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ROTTEN ISLAND 18

Publié par le 16 janvier 2021

 

Amazing grace
How sweet the sound
That saved a wretch like me…

(Grâce étonnante, au son si doux / Qui sauva le misérable que j’étais…)

Pleuré, jeté, jailli plutôt que chanté de la gorge de Pearl Mama, plus éraillée que jamais, conséquence du triple marathon d’épreuves, de trouille au bide et de fatigue, le cantique déployait sa merveille dans la nuit que trouaient les flammes du bûcher mortuaire.

I once was lost
But now I’m found
Was blind, but now I see…

(J’étais perdu mais je suis retrouvé / J’étais aveugle, maintenant je vois…)

Trois jours s’étaient écoulés comme du poison d’une plaie depuis le geste de folle révolte de Tara. Ces soixante-douze heures avaient été pires que tout ce qui avait précédé. Rien ne laissait présager que ça allait s’arranger. Plus qu’hier et moins que demain, selon la maxime publicitaire des marchands de mariages !

Quand le fracas de la fusillade s’était tu, après ce qui n’était qu’une pincée de secondes mais avait paru long comme une agonie, on s’était retrouvés avec quatre nouvelles pertes dans nos rangs, plus une blessée grave qui n’allait pas tarder à crever, elle aussi.
Quatre corps qui gisaient sur la terrasse, devant la façade criblée de trous, parmi les innombrables débris de verre des néons de l’enseigne.
« Pearl Mama’s Paradise » !
Tu parles…
« Saloon » !
Mon cul, oui…

Amazing grace…

Tara, la première visée par le tir de représailles qu’elle avait elle-même déclenché, Tara la si belle fille au corps de liane et à la chevelure d’ébène, Tara la danseuse aux gestes ondoyants de princesse, n’était plus qu’une masse de chairs déchiquetées, méconnaissable, à peine humaine.
De la viande, qui n’aurait pas déparé l’étal d’un boucher.
Tida s’était agenouillée près de cette masse informe qui avait été son amie. Les mains à plat sur les cuisses, le dos rigoureusement droit, le visage de pierre, elle regardait droit devant elle, sans ciller, avec cet air d’indifférence totale qu’arborent les orientaux pour exprimer leurs plus grandes douleurs.

Amazing grace
How sweet the sound
That saved a wretch like me…

Roman gisait sur le dos, une jambe bizarrement repliée sous lui, les bras largement écartés en un ironique, très ironique V de victoire. Sa poitrine était déchirée par six impacts. Un bon tiers de sa mâchoire inférieure n’était plus que bouillie. La mare de sang dans laquelle il baignait ne cessait de s’agrandir, bien que le liquide rouge sombre, presque noir, fût absorbé à mesure par le bois sec des planches.
Mort, le copain. Tué d’un coup. Effacé. Sa bonne gueule de boucanier défigurée, comme une ultime insulte.
Funérailles de peuchère de vé de funérailles !
Comme ça me foutait le cœur en rage de le voir ainsi cramer avec les autres dans des puanteurs de gasoil !  À quel point sa jovialité, son sens de l’amitié, son imperturbable courage allaient me manquer ! Sans compter ses qualités d’homme d’action, de bagarreur, de guerrier, qui allaient nous faire défaut.
Funérailles, oui. Funérailles…

Was blind, but now I see…

Goman, un des Sulawésiens, un gars discret et gentil, y était passé lui aussi, liquidé par une rafale. Il tenait dans ses bras une des filles dont je n’arrivais pas à retenir le nom, dont le visage était à jamais déformé par un hurlement de terreur interrompu. Sans doute Goman avait-il, dans un geste réflexe, essayé de la protéger. Dans cette double posture, ils ressemblaient à un couple d’amoureux qu’une catastrophe aurait frappé au beau milieu d’une danse.
Encore deux à qui l’aventure avait bien réussi !

