Photos de Serge Corrieras
Textes de Thierry Poncet et Serge Corrieras
Ainsi font, font, font, les p’tites marionnettes.
Ainsi font aussi leurs manipulateurs.
Eux-mêmes manipulés par les marionnettes qui, elles-mêmes, etc…
Le pouvoir cambodgien, en ce début des nineties, c’est compliqué.
C’est panier de crabes, sac de nœuds, nœud de vipères, cochez la mention que vous préférez.
Dans cette chronique, trois bonhommes :
– Le prince Sihanouk, ancien chef de l’état ;
– Khieu Sampan, une grosse légume khmer rouge ;
– Hun Sen, copain des communistes vietnamiens, alors le vrai patron du pays (et il l’est toujours à l’heure où j’écris ces lignes).
Octobre 1991 : accords de paix – enfin ! – entre les diverses factions qui se disputent le Cambodge à massacre et à mitraille depuis vingt ans. La signature a lieu à Paris, ce qui fait qu’on les appelle «Accords de Paris ». Vous suivez toujours ?
A ce moment-là, ça fait quelques temps que je suis au Cambodge.
Photographe, c’est mon taf. Mon kif. Mon truc. Ma passion.
Professionnel, par expérience.
Indépendant, par caractère.
J’ai bossé un moment pour Libération, acquis pas mal de métier, imprimé quelques kilomètres de pellicule…
Mon gagne-pain, pour l’heure, ce sont des photos d’illustration que j’envoie non-développées à mon agence : Explorer, à Paris.
Traduction : je me balade dans ce bout du monde, l’œil à l’affût, mes Nikon en bandoulière, immortalise des paysages et des scènes de rue, sans oublier de fumer des quantités monstrueuses de l’excellente herbe cambodgienne, qu’on trouve en ventre libre au marché, à pas 20 centimes du kilo…
Tout de suite après la signature des fameux accords, le prince Sihanouk clame qu’il va rentrer dans son pays. Il l’avait quitté en 1979, à la chute du régime des khmers rouges, qu’il avait d’abord combattus, avant de se rallier à eux, on y reviendra, je vous avais prévenus : c’est complexe.
A cette annonce, quelques 600 journalistes rappliquent dare-dare au Cambodge. Le gratin des agences de presse du monde entier. Des pros. Les pointures du photoreportage du genre de Tim Page, l’un des grands reporters de la guerre américaine au Vietnam.
Seulement, voilà : Sihanouk ne fait jamais rien comme on attend de lui. C’est le roi de l’embrouille, de la circonvolution. Du chemin détourné.
On y reviendra, promis.
Sur ce coup-là, il joue à l’Arlésienne. Il se fait attendre. Annonce chaque jour son arrivée pour le lendemain.
Ces messieurs-dames de la presse internationale se trouvent forcés de poireauter à longueur de journée sur le tarmac de l’aéroport de Pochentong, qui dessert la capitale.
Sous le soleil.
Et, croyez-moi, le cagnard khmer, il cogne !
Son altesse débarque enfin, flanqué de sa dernière épouse, la princesse Monivong.
Foule en liesse, gamins qui agitent des drapeaux, notables encostumés qui viennent rallier la gamelle…
Sihanouk glapit sa joie, salue les uns et les autres, prononce un discours interminable, dépose des fleurs et allume des bâtons d’encens partout où il faut déposer des fleurs et allumer des bâtons d’encens…
Rien de renversant.
Je suis le cortège en compagnie de Stefan, un photographe américain staff de l’Agence Française de Presse.
Tous les deux, on est cuits à la marie-jeanne et la vodka vietnamienne.
J’arrive quand même à prendre deux ou trois clichés par-dessus la cohue, grimpé sur un stupa, une tombe de bonze. C’est un satané sacrilège, du point de vue bouddhiste des choses, mais dans l’état où j’erre…
Quelques jours passent, nous voilà en novembre 1991.
Je glande à Phnom Penh. Bien obligé : je n’ai plus d’argent.
Si les gérants de mon hôtel, le Renakse, qui m’ont à la bonne, n’avaient pas accepté de m’héberger dans leur grenier désaffecté, sans électricité, où je dors en compagnie d’une colonie de chauves-souris, je serais à la rue.
La majeure partie des journalistes sont repartis. La plupart de ceux qui sont restés vadrouillent à Angkor ou dans les campagnes, à photographier du temple et du buffle dans la rizière pour enrichir leurs archives, histoire de rentabiliser au max leur voyage.
