rochers du Haut-Bas », une rangée de courtes falaises grises, trapues, compactes, rayées de fines crevasses et hachurées de lichens (Rhizocarpon geographicum).
Un escadron d’une douzaine de colverts qui remontait le cours de l’eau avait soudain bifurqué en apercevant nos silhouettes humaines enlacées, quatre mains caressant tout ce qu’il y avait à peloter et quatre pieds dans l’eau. Ils avaient tournoyé serré en cancanant d’indignation devant cette intrusion, et avaient disparu à grands coups d’ailes quelque part dans l’immensité du bleu tendu au-dessus de nos têtes.
Luna avait éclaté de rire.
Moi, je me suis demandé à ce moment-là comment il se pouvait que j’aie droit à tant de joie, moi qui n’ai inscrit sur la facture de ma vie que des moments effroyables.
Moi, l’homme de guerre rescapé de toutes les saloperies qu’un homme peut infliger à d’autres hommes.
Moi ce jour-là couché au milieu d’un des plus jolis décors du monde, si tendre, candide et inoffensif qu’il aurait pu illustrer un calendrier des postes.
Moi, avec la chair douce de cette fille aimante le long de mon flanc et dans mes oreilles le chant joyeux de son rire d’enfant.
Je me suis écrié :
– Je n’arrive pas à y croire ! C’est comme un rêve ! Comment ça a pu se faire que tu sois venue jusqu’à moi ?
– Bof, j’sais pas. C’est comme ça pis c’est tout, non ?
Elle remué un peu, ce qui a fait danser sa peau contre la mienne, et elle m’a collé un baiser au creux du cou, car c’était le genre de choses qu’elle faisait sans arrêt, pendant ce peu de jours-là.
– Moi je sais, ai-je lancé, joyeux et faraud : tu es tombée des étoiles dans ta Luna’s spoutnik et tu as atterri juste devant chez moi, dans les églantiers de la Souille !
Elle a ri, a recommencé tout son numéro de peau et de lèvres avec en prime un léger coup de dents à mon lobe d’oreille, puis elle s’est redressée et elle a saisi son paquet de tabac et son Riz La Croix.
– Attends… Hmmm…
Elle a tassé le tabac de la feuille en le tapotant des deux index, celui de droite étant marqué du jaune de la nicotine, tout en poursuivant, soudain sérieuse :
– J’étais sur la route… J’avais passé Besançon… Y avait Gandalf qui râlait derrière très fort, avec comme des quintes de toux à chaque souffle… Même que je ne savais plus quoi faire… En plus c’était le soir, il allait faire nuit et le phare gauche de la voiture, il marche quand y veut, un coup oui, un coup non…
Elle a froncé les sourcils pendant qu’elle passait sa langue sur le bord collant du papier à cigarettes et je m’en suis voulu d’avoir rapporté sur le tapis ces mauvais souvenirs alors qu’on était si bien. Puis j’ai réalisé que cela faisait partie des règles de l’amour : il y a des moments plus graves que d’autres.
Ça ne peut pas être la farandole à chaque instant, non plus.
Elle a poursuivi en allumant sa cigarette :
– Et pis d’un coup il s’est arrêté de grogner et de tousser. J’ai pigé, hein, alors… J’ai tout de suite compris que c’était fini… Juste à ce moment-là, j’ai vu la petite route qui partait sur le côté, alors j’ai tourné sans réfléchir et je me suis arrêté sur un genre de parking tout dégueulasse.
– Je connais.
C’est une vieille aire de stationnement au bord d’un bosquet où les gens viennent sans arrêt déposer des ordures bien qu‘un panneau planté de guingois l’interdise. En plus, c’est un endroit bien connu dans la région parce que les homosexuels s’y rencontrent avant d’aller, si accord, jouer la bagatelle dans les épais buissons qui se trouvent derrière.
Luna a continué de parler en ponctuant ses phrases de bouffées de cigarette, expliquant comment elle avait vérifié que son chien était bel et bien mort, comment elle avait pleuré longtemps, longtemps, longtemps, puis comment, au moment de repartir, sans savoir pourquoi, elle avait continué sur la petite route au lieu de regagner la Nationale.
Arrivée à Saint-Mesmin, elle avait garée son Express sur la place goudronnée qu’il y a derrière l’église. C’est Garance Losserain, notre maire, qui l’a faite construire pour servir de parking au moment du vide-grenier de printemps devenu au fil des ans la fête la plus fréquentée du village.