How sweet the sound
That saved a wretch like me…

(Grâce étonnante, au son si doux / Qui sauva le misérable que j’étais…)

Djin, la contorsionniste, avait été touchée au ventre. Elle reposait sur le dos, bien à plat, son corps étrange fait d’un torse qui paraissait trop petit pour des membres qui semblaient trop longs, bloqué dans une sorte de garde-à-vous allongé. Son visage était livide, ses lèvres bleues, ses yeux révulsés ne montrant quasiment plus que du blanc. De temps à autre, elle s’arquait légèrement sous l’effet de la douleur, appuyée sur ses talons et ses omoplates, et laissait échapper un gémissement bas comme un soupir tandis que, de sa plaie à l’abdomen sourdait un crachat de sang mêlé de caillots.
Avec Chulo, on avait essayé de comprimer la blessure, y appuyant nos quatre mains réunies. On n’avait réussi qu’à prolonger son agonie d’une demi heure, alors que derrière nous, sur les bateaux, Kiri, sa bande et les autres matafs rigolaient et se congratulaient, se félicitant à force cris et claquements de mains de leur exploit guerrier.

‘T’is grace that brought me safe thus far,
And grace will lead me home…

(C’est la grâce qui m’a protégé jusqu’ici / Et la grâce me mènera à bon port…)

Je regardais Pearl Mama chanter, le visage levé vers le ciel de nuit, les yeux mi-clos, les lèvres agitées par les vibratos des fins de couplets, ses hautes pommettes caressées par les flammes qui montaient des corps de nos amis morts en train de cramer.
Je l’écoutais et, si je ressentais encore une fois le même amour pour elle qui m’avait saisi, emporté, bouleversé ce soir déjà lointain, dans un lounge de palace de Kuala Lumpur, je ne pouvais me défendre d’une autre sensation, bien plus désagréable, celle-là.
De la colère.
Une sorte de rage qui montait en moi, en vagues étrangement semblables à des frissons de fièvre.
– Je suis Pearl Mama… Je veux être unique…
Eh ben c’était réussi, ma grosse !
« Amazing grace ».
Grâce étonnante…
Le cantique qui m’avait paru si beau lors de la première cérémonie me semblait cette nuit dénué de sens.
Futile.
Con comme cette lune qui se gaussait de nous depuis son ciel obscur.
Une parodie.
Une comédie qui ne méritait rien d’autre en retour que les ricanements des diables !
Et je torchais d’un geste exaspéré du revers de mon poignet la sueur qui, coulant de mon front, venait me piquer les yeux.
Et je retenais à grand peine l’envie qui montait en moi de gueuler, de cogner, de mettre le feu à toute cette putain d’île alors que je sentais s’installer au creux de mon bide une douleur de plus en plus vive.

I once was lost
But now I’m found
Was blind, but now I see…

On avait transporté les cadavres à l’arrière de la maison et on s’occupait à leur confectionner des linceuls quand les aboiements d’un démarrage de moteur suivi du ronronnement de chauffe de celui-ci s’étaient fait entendre. Abandonnant notre macabre tâche, quatre ou cinq d’entre nous étaient allés voir ce qui se passait.
C’était le plus neuf des patrouilleurs qui s’était mis en marche. Kiri et son gros copain le suiffeux, portés depuis le yacht par une chaloupe étaient en train de monter à bord. Deux hommes actionnaient le treuil de l’ancre.
On avait vite compris la raison de cette agitation soudaine : ayant dépassé la ligne d’horizon, un navire s’approchait de l’île.
J’avais couru chercher les jumelles, les avais braqués sur le nouvel arrivant, reconnu sans peine les formes élégantes du Riva d’Alan Zacca, le trafiquant de drogues qui, lors de son passage, avait manifesté l’intention de s’associer avec nous et de se servir de Subor Pulau comme planque pour ses marchandises.
Le patrouilleur militaire avec Kiri à bord avait cinglé à pleins moteurs zébrant de son sillage un océan ce jour-là d’un vert perfide, maladif, calme mais parsemé de crêtes blanches, vers le Riva.
Celui-ci avait soudain mis en panne.
Je pouvais imaginer les échanges radios entre les deux bateaux. En substance :
– Stop, vous n’avez rien à faire ici, disaient les uns.
– Okay, pas la peine de s’énerver… devaient répondre les autres.
La vedette avait craché quelques rafales de mitrailleuse dont les éclats nous étaient parvenus assourdis, comme les pétards d’un lointain feu d’artifice.
Peu après, le Riva avait fait demi-tour pour regagner l’horizon dont il avait surgi.
Normal.
Zacca était plutôt sympathique pour un bandit international, mais il n’allait pas risquer sa peau et son joli rafiot à s’immiscer dans une guéguerre pour nos beaux yeux.
Logique.
Naturel.
Dans l’ordre des choses.
Et pourtant pire que tout !
L’apparition du Riva avait fait renaître l’espoir dans les cœurs. Même dans celui du plus sceptique, du plus lucide, du plus pessimiste de la bande, à savoir ma gueule. Sa volte-face avait été comme un coup de poignard.
Cruel, le coup. Vicelard. Digne d’un bourreau. Avec ça asséné à des âmes déjà à la peine, sanguinolentes, lacérées de partout.
Comme ces scènes classiques de films de naufrage, quand le malheureux aperçoit au loin une voile ou la fumée d’une cheminée de cargo, se démerde d’allumer un feu, crachote des S.O.S. avec un bout de miroir, hèle et gueule et couine en dansant la saint-Guy, les deux bras levés puis, le bateau s’éloignant, s’écroule en chialant, encore plus désespéré qu’avant.
Nous, pareil.
Si des tas de gens, au cours de l’histoire, s’étaient retrouvés seuls au monde, piégés pires que des rats, abandonnés des dieux et des hommes, bon sang ce n’était rien de le dire : on faisait désormais partie du lot !

