Á Phnom Penh, ma bonne amie Delphine, une douzaine d’artistes khmers (danseurs, musiciens, marionnettistes, comédiens…) et moi avions créé un café-théâtre que nous avions appelé le Magic-Circus.
C’était, enchâssé dans la puanteur d’un canal d’eau noire, séparé de celui-ci par une palissade de palmes tressées, un quadrilatère d’environ trente pas de long sur vingt de large. En commandait l’accès une porte de ferraille ajourée de façon à ce que, de la rue de poussière, on pût distinguer ce qui se passait à l’intérieur. Au fond, légèrement de guingois, plantée sur une demi douzaine de pilotis qui paraissaient trop frêles, s’élevait une baraque de planches verdies par les moussons. Dessous, le long comptoir depuis lequel, les soirs de spectacle, je servais des jus de fruits frais et de la vodka vietnamienne. Autour, semées à la comme ça venait, des tables et des chaises pour les repas, peintes par nos soins de couleurs très gaies. De l’autre côté, monumentale, dominant l’ensemble, une vaste scène au toit de bâches disparates cousues ensemble, qu’éclairaient la nuit deux gros projecteurs en zinc de fabrication soviétique. Á son pied, protégés le jour par des nattes de paille, les cercles de gongs et les xylophones de l’orchestre. Plus loin, l’atelier de fabrication de marionnettes, avec sa petite forge, son établi au ras du sol et, appuyés contre le mur, des peaux de buffles qui séchaient tendues sur des cadres. Enfin, partout où il était possible de les tendre, des hamacs de toile verte que la nonchalance khmère emplissait tout au long du jour de corps assoupis.
Au départ de l’aventure, ma bonne amie Delphine et moi voulions construire un théâtre en dur ou bien investir une des vieilles maisons coloniales qui, à l’époque, agonisaient encore le long des boulevards de l’ancien quartier français. Mais la modestie de nos aides parentales respectives et celle des sommes que nous parvîmes à extorquer de ci de là ne l’avaient pas permis. Les choses ne tournent pas toujours comme on voudrait, pas vrai ?
Le Magic-Circus ouvrait trois soirs chaque fin de semaine. Le vendredi, nous présentions des numéros de cirque avec les acrobates, jongleurs et équilibristes de l’école de cirque de Phnom Penh, héritage du communisme. Samedi, c’était notre spectacle vedette, les marionnettes du fabuleux théâtre d’ombres, le « sbek touch », tué par la guerre, que nous avions amoureusement ressuscité – et qui, espérions-nous à tort, devait faire un jour notre fortune. Les soirées du dimanche étaient consacrées à l’un ou l’autre des inombrables spectacles de l’art scénique khmer, interdits, détruits, oubliés, victimes du génocide khmer rouge et que nous essayions, vaille que vaille, de reconstituer : théâtre masqué, ballets mystiques, théâtre chanté, danses traditionnelles…
Il y avait à Phnom Penh un Centre Culturel Français, alors richement doté par la mère patrie qui escomptait refaire du Cambodge une place forte de la francophonie. Son directeur, Jean-Marcel Dupêtquifouette, avait pris le Magic-Circus en grippe. Éducateur de formation, cet homme s’était fait distinguer par la nébuleuse hiérarchie de « l’Action Culturelle Française à l’Étranger » en organisant – en Indonésie notamment – des évènements originaux, un peu fantasques, un rien provocateurs, dont les spectacles vivants, puisés dans les traditions locales, constituaient la principale matière. Aussi avait-il été fort marri, débarquant au Cambodge, de trouver, pour ainsi dire, la place déjà prise.
Cette andouillette aurait pu dire :
– C’est formidable ce que vous faites, travaillons ensemble.
Il avait préféré décréter :
– Vous n’avez pas le droit de vous mêler de soutien à la renaissance culturelle cambodgienne, c’est moi le responsable officiel, il n’y a que moi qui peut !
Bah, les choses ne tournent pas toujours comme on voudrait, pas vrai ?
L’un de ses premiers actes de Dupêtquifouette à la tête du C.C.F. avait été de sucrer la petite subvention mensuelle que le précédent directeur, Yves Gibeau, nous avait allouée. Depuis, il interdisait à ses personnels français comme locaux de fréquenter le Magic-Circus et s’acharnait à nous bâtir auprès des expatriés français – timorée engeance s’il en est ! – une réputation de voyous, d’incapables, d’aventuriers, de fumeurs de pétards, d’exploiteurs opportunistes et de bistrotiers.
