Salut potesses et poteaux. Aujourd’hui, un texte découvert par hasard en scrollant dont je pourrais reprendre chaque mot à mon (pauvre) compte. Je ne sais pas si j’ai bien le droit de le diffuser sur mon propre blog, mais, eh, on est le 31 décembre, c’est mon anniversaire, je fais ce que je veux !
L’édition française : chronique d’un effondrement consenti
Par Raphaël Delpard
L’édition française ne va pas mal par accident. Elle va mal par renoncement. Elle ne s’est pas effondrée sous les coups d’un ennemi extérieur, mais par une lente abdication intérieure. Ce qu’elle a perdu n’est ni l’argent, ni les lecteurs, ni même le prestige : elle a perdu sa foi. Et une édition sans foi n’est plus qu’une industrie du papier, animée par des réflexes comptables et des tics idéologiques.
Le diagnostic est pourtant connu, répété, presque banal : trop de livres, trop de parutions, trop de bruit. Mais ce constat masque l’essentiel. Le problème n’est pas la quantité. Le problème est l’absence de curiosité réelle, l’effacement de la fonction éditoriale au profit d’une logique de « bon coup ». L’éditeur n’explore plus ; il parie. Il ne cherche plus une voix ; il cherche un signal. Il ne découvre plus ; il reproduit.
Autrefois, l’éditeur prenait le risque de l’inconnu. Aujourd’hui, il sécurise l’attendu. Même sujet, même ton, mêmes indignations prémâchées, mêmes références obligées. On publie non pour ouvrir une brèche, mais pour cocher une case : le livre sociétal de la rentrée, le récit réparateur, la confession calibrée, l’essai moralement irréprochable. Le langage est saturé de mots qui n’éclairent plus rien : « sens », « urgence », « engagement », « voix nécessaires ». À force d’être martelés, ils ont perdu toute densité.
Cette mécanique est aggravée par une politisation devenue réflexe pavlovien. Une partie importante de l’édition française s’est alignée sur une vision du monde unique, issue majoritairement de la gauche culturelle, non pas dans sa tradition intellectuelle exigeante, mais dans sa version dégradée : posture morale, indignation automatique, simplification du réel. Le livre n’est plus un lieu de complexité, mais un instrument de validation idéologique. Ce qui ne cadre pas est ignoré, disqualifié ou caricaturé.
Ce climat ne favorise ni la pensée, ni la littérature. Il favorise le conformisme. L’autocensure est devenue la norme. Non pas une censure brutale, mais une censure douce, insidieuse : on sait ce qui passera, ce qui sera soutenu, ce qui sera médiatisé. Le reste n’existe pas. L’édition se replie alors sur un entre-soi qui se félicite lui-même de son audace imaginaire.
On invoque souvent les libraires comme dernier rempart de la culture. Là encore, il faut cesser l’angélisme. Le libraire français, tel qu’il fonctionne majoritairement aujourd’hui, n’est pas un passeur héroïque. Il est un commerçant soumis aux mêmes logiques que les autres : rotation rapide, tables imposées, visibilité dictée par les offices et les médias. Cela n’a rien de honteux, mais il faut appeler les choses par leur nom. Le mythe du libraire-curateur masque une réalité plus prosaïque : la vente de papier imprimé, souvent sous forte contrainte.
Cette situation crée un cercle vicieux. Trop de livres, donc moins de temps pour chacun. Moins de temps, donc choix sécurisés. Choix sécurisés, donc homogénéité. Homogénéité, donc désintérêt croissant des lecteurs qui ne se reconnaissent plus dans cette production répétitive. On accuse alors le public, les réseaux sociaux, les écrans. Rarement l’édition elle-même.
Or le lecteur n’a pas disparu. Il s’est déplacé. Il lit autrement, ailleurs, parfois moins, parfois différemment. Ce qu’il ne supporte plus, c’est le sentiment d’être pris pour un élève à rééduquer ou un consommateur à manipuler. Il sent très bien quand un livre est publié pour exister dans le paysage médiatique plutôt que pour dire quelque chose de nécessaire.
Le cœur du problème est là : l’édition française est ivre de sa prétention morale. Elle se pense indispensable, éclairante, vertueuse, alors qu’elle est souvent répétitive, frileuse et satisfaite d’elle-même. Cette autosatisfaction est mortifère. Elle empêche toute remise en question profonde.
Il ne s’agit pas de regretter un âge d’or fantasmé. L’édition a toujours été traversée par des compromis, des calculs, des modes. Mais elle était portée par une tension : découvrir, transmettre, risquer. Aujourd’hui, cette tension s’est relâchée. Le métier d’éditeur s’est dissous dans la gestion de flux.
Ce qui manque cruellement, ce sont des éditeurs curieux. Curieux du réel, y compris lorsqu’il dérange. Curieux des voix dissonantes, y compris lorsqu’elles ne confortent pas les certitudes du milieu. Curieux des formes, des styles, des regards non alignés. Sans cette curiosité, l’édition devient un simple miroir de son propre discours, un galimatias verbeux qui tourne en rond.
L’effondrement de l’édition française n’est donc pas seulement économique ou structurel. Il est spirituel, au sens fort. Une perte de désir, de courage, de confiance dans l’intelligence du lecteur. Tant que ce manque ne sera pas reconnu, on continuera à empiler les livres comme on empile des slogans : en espérant que le volume compensera le vide.
La vérité est plus inconfortable : on ne sauvera pas l’édition en publiant plus, mais en publiant mieux. Et surtout, en retrouvant cette qualité devenue rare et pourtant essentielle : la curiosité sincère. Sans elle, l’édition française continuera de s’effondrer, persuadée d’avoir raison, incapable de voir qu’elle se parle à elle-même dans une pièce de plus en plus vide.
Raphaël Delpard est réalisateur, scénariste, journaliste et écrivain
Dans : ACTUALITTÉ – Les univers du livre – 25/12/25 : https://actualitte.com/