When we’ve been there
Ten thousand years
Bright shining as the sun…

(Quand nous serons là depuis dix mille ans / Brillant d’un éclat semblable au soleil…)

Aux paroles d’une espérance à laquelle je ne croyais plus guère répondaient en écho dans ma tête la phrase extraite de Lord Of The Flies que Small avait répété en boucle au long de ses heures de souffrance.
– The bushes crashed ahead of them !… The bushes crashed ahead of them !…
Le grand Australien avait calanché la veille, pauvre gamin de vingt ans baignant dans d’immondes déjections, au douloureux visage de martyr, la bouche hurlant un cri que seuls les anges ou les démons pouvaient entendre, le cou arqué en arrière par une dernière douleur. Enfant fauché au plus fort de sa force, dont le seul tort avait été de partager avec moi dans un petit hôtel de Sorong, à côté de chez Barto le marchand portugais, des flacons d’alcool et les faveurs de quelques donzelles de port !
Pour nettoyer la chambre de ses premières heures d’agonie, à l’étage de la maison, j’avais demandé à Pearl Mama de confectionner vingt litres de mélange de vinaigre de cuisine et de détergent.
C’était ce pauvre Roman qui, pendant ce qui avait dû être notre dernière discussion, m’avait parlé d’un quartier de Marseille dont les habitants s’étaient protégés de la grande peste de dix-sept cent quelque chose en aspergeant leurs portes et leurs fenêtres avec du vinaigre.
On en avait badigeonné la pièce dans le vague espoir que ça la désinfecterait un peu ou, qu’en tout cas, si ça ne faisait pas de bien, ça ne pouvait pas faire de mal.
J’avais rempli un petit bidon du mélange, l’avait porté à la cabane devenue notre lazaret et je m’en étais servi pour laver la grande carcasse de Small, histoire de ne pas le laisser quitter cette terre nimbé d’une puanteur de latrine.
Je l’avais hissé moi-même de la hutte au bûcher, au milieu du de la clairière-dynamite, seul, le tirant tantôt par les chevilles, tantôt par les aisselles, ahanant, crachant, gémissant sous l’effort, me cassant les reins, gueulant à tous ceux qui s’approchaient et faisaient mine de me donner un coup de main d’avoir à reculer dare-dare sous peine de faire connaissance avec mes poings !
Restaient maintenant dans la hutte et dans la cour de celle-ci, sur des couches de fortune abritées par des bâches, Betty Boop qui ne donnait plus signe de vie que par des vomissements et des crises de diarrhée, deux filles, de celles qui jouaient interminablement aux cartes, tombées malades en même temps, et Suni, qui s’était écroulé en sueur, les deux mains nouées sur le bide, peu après la fusillade.

Amazing Grace…

Amazing grace et tralala et tralalère.
Et alléluia, par-dessus le marché !