– Redonner vie aux arts de scène cambodgiens ? Non mais attendez, ils ne sont même pas diplômés !
Dans le même esprit, ce vindicatif baudet décourageait les artistes qui, venaient se produire à Phnom Penh dans le cadre de tournées organisées par l’Action Culturelle Française à l’Étranger, de se hasarder en nos pauvres murs. Ainsi, Didier Lockwood, au sortir de son concert, refusa-t-il, l’air gêné et le regard fuyant, notre invitation à venir boire un pot en écoutant du violon khmer. Ainsi encore, les trapézistes des Arts Sauts renoncèrent-ils à venir rencontrer les acrobates cambodgiens qui bossaient avec nous :
– Nan, t’vois, m’sieur Dupêtquifouette y nous a parlé d’vot’truc, t’vois, alors pas poss’, t’vois ?
Or il arriva qu’un jour Louis Bertignac et son groupe fussent programmés au palais Chaktomuk, la plus grande salle de spectacle de la capitale.
Et qu’il fût annoncé que Jacques Higelin, grand copain du guitariste, alors en train d’effectuer un tour du monde, se trouvant par hasard pas loin en Asie, allait venir à Phnom Penh dire coucou à son pote et, peut-être bien même, monter sur scène faire le bœuf avec lui.
Les chansons d’Higelin étaient de mes compagnes régulières depuis les duos avec Areski et l’album Crabouif (Aïïïïïe love the queen…), avec le petit Arthur qui gueulait « Pompier, pompier, j’ai des pompiers dans mon zizi ! ».
Ma bonne amie Delphine, sensiblement plus jeune que moi, avait découvert le grand Jacques à la sortie de Champagne ! et le tenait depuis pour son chanteur favori.
C’était au sortir d’une soirée près du lac Léman, chez un ami trop jeune disparu, Daniel Delagrée, pendant laquelle nous avions écouté Alertez Les Bébés à fond les ballons, que j’avais ôté son chandail blanc pour découvrir ses seins. Et qu’elle avait levé les deux bras pour me faciliter la tâche.
Au Magic-Circus, nous faisions jouer plus que souvent une cassette du bonhomme où figurait Pars !, Je Suis Amoureux D’Une Cigarette, La Gare de Nantes, New-York Paris…
On ne savait pourquoi, la chanson Cayenne avait tapé dans l’oreille de nos copains cambodgiens qui en reprenaient le refrain en rigolant :
– Kah-Yèn !… Kah-Yèn !…
Jacques Higelin resta une semaine au Cambodge. Il passa trois jours à Siam Reap pour visiter les temples d’Angkor, revint à Phnom Penh pour répéter avec Bertignac et, confirmant les rumeurs, le rejoignit sur scène le soir du concert.
Comme c’était à prévoir, le sieur Dupêtquifouette passa le temps de sa présence à se pavaner à ses côtés, l’œil fier, le geste onctueux et le rire trop fort, tandis que ses subalternes du C.C.F. montaient autour de la vedette une vigilante garde destinée à nous empêcher, ma bonne amie Delphine et moi, de nous approcher.
Imaginez :
– Je te présente Delphine, moi c’est Thierry.
– Salut, qu’est-ce que vous faites ici ?
– Ben on a monté un p’tit théâtre sympa qui s’appelle le Magic-Circus où on fait d’la musique pis des supers spectacles de marionnettes… Tu veux venir boire un coup ?
–J’arrive.
Impensable !
Dans l’esprit de Monsieur le Directeur en chef du Centre Cuuuuuulturel Français, impensable.
C’est comme ça : les choses ne tournent pas toujours comme on voudrait…
Heureusement, à l’instar des deux prestidigitateurs, père et fils, qui se produisaient chez nous un vendredi soir par mois, nous avions quelques astuces planquées dans nos dessous de manches.
Par l’intermédiaire d’un garçon d’étage de l’hôtel Cambodiana, cousin de la belle-sœur du frère du père de l’oncle d’un des marionnettistes, nous fîmes parvenir au Jacquot un joli carton sur lequel, de ma plus belle calligraphie, je lui tins à peu près ce langage :
Salut, Chanteur. !
