– Aaah ! AaaaAAAAH !
Elle hurlait.
Les mains sur les tempes, ses yeux de poupée écarquillés, bouche grande ouverte, canine jaune de travers, elle ressemblait soudain aux jeunes femmes figées d’horreur sur les affiches des vieux films d’épouvante.
– AAAAH !
Elle trépignait. C’était comme une course sur place, un pied après l’autre, emmitouflés dans d’épaisses chaussettes qu’elle m’avait chipées, en gros points de laine grise piquetée de traits de fil blanc.
Je pris le grand couteau à pain sur la table et le brandis du poing droit comme si j’allais l’abattre sur sa tête, histoire de parfaire mon allure de Belphégor.
Je criai plus fort qu’elle :
– Tu vois ce que ça fait, hein ? Tu le vois ?
Elle continuait de brailler sans paraître m’entendre et de marteler le carrelage de mes chaussettes. Son seul vêtement, un de ses grands tee shirt noir à l’effigie usée d’un groupe de rock, voletait autour de ses cuisses nues.
– TU LE VOIS, CE QUE ÇA FAIT AUX GENS ?
Elle s’est soudain arrêtée.
Immobile, le souffle court, elle m’a dévisagé.
– Ahan… Ahan…
J’ai vu dans son regard la peur laisser place à la colère et les arcs de cercles de ses sourcils se froncer.
– Ahan, c’est toi, alors ? a-t-elle grondé entre deux reprises de souffle. C’est toi qui tue les gens ! Putain, je le savais !
Je continuais, indifférent à tout ce qu’elle pouvait dire, le bras levé, le couteau à pain au poing, dans mon déguisement de chauve-souris, avec la voix sévère et tonnante d’un père en courroux :
– Tu le vois, ce que ça fait, petite conne ?
– Putain, comment je le savais que c’était toi !
Elle s’est élancée sur le côté pour essayer de me contourner et s’échapper par la porte. Je lui ai barré le chemin, le couteau pointé à hauteur de son visage.
– Halte là, ma petite !
Elle a essayé de l’autre côté. Même résultat.
Alors elle a poussé une sorte de grognement exaspéré, a attrapé sur la table la grande cafetière italienne, l’a levée haut et me l’a abattue sur la figure.
– Han !
J’ai reçu le coup sur la pommette, l’ai sentie éclater. Du café tiède m’a aspergé le visage.
Du même élan, tenant cette fois la poignée de bakélite noire à deux mains, elle m’en a asséné un second coup de l’autre côté. Mon autre joue s’est déchirée.
– Han ! Salaud ! Laisse-moi !
Elle a continué à me battre, à coups moins précis mais rapprochés, qui pleuvaient sur ma poitrine et mes épaules.
– Connard ! Malade ! Laisse-moi, j’te dis !…
Je suis suffisamment fort et endurci pour résister à ce genre d’avalanche. Je restais immobile, les deux pieds bien plantés, les bottes en caoutchouc collées au sol, bloquant l’accès de la porte, les bras écartés. Seulement, ses deux coups au visage m’avaient quand même ébranlé et j’ai subi quelques secondes d’un moment de vertige.
Elle a fait volte-face.
– AAAH !
Bondi à la fenêtre.
L’a ouverte et a sauté.
Je me suis précipité.
– Luna !
Elle avait atterri au milieu d’une épaisse congère qui avait amorti sa chute. Déjà relevée, elle courait en direction de la rivière, nue à part ses chaussettes et le tee shirt noir qui fasseyait, laissant voir ses fesses à chaque foulée. La cafetière encore tiède sombrait de travers dans la congère grise comme un cargo en perdition dans la houle figée d’une mer nordique.
– Luna !
Elle n’a pas ralenti. Ne s’est même s’est retournée.
J’ai enjambé le chambranle. Sauté à mon tour.
Elle avait dû mal se recevoir, car elle boitait un peu de la jambe gauche. La cheville tordue, sans doute.
Je n’eus aucun mal à la rattraper, bon coureur aguerri que je suis, bien que l’espèce de soutane dont j’avais fait la bêtise de me revêtir m’empêtrât les genoux.
Parvenue au bord de la rivière, un peu en amont du barrage, elle s’arrêta, indécise, affolée, paumée.
Je la rejoignis.
De la cascade montait un grondement presque souterrain. Les coups de boutoirs du courant ébranlaient le sol sous les semelles de mes bottes.
Au moment où je tendais les mains vers elle pour la saisir aux épaules, elle secoua frénétiquement la tête de gauche à droite, faisant voleter sa crinière parsemée de flocons de neige, hurla encore :
– Aaaah ! Non ! Merde ! Putain ! Aaah ! NON !…
Elle se détourna et, d’un élan désespéré, sauta dans l’eau.
– Luna, fais pas ç… !
À cet endroit, quand la Loue est grosse à ce point, l’eau épaissie de limon jaunâtre est si lisse en surface qu’elle paraît immobile. Mais c’est trompeur. En réalité, c’est une masse d’une force incroyable qui a aussitôt happé Luna et l’a catapultée comme un projectile vers le barrage où la cascade furieuse l’a aussitôt engloutie.
(À suivre)