On rentra au saloon. Triste cohorte menée par moi-même que flanquaient Wayan, plus abattu que jamais, les lèvres sans cesse agitées par un monologue incessant, et Noun, le Sulawésien, qui ne quittait plus son compatriote d’une semelle. Derrière venaient Pearl Mama et Chulo qui tenait par l’épaule sa minuscule copine. Puis Tida, toujours abîmée dans son impassibilité, apparemment indifférente au monde. Et enfin  les huit filles restantes qui allaient soit geignantes, soit titubantes, soit les deux, en triste troupeau de malheur.
La fête qui battait son plein sur le yacht de Kiri, avec cette bon dieu de bon dieu de bon dieu de « Aku cinta padamu… », des chocs de verres trinqués et des rires de filles – de NOS filles passées à l’ennemi ! – souleva en moi une nouvelle vague de rage qui couvrit toute la surface de mon corps de sueur épaisse, presque gélatineuse, me fit éprouver une sorte de vertige, comme si le sol s’était mis à pencher de droite et de gauche, semblable à un pont de navire dans la houle, et me brouilla la vision d’un voile rougeâtre pendant quelques secondes, en même temps qu’une lance de douleur me transperçait les tripes, brûlante comme un tisonnier tout juste tiré des braises d’un foyer.
Je me laissai tomber au bord de la terrasse. Pearl Mama s’approcha et, repoussant ses cheveux en arrière, pencha vers moi un visage inquiet.
– Haig ?… Ch-chéri ?… Ça va ?
Chéri. Ch-chéri. Chéri chéri chéri !
Bon sang de bordel de gonzesse !
Elle ne pouvait pas me foutre UN PEU la cadette de sainte paix, non ?
– Ça va, ça va, grommelai-je en me relevant. Allez, tout le monde à l’intérieur…

À la cuisine, j’avisai les torchons noués en sacs dans lesquels Roman conservait les branches de menthe au goût de poivre qu’il cueillait en forêt, puis vérifiai dans la réserve qu’il nous restait un nombre appréciable de bouteilles de rhum. Je décidai d’offrir à toute la troupe une tournée, deux, trois, une orgie de mojitos « spécial paradise ».
Si les connards d’enfoirés de la mort de leur race d’en face faisaient la fête, il n’y avait pas de raison qu’on ne s’en payât pas une bonne tranche, nous autres, bon dieu de merde à la fin !
Toujours dans la réserve, je trouvai trois perdrix sauvages pendues au plafond, les dernières que notre défunt cuisinier avait dûment plumées et vidées. J’ordonnai qu’on les fasse rôtir et, aussitôt, Tida et deux autres filles se mirent à la popote.
Parfait. Ça les occupait.
J’ouvris le capot du congélateur. À l’intérieur reposait une montagne de divers morceaux de pécari. Dégoûté, je débranchai l’appareil, en notant mentalement d’avoir à porter toute cette barbaque au bûcher le lendemain.
On manquerait bientôt d’électricité, de toutes façons. Il restait deux fûts de gasoil, dont l’un entamé.
Et, foi de moi, il se passerait du temps avant que je mange quoi que ce soit qui ressemble à du cochon, du cochon, du foutu cochon de merde de mes couilles.

Assis à côté de Pearl mama, je la laissai nous préparer des cocktails, pilonnant les feuilles de menthe au moyen d’un chargeur de 45 en guise de pilon.
Un. Deux. Trois.
Le quatrième de rhum pur.
L’alcool me fit du bien, tempéra cette étrange colère qui bouillonnait en moi, cette sorte de mare de lave d’un cratère ardent, éclatant à tout moment en bulles incandescentes.
Mes yeux cherchèrent ceux de Pearl Mama. Les trouvèrent. Ses vastes pupilles sombres au fond desquelles j’avais tant aimé me perdre.
Elle me sourit.
Tendre, le sourire. Gentil. La tête un rien penchée sur le côté. Une sorte de lumière apaisée se répandant sur son visage.
Je lui adressai un infime coup de menton, le geste éternel des amants complices, lui désignant l’extérieur.
Elle acquiesça d’un abaissement de paupières.
Nous nous levâmes et sortîmes.