Hun Sen, le dirigeant pro-vietnamien invite publiquement son vieil ennemi khmer rouge Khieu Sampan à une rencontre, sur le thème de serrons-nous la main, le passé c’est le passé, tout est oublié, vive le Cambodge uni !
Khieu Sampan, poussé par les diplomates occidentaux et diverses organisations internationales, accepte l’invitation.
Ce qui démontre son incroyable naïveté, la candeur de l’appareil khmer rouge et l’aveuglement de la communauté internationale.
Car c’est un piège, comme la suite va le prouver…
Une petite poignée de reporters encore présents dans la capitale va couvrir l’évènement, dont mon pote Stefan, de l’AFP. Je l’accompagne. Comme je suis vraiment à sec, Tim Page, en bon camarade, me dépanne d’un rouleau de pellicule couleur.
On se rend là où la rencontre doit avoir lieu, la grosse villa d’un affairiste proche du régime et copain de Hun Sen.
A peine Khieu Sampan est-il descendu de voiture, accompagné seulement de trois jeunes types, qu’une foule d’étudiants en colère déferle des rues avoisinantes, brandissant gourdins, pierres et barres de fer, hurlant des « Khieu Sampan assassin ! » et autres « A mort les Khmers rouges ! ».
Un coup monté, bien sûr.
Dans un pays dirigé à la mode soviétique, quadrillé par les flics et les indics, soumis à un contrôle de fer à tous les niveaux, une « manifestation spontanée d’étudiants en colère », ça n’existe tout simplement pas.
A l’évidence, des envoyés de Hun Sen sont allés chauffer les élites de la jeunesse studieuse.
Khieu Sampan se réfugie dans la villa.
La foule fonce sur la grille d’entrée, très mollement défendue par quelques soldats. La démonte. Se rue à l’intérieur de la baraque.
Les potes et moi, on est emportés par le flot.
Un corridor.
Ça bouscule. Ça vocifère. Ça cogne, aussi, j’entends des coups.
On déboule dans une pièce. Un genre de salon.
Je suis poussé contre une table que je heurte de la hanche. Sans réfléchir, je grimpe dessus.
Une fois en hauteur, je découvre Khieu Sampan écroulé sur une chaise. Il vient de recevoir un coup de barre de fer. Il a le visage en sang.
J’ai déjà le viseur de l’appareil devant l’œil.
Je shoote…
Ce jour-là, sans le savoir, Tim Page m’a doublement rendu service. S’il m’avait filé une pellicule diapo, j’aurais été obligé de l’envoyer à Bangkok pour la faire développer, car, en 1991, il n’y a pas le matériel adéquat à Phnom Penh.
Comme c’est une pelloche papier, Stefan peut scanner mon négatif immédiatement, sur la bécane de l’AFP.
Photoreporter averti, il connait la valeur de mon cliché. Il fait un peu la tête de voir un débutant décrocher une telle timbale, mais, en vrai pro d’une agence sur le fil (Wire service) et entièrement dévoué à son métier et à sa boîte, il fait du bon boulot.
Grace à la grande Françoise « Fifi » Demulder qui réside dans le même hôtel que moi, le Renakse, (mais dans une vraie chambre, elle) et avec qui j’ai lié des liens d’amitié, mon négatif et le reste de mes images partent pour l’agence SIPA à Paris le soir même, confiés à du personnel aérien navigant.
Et, dès la semaine suivante, je décroche ce qui constitue une sorte de graal pour tout photographe de presse : une double page dans Paris-Match.
Cet épisode a eu plusieurs conséquences.
Pour les Khmers rouges, ça a été le début de la fin. La communauté internationale a jugé que, rejetés par le peuple, ils n’avaient plus aucune chance de revenir dans le jeu politique cambodgien. Ce fut le début de leur marginalisation, qui les fit devenir une guérilla agonisante, puis les amena à disparaître complètement, quelques années plus tard.
Moi, j’ai touché un gros chèque et j’ai été engagé à l’AFP comme « stringer ». Littéralement « sur le fil », payé au cliché retenu et publié. Mercenaire, quoi.
Et logé à leurs frais, en plus ! Adieu, les chauves-souris…
Quant aux étudiants…
Les pauvres ont eu le malheur de croire qu’ils étaient désormais autorisés à manifester.
Certainement poussés par des organisations internationales de défense des droits de l’homme, ils sont redescendus dans la rue le mois suivant. Décembre 91, donc.
Ils se sont fait matraquer…
Voilà ce qu’il en coûte d’oublier que les types du genre de Hun Sen n’apprécient que les manifestations par eux-mêmes provoquées.
(A suivre)
3 Responses to Kampuchea Songs – 04 : Khieu Sampan