Voilà donc le bonhomme Higelin qui, bondissant du tressautant siège arrière d’une « moto-dop » phnom-penhoise, haute taille féline, crinière en poussière, s’écria de sa célèbre voix à fond d’éraillé :
– Y voulaient pas me lâcher, quoi !
Et pénétra d’une volée de bottes de cowboy dans la courrée d’herbe poudreuse du Magic-Circus (le café-théâtre que nous avions ouvert avec une bande de saltimbanques khmers et ma bonne amie Delphine – voir l’épisode précédent, si vous ne suivez pas, alors moi qui puis-je ?)
– Wah c’est super ! s’exclama-t-il en découvrant la scène. Vous faites quoi, des spectacles ?
– Ouais. On a commencé par du cirque, c’est de là qu’est né le nom. On a aussi un théâtre de marionnettes et puis un tas d’autres trucs, des ballets, du théâtre…
– Super… Super… ponctuait-il. C’est con, on aurait pu venir vous chanter un bout, avec Louis et les autres.
(Il s’agissait de Bertignac, qui avait donné concert la veille avec son groupe devant le peuple blanc ébaubi et des indigènes plus réservés, faut suivre, vous dis-je).
– C’est con, comme tu dis. C’est surtout trop tard…
– Ben ouais, je prends l’avion dans à peine deux heures.
– Tu continues le voyage ?
– Non. Je viens de faire le tour du monde. Une idée que j’ai eue, comme ça. Mais là, je rentre en France, ma fille me manque trop.
(Izïa, future rockeuse, alors âgée de pas la demi-douzaine, on suit, on suit…)
Men Kosâl, le chef marionnettiste, Sethy, Noman, Narieth et les autres membres de la troupe s’étaient approchés, ainsi que Heng, l’intendante, porteuse d’un broc de thé rouge.
Nous fîmes les présentations.
– Salut… Salut… Vous bossez ensemble, alors ? C’est super… Salut… Salut…
Ma bonne amie Delphine, bien meilleure que moi à l’usage de la langue khmère, expliqua à la troupe que l’escogriffe était l’auteur de Cayenne C’Est Fini. Les copains rigolèrent et se lancèrent en chœur :
– Kha-Yèn… Kah-Yèn…
– Waoh, super, lança Higelin étonné. Vous connaissez mes chansons, alors… Vraiment super…
Il montra du doigt les instruments de l’orchestre rangés en bord de scène.
– Vous me montrez ?
Il se frotta un peu aux xylophones, tapota des cloches et des tambours, gratta un peu le chappeï, la grande guitare chinoise, puis se fit présenter les pantins du théâtre d’ombres : les singes jumeaux Sva So et Sva Khmao, Mora la belle fille aux seins nus, l’ermite de la montagne, ce vieil égrillard, Aïan le cousin de Polichinelle…
– Waaah… Qu’est-ce qu’elles sont belles, ces marionnettes ! Elles sont carrément magiques, quoi…
L’heure avançait à grands pas de chanteur arpentant le plateau d’un soir de succès. Ma bonne amie Delphine et moi, on la voyait cavaler, l’horloge, et, pôvres ! on se disait qu’on en aurait bien profité des soixantaines de minutes encore, de notre Higelin visiteur.
Mais les choses ne tournent pas toujours comme on voudrait, c’est-y vrai ou non ?
Nous eûmes quand même le temps d’un accoudement au comptoir pour un verre de l’amitié.
– Mais dites-moi : d’où ça vous est venue, cette idée d’ouvrir un théâtre ici ?
Delphine a rigolé, non sans un regard un tantinet reprochant vers ma pomme :
– Bah, c’est qu’on s’est retrouvé plantés, sans un rond en plein Cambodge, vu le sens de l’économie spécial de Thierry.
– Ouais, confirmai-je. Au début, c’était juste une idée pour vendre de la bouffe et de la bière. Un bar avec des attractions. Sauf que « café-théâtre », ça sonne plus cool.
– Carrément, fit Higelin.
Delphine reprit :
– Très vite, on s’est rendus compte qu’il y a une culture khmère du spectacle, un nombre incroyable de genres de théâtre : masqué, dansé, parlé, mime, marionnettes… un truc de dingues.
– Ah ouais ?
– Le plus marrant, intervins-je, c’est que tous les auteurs en parlent à un moment ou à un autre. Les récits coloniaux, les gars qui ont écrit sur les premières expéditions sur Angkor. Même Malraux dans La Voix Royale. Á chaque fois, il y a un passage de bivouac et les types écrivent, genre : « nos coolies cambodgiens ont allumé un feu et se livrent à des pantomimes… ». Seulement ces gens-là étaient tellement obnubilés par les vieilles pierres, les statues, les stèles et tout ça qu’ils ne sont jamais allés les voir de plus près, les fameuses « pantomimes ».