On marcha le long de la grève, en direction de la mangrove, nous tenant par la main, doigts entrelacés.
D’un commun accord silencieux, nous n’accordâmes qu’un coup d’œil à la nouba sur le pont du yacht, où l’albinos, en chemise malaise bariolée, se livrait à une parodie de danse du ventre au milieu d’un groupe hilare.
Un coup d’œil. Pas deux.
Quand on arriva devant l’ancien hangar des Sulawésiens, un nouveau vertige me prit. Une fatigue aussi complète que soudaine me vida de toute énergie. J’avisai le fauteuil dans lequel Small avait passé ses derniers jours de lucidité, m’y effondrai.
– Haig ?
– Ça va. Ne t’en fais pas. Je suis crevé, c’est tout…
– C’est tout ?
Je soupirai, me frottai le visage des deux mains.
– Mettons que j’ai les nerfs. Je suis tendu. Toutes ces merdes qui nous tombent dessus…
– T-t-tendu, hein ?
Ses mains se posèrent sur mes cuisses, les remontèrent.
– J’ai un remède pour ça…
Ses doigts entreprirent de défaire les boutons de mon treillis.
– Voyons si ça m-m-marche encore.
Ma verge libérée durcit en un instant et jaillit, impérieuse, incroyablement vivante, pointant droit vers le ciel de nuit.
Sensation étrange de celle de mon corps flasque, sans ressort, avec en son centre cette barre de pure force, raide comme jamais, parcourue de feu, comme si les mains d’une amante experte l’avait massée d’un onguent chargé de piment.
Pearl Mama pouffa joliment. La première ombre de rire que je lui entendais depuis longtemps.
– Ah, on dirait que ça fonctionne…
Elle se débarrassa vivement de son short, le fit glisser le long de ses cuisses, piétina un instant pour s’en dépatouiller.
– Haig, souffla-t-elle.
Elle bondit littéralement sur les accoudoirs du fauteuil et s’empala sur moi. Et chacun de ses coups de reins fut comme un sanglot.

Il ne fallut qu’une poignée de minutes, durant lesquelles nos sursauts et nos élans furent rythmés par le son métallique de mon colt cognant sur le bois du fauteuil. Bientôt, nos jouissances nous arrachèrent un même cri.

À présent que j’écris ceci à la lumière du feu, sur ces pages du carnet rouge qui s’amenuisent sans pitié, alors qu’autour de moi les Tristouilles dorment, alignés le long de la paroi, sous le regard vide des crânes de leurs ancêtres, je sais que ce fut notre dernière étreinte.
Ce que je ne sais pas, c’est si je dois en éprouver du regret, ou bien me réjouir de ce qu’elle fut à l’image de notre histoire d’amour.
Brève. Intense. Torride. Tourmentée.

On se rajusta, l’un en face de l’autre.
Alors que je me reboutonnais, une nouvelle vague de chaleur m’envahit. Une nouvelle fois, un flot de transpiration. Une nouvelle fois, la sensation d’être vidé de toute force. Une nouvelle fois, une onde de douleur dans mon abdomen.
Je me rassis, tâchant de rendre mes gestes aussi paisibles que possible.
– Tu ne viens pas, me demanda-t-elle, surprise.
– Je… Je vais rester un petit peu…
– Tu es sûr qu-que ça va ?
– Mais oui, ma belle. Je voudrais juste penser un peu à tout ça.
Elle me dévisagea, son beau visage peuplé d’ombre par la clarté de la lune. Je m’efforçai de rester impassible, avec un petit sourire de « tout va bien » aux lèvres.
– Okay, fit-elle. À t-t-tout de suite, alors.
– À tout de suite.
Je la laissai s’éloigner.

Dès qu’elle ne fut plus qu’une vague ombre dans le noir de la nuit, je m’extirpai avec peine du fauteuil.
Les jambes vacillantes à demi pliées, les deux mains serrées sur mon ventre, le cul désespérément serré pour contenir la diarrhée qui m’incendiait les entrailles, je contournai le hangar et gagnai l’embouchure du ruisseau. Il formait une anse à cet endroit, une sorte de mare encombrée de branches mortes pourrissantes et de lentilles d’eau.
Debout sur la berge, je débouclai ma ceinture, alourdie par le holster, la laissai tomber à terre, me débarrassai rapidement de mes vêtements, gémissant à chaque geste, toute ma volonté tendue, concentrée sur la seule idée de contenir encore quelques instants le bouillonnement qui exigeait de jaillir de mes boyaux.