Étourdie de chagrin, Luna avait marché sans but, d’abord le long de la rivière, sur le joli chemin qu’il y a là, planté de tilleuls argentés séculaires (tilia tomentosa), puis elle était revenue sur ses pas, en direction du vieux pont et de l’auberge de Chez Grandmain qui se trouve juste en face.
C’est là, à hauteur d’une des maisons de la rue de l’Église, qu’elle s’était faite aborder par un gars à l’air ivre qui prenait l’air à sa porte.
– Une sorte de gros type tout dégoûtant.
– Je crois que je vois qui c’est...
– Il m’a demandé : pourquoi vous pleurez, mademoiselle ? J’y ai dit que j’avais un copain qu‘était mort. Lui il a répondu que c’était bien malheureux. Il est descendu de son porche pour s’approcher et j’ai remarqué comment il était grave beurré parce qu’il a manqué la deuxième marche et il a failli s’étaler.
– C’est ça, c’est ça…
– Quand il a été tout près, il m’a regardée de haut en bas, putain, partout, comme s’il matait une photo porno, mais trop, quoi ! Il ne se léchait pas les lèvres, mais genre presque…
– C’est ça…
– Il m’a dit, genre : faut pas pleurer, mademoiselle, quand on est jolie comme vous. Il m’énervait à me mater comme ça alors je lui ai dit : j’t’ai rien demandé, connard !… Ça l’a fait rire. Il a continué de me regarder comme ça, à m’imaginer à poils. Et puis il m’a dit : Z’êtes si belle, vous devriez passer à la télévision !
– C’est bien à lui que je pense. On dit : le Bugne.
Alors elle avait brandi son majeur dressé, rebroussé chemin, regagné sa voiture et avait démarré en pensant que si tous les habitants étaient aussi tarés que celui qu’elle venait de croiser, ce n’était vraiment pas la peine de rester dans le coin.
De plus en plus indécise à propos de ce qu’elle devait faire avec le cadavre de son chien à l’arrière et de plus en plus inquiète aussi, devant la nuit qui s’amenait à grandes foulées, pensant à son phare capricieux, elle s’était engagée dans la première route qui s’ouvrait devant elle. C’était celle dite de Champ-Reugney, qui passe au-dessus de chez moi et traverse un lotissement de villas neuves autour d’un groupe de cinq ou six vieilles baraques avant de s’enfoncer dans les bois.
– J’ai vu une bonne femme à la clôture de son jardin, avec un gros chat dans les bras et puis d’autres chats autour…
– Elle aussi, je sais qui c’est. Mémé, elle s’appelle.
– Oui ben elle s’appelle Connasse, surtout.
– Faut pas parler comme ça…
– Connasse. Connasse double ! Connasse au carré !… Moi, je vois tous ces putains de chats, d’accord ? Je me dis, cette bonne femme là elle aime les animaux, d’accord ? Je me dis qu’elle va sûrement avoir pitié et pouvoir m’aider avec Gandalf. Macache wallou, oui ! C’est à peine si elle m’a répondu...
Luna a battu des pieds, soulevant des gerbes d’eau fraîche.
C’était joli comme une gravure des temps de Versailles, avec une bergère attifée comme Marie-Antoinette au bord d’un ruisseau, jupons retroussés sur des petons blancs.
– Il faut aller à la S.P.A, qu’elle m’a dit. À la S.P.A je ne sais pas où, ou bien à la gendarmerie, tout ça en ne me regardant même pas, les yeux qui passaient au-dessus de moi, comme si je n’étais pas là… Connasse !
– Faut comprendre. Les gens d’ici, c’est des gens de village. Ils n’ont pas l’habitude des gens qu’ils ne connaissent pas.
– Parce qu’habiter un village, c’est forcément être con ?
– Non, mais…
– Et méchant ? Et pas serviable ? Et égoïste ?
Là, j’ai cessé de répondre, vu que la voix rauque de nature de Luna commençait à se charger de grognements en fins de syllabe, prémices d’énervement.
Un pan de soleil avait décidé de s’adosser aux rochers du Haut-Bas, repeignant la grisaille de la pierre en toison d’ambre.
Une gentille brise s’était mise à faire chuchoter les jeunes feuillages.
Les canards repassaient au-dessus de nous en ayant choisi de nous ignorer ce coup-ci et poursuivaient leur vol vers l’amont filant en formation à moins de dix mètres au-dessus de l’onde émeraude…
Tout cela faisait que je n’avais pas envie qu’une parole maladroite, mal venue ou mal comprise vienne renverser comme d’un coup de pied tout ce panier de petits bonheurs que j’avais là.
(À suivre)