– Nous, on décidé qu’ayant découvert ça, ce trésor, on avait le devoir de le faire connaître, même avec nos petits moyens.
– Et c’est là que c’est devenu une aventure ! conclus-je.
– Incroyable… souffla Higelin. Ça alors, c’est vraiment incroyable…
Pour ceux qui suivent, je veux bien me fendre d’un aveu : ça n’était pas la première fois qu’on jouait notre petit numéro, ma bonne amie Delphine et moi. Ni qu’on se voyait soudain, dans l’œil frisant d’intérêt de notre interlocuteur, transformés de folkloriques babas cools perdus au bout du monde en vaillants sauveteurs de cultures perdues.
Higelin y alla d’une moue appréciative, appuyée d’un hochement de chevelure.
– Mais c’est vachement sérieux, alors !
– Tu m’étonnes ! (Delphine).
– Là-dessus, il y a eu la période Khmer rouge (moi).
– Un massacre ! Deux millions de morts en quatre ans, le tiers de la population, au point que des fois on parle d’« auto-génocide cambodgien ».
– Et parmi les victimes, les artistes ont été particulièrement soignés. Des fainéants. Des parasites. Des saltimbanques, tu penses !
– Ah ouais j’comprends (Higelin).
– La conception Khmer rouge du spectacle vivant (moi), c’était une conférence obligatoire de trois heures sur le génie propre à la paysannerie.
– Avec un bon coup de bâton sur la nuque pour ceux qui n’écoutaient pas comme il faut ! (Delphine).
– C’est dingue ! (Higelin). C’est complètement dingue !… Mais il y en a d’autres qui font ce que vous faites, ou vous êtes seuls ?
Delphine :
– Seuls. Á vrai dire : plus seuls tu meurs (rire).
Moi :
– Il existe des programmes d’aide à la culture cambodgienne. L’Unesco. Un fond japonais. D’autres… Avec beaucoup de pognon. Beaucoup. Mais tout ou presque tout va aux temples d’Angkor, encore une fois. Une petite partie atterrit dans les poches du Ballet Royal, vu que les danseuses Apsara jouissent d’une grande renommée, ayant été dessinées par Rodin et tout ça…
Delphine :
– Mais pour les petits arts du spectacle populaires, que dalle, tu penses bien ! Tout le monde s’en fout.
Rire d’Higelin :
– Tout le monde sauf vous, quoi !
Delphine :
– Il y a un ministère de la culture du Cambodge. Ils nous ont donné l’autorisation officielle de faire ce qu’on fait, mais ils ne peuvent pas plus. Ils n’ont pas un rond. Ils se démerdent déjà avec trois bouts de ficelle…
Moi :
– Les seuls qui pourraient à la rigueur nous aider, c’est le Centre Culturel Français. Seulement voilà, Dupêtquifouette refuse absolument de le faire.
Delphine et moi, en chœur :
– Les choses ne tournent pas toujours comme on voudrait !
L’essentiel était dit. Les verres étaient vides. Le bonhomme Higelin ne tarda pas à re-disparaître dans la poussière du bout de la rue.
Un peu plus tard, nous nous aperçûmes, ma bonne amie Delphine et moi, qu’il avait laissé sur le comptoir un petit mot gentil, décoré d’étoiles, qui se terminait sur un « Salut de grand cœur et merci » que ponctuait un exclamatif point courbé comme un rinceau.
Plus tard encore, sur l’antenne de Radio France Internationale, nous entendîmes le chanteur qu’interviewait une journaliste.
La dame :
– Jacques Higelin, vous venez d’accomplir un tour du monde…
Le chanteur, l’interrompant :
– Non, non, non… Je ne veux pas qu’on en parle.
Elle :
– Ah… euh… bon…
Lui :
– Non, parce que je suis parti en balade, moi. J’ai fait le touriste. Et il y a des gens dans des coins perdus du monde qui réalisent des choses tellement extraordinaires…
On ne s’est rien dit, ma bonne amie Delphine et moi. On a seulement échangé un regard. Mais on n’en a pas pensé guère pas moins…
Et puis alors bien plus tard, ma bonne amie Delphine m’a quitté pour le chef marionnettiste, j’ai abandonné le théâtre au bord de son canal, ramé pour décoller du Cambodge et je n’ai plus jamais eu l’occasion d’y refoutre le pied.
Ces que les choses ne tournent pas toujours comme on voudrait, ceux qui suivent en conviendront…
(Fin)
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