Les coloniaux culturels ne te causeront pas de nous. Ou alors en mal.
Nous avons créé et faisons voguer contre mauvais vents et noires marées un café-théâtre de paille et de bambou en un faubourg de la ville. Nous serions heureux de te le faire visiter et de t’offrir un verre de notre meilleur thé de Battambang.
On espère que tu as aimé les temples d’Angkor. Ceux qui t’accompagnaient ont-ils pensé à te montrer le bas-relief du temple du Bayon qu’on appelle « La Fresque Des Baladins » ?
Delphine et Thierry.
(Il n’y a pas de thé à Battambang ; ou s’il s’en trouve, il n’est guère meilleur ou plus mauvais qu’ailleurs ; il n’existe pas non plus de « Fresque des Baladins » sur les murs du Bayon ; mais je suis un écrivain et il est inscrit dans la grande constitution du métier rédigée par François Rabelais, Miguel de Cervantès et Giovan Francesco Straparola que ceux de ma sorte ont le droit d’énoncer les plus éhontés mensonges quand le mystère et la situation l’exigent.)
Le concert de Bertignac avait eu lieu le vendredi soir. Le samedi, au crépuscule, il y avait réception en l’honneur des artistes à l’ambassade, où toute la française expatriation phnom-penhoise était conviée, sauf, tiens donc, ma bonne amie Delphine et moi. Higelin devait partir le lendemain dimanche, ce qui, au Cambodge de ce temps-là, voulait dire prendre l’avion de Bangkok de 19 H 00.
Le matin, nous nous consacrâmes aux répétitions pour le spectacle du soir : un ballet burlesque tiré du Bourgeois Gentilhomme de Molière créé avant la guerre dont un vieil acteur survivant avait conservé – les dieux et Lénine savaient comment ! – des bribes de textes et de partitions.
De temps en temps, l’acteur principal, choisi pour sa maîtrise de la langue française, s’agaçait :
– Quoi passe aujourd’hui ? Vous c’est pas ici ! Vous c’est pas penser théâtre !
Á midi, nous retardâmes le repas, un curry de poisson-chat, jusqu’à ce que les regards noirs de la troupe, musiciens et comédiens nous fassent nous sentir affameurs.
Plus tard, alors que la sieste assommait le Magic-Circus de sa coutumière apathie, incapables de nous détendre, nous nous occupâmes l’esprit en dessinant une nouvelle affiche pour le théâtre d’ombres, au marqueur noir sur papier blanc – qu’une camarade plus maligne et plus riche nous rendrait le service de réaliser et d’imprimer sur son ordinateur.
Puis, comme les comédiens n’étaient pas encore satisfaits, nous nous lançâmes dans une ultime répétition du Bourgeois gentilhomme façon farce khmère, pendant laquelle, toutes les dix minutes, nous jetions des regards désolés vers le portail qui ne s’ouvrait pas.
Et à chaque fois, nous ressentions plus fort que c’était rapé, foutu, tombé du ciel, arraché jusqu’aux tripes, jusqu’au cœur, mort qui qui dit mieux.
Vers seize heures, il fut temps pour nous d’aller nous doucher et nous changer dans notre petite maison toute proche. Nous quittâmes le théâtre, l’âme aussi noire et moirée de reflets de purin que l’eau du canal voisin : les choses n’avaient pas tourné comme on aurait v…
– Higelin !
Ma bonne amie Delphine se mit à crier en agitant les deux mains.
– Higelin ! Hey, Higeliiiiin !
Il arrivait, Don quichotte plié au cul d’une bringuebalante moto-taxi, chevelure grise à la diable, blouson rouge flottant, genoux dressés, santiags pointant de chaque côté comme deux ailerons depuis les repose-pieds.
Á mon tour je dansai la gigue, bras en sémaphore.
– Higelin !
(Á suivre)
Post scriptum : durant son séjour à Phnom Penh, Louis Bertignac accepta une séance photo avec Serge « Sergio » Corrieras, mon pote défunté le 10 avril dernier, à soixante balais tout rond ; l’un des portraits du guitariste est visible sur ce blog :
https://blog.thierryponcet.net/2015/08/kampuchea-songs-21-a-cyclo-pouuusseu.html
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