Je me laissai couler dans l’eau, les pieds s’enfonçant dans une couche de vase molle et, enfin, me laissai aller.
À quatre reprises, des crampes immondes me tordirent, mélange atroce de soulagement et de douleur, répandant ce qui me semblait des litres de sanie autour de moi.
Quand je fus vidé, je restai un moment immobile, reprenant ma respiration, aussi essoufflé qu’après un sprint.
À mon esprit s’imposait le souvenir d’un homme nommé Ferraj.(*) C’était un bandit violent et fou qui, alors que j’étais un gamin lancé dans sa première aventure, m’avait pris sous sa coupe. Il s’était fait empoisonner par une famille marocaine à qui il avait cru pouvoir imposer sa loi et il s’était retrouvé comme moi aujourd’hui, malade comme un chien, expulsant des flots de merde et de sang.
C’était un être vil, pervers, méchant, sans pitié mais non sans courage.
À une longue agonie, il avait préféré mettre fin lui-même à ses jours…

Empoisonné.
Moi aussi, j’étais empoisonné !

Alors que je venais de prendre ma décision, l’eau qui m’avait paru fraîche et bienfaisante se fit soudain glaciale. Je me mis à grelotter, tout mon être secoué de tremblements.
Péniblement, je revins à la rive.
Encore plus péniblement, m’accrochant de mes mains agitées de soubresauts, je m’agrippai à la terre mêlée de sable et de coquillages de la rive.
Je me hissai hors de l’eau, rampai vers mes vêtements, la tête envahie par le vacarme du claquement de mes dents, trouvai à tâtons ma ceinture, le holster.
Le colt Redhawk.

Il n’y avait plus aucun doute : j’étais touché par la nipah, cette saloperie de fièvre hémorragique que le monstre que j’entendais rire là-bas, sur le pont de son yacht, festoyant avec ses amis, avait eu l’idée dégueulasse d’introduire dans l’île.
Tous les symptômes y étaient. La rage qui grondait en moi depuis des heures. La vision brouillée. La fièvre et la sueur. Et maintenant cette diarrhée aussi dégueulasse que douloureuse.
Poker d’emmerdes.

.
La main gagnante.
Cuit aux oignons. Bon comme la romaine. Ô funérailles, comme aurait dit mon copain mort.
Et non, à l’image de ce Ferraj de ma lointaine adolescence, je refusai d’agonir pendant plusieurs jours, délirant, inconscient, offrant aux autres le spectacle désolant de mon corps baignant dans ses déjections.
Refus absolu !

Mes tremblements s’atténuent, laissant place à un épuisement tel que je n’en ai jamais connu. Chacun de mes gestes est de plomb. Même aspirer me demande un effort.
Il me faut des efforts surhumains pour me mettre à genoux et, de là, me hisser debout.
Car je veux mourir debout.
Debout.
Dieu que le colt est lourd au bout de mon bras !
Je dois le prendre à deux mains pour, lentement, centimètre après centimètre, chacun d’eux ponctué d’un râle qui s’extirpe de ma poitrine, le soulever à hauteur de mon visage.
Je tente de tirer le chien de mes deux pouces. La sueur qui les recouvre est glissante comme de l’huile. Ce sont mes deux mains entières qui ruissellent. Je sens la crosse m’échapper. Je fais appel à tout ce qui me reste de force pour resserrer mes doigt dessus.
Ne pas laisser échapper l’engin.
Ne pas le laisser tomber. Surtout ne pas le laisser tomber. Ne pas perdre cette dernière chance que la vie me laisse.
Nouvel essai des deux pouces.
Gagné.
Le chien se bloque en arrière. Son déclic sonne dans ma cervelle comme une brisure.
Enfin, je parviens à en attraper le bout du canon avec ma bouche.

(À suivre)

(*) Voir : Haig, Le Sang Des Sirènes, éditions Taurnada.

 

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