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Kampuchea Songs – 10 : Survivre, ou pas (1)

Publié par le 30 mars 2015

 

Photos de Serge Corrieras
Textes de Thierry Poncet et Serge Corrieras
 

Survivre 01

Cambodge en vie.

Tenace, vivace, Oh combien coriace Cambodge !
Comment ça, vivant ?
Cet avorton de pays ?
Ce confetti de bout des tropiques, de toute éternité cogné par des soleils en loupe et noyé par les moussons ?
Ce martyr grevé de bientôt trois décennies de sang et de démence,
de haines,
de massacres…

VIVANT ?

Ben oui, mon colon !
Parfaitement, docteur : le cœur de ce peuple battait encore… 

Survivre 02

Survivre 03

Survivre 04

Survivre 05

Survivre 06

Il faut dire que, parfois, la vie y prenait de drôles de gueules. Par exemple, le gusse que j’avais surnommé par devers moi « l’amputé rampant ».
Un gars cisaillé aux deux cuisses, condamné au ras des poussières et des boues.
Un diable pauvre parmi les misères, efflanqué de famine, de la peau et de l’os remplissant à peine les haillons d’un uniforme aux insignes d’armée disparue.
Une figure qui eut été d’épouvante sur un trottoir de nos villes, ici un banal mendiant parmi cent, parmi mille, que les regards badauds effleuraient à peine.
Un corps tronqué, torturé, que surmontait pourtant une face rigolarde, un masque de joie défiant le destin, fait de deux yeux vifs, fureteurs, guetteurs de chapardes, et d’une bouche fendue par l’universelle grimace de la bravache.
Un voyou, en somme. Une gouape coupée du bas. Un invalide voleur. Un infirme filou. Un rapace en incapacité…

Survivre 07

Sa pratique était de limacer le long des terrasses des cafés du front de fleuve, là où se prélassaient des Blancs au dollar facile, des militaires des Nations-Unies grassement soldés, plus de rares sino-khmers enrichis – sans oublier, bien sûr, un riche semis de putains indigènes.
Le démon rabougri, le front au niveau de la table choisie, brandissait des deux mains son calot militaire retourné, implorant l’aumône.

Parfois, on donnait. C’est-à-dire que, bon prince, on se fendait d’un billet froissé de cent riels.
Souvent, on ne donnait pas.
Le gaillard insistait du couvre-chef, psalmodiant une prière inaudible.
On détournait les yeux, le regard lourdement ailleurs, voulant fermement montrer au monstre qu’on était décidé à rester poche cousue.
On ne se rendait pas compte qu’il avait comme par inadvertance retourné son calot sur quelque richesse qui se trouvait là : petit bifton destiné à la serveuse ; paquet de cigarettes ; briquet… Parfois même un téléphone portable, de ces énormes Shinawatra qu’on avait en ce temps-là.
Et hop, son larcin commis sous votre nez, l’habile s’échappait, remerciant sa victime d’un ricanement et, butin empoché, disparaissait comme par magie, véloce reptile qu’il était…

Mais que je vous raconte…
Par un midi brûlant, désœuvré, en chômage de guerre, je traînais paresse, attablé à l’un de ces bistrots néo-coloniaux, quand je vis le pauvre loustic s’approcher d’un vieil Européen installé à une table voisine.

Et surtout du petit appareil-photo que celui-ci avait posé à côté de son verre…
Mais le vieil homme, une main sur l’objet, avait, entre deux doigts de l’autre main, fait surgir une coupure rose de cinq cents riels qu’il tendait à l’infirme.
Celui-ci, voyant son coup avorté s’en empara et s’éloigna sur ses moignons de cuisses.
Mon voisin, qui avait observé mon intérêt, me cligna de l’œil.
– Je le connais. Il m’a déjà volé un stylo-plume que j’aimais bien, un cadeau de ma petite-fille…
– Vous êtes indulgent !
Il eut un bon sourire.
– Aurais-je mieux tenu à ce stylo que je ne l’aurais pas laissé traîner. En cas de vol, le coupable est souvent le volé. Il a fait preuve de négligence, ce qui est une erreur, quand le voleur a montré de la convoitise, qui est un sentiment des plus partagés.
Je souris à mon tour.
– C’est une belle façon de voir les choses…
– Et puis, ajouta-t-il, qu’existe-t-il de plus inutile que la rancune ? Si on devait en vouloir à tous les mendiants du Cambodge, que d’ulcères à l’estomac !

Survivre 08

Survivre 09

Survivre 10

L’homme sirotait à petits verres un pichet de vin de Beaujolais dont le patron de l’établissement, un Lyonnais longtemps installé à Bangkok, s’enorgueillissait à juste titre. A chaque gorgeon, il essuyait d’un bref et élégant coup de serviette les poils de sa moustache et de sa barbe, qu’il avait blanches et moussues.
– Comment reprocher à un homme qui a faim de voler pour son pain ? poursuivait-il du même ton badin. Et surtout pourquoi le punir ? C’est une sottise dans laquelle nos sociétés bourgeoises se sont toujours obstinément fourvoyées.

De nouveau, il me gratifia d’un clin d’œil, d’une malice voulue et appuyée.
– Comme quoi une civilisation peut accoucher d’un Victor Hugo et rester quand même très con !
Je ne retins pas mon rire. Ma foi, en ce jour de canicule, un rien étiré d’ennui, il était plutôt bienvenu, ce vieux bavard !

Il désigna une terrasse voisine où le mendiant amputé tentait une nouvelle manœuvre d’approche, ciblant cette fois une tablée de légionnaires français en civil.
– Celui-là fait seulement preuve de plus de vitalité que les autres. Le maître mot est là : vi-ta-li-té. Dieu sait que ce pays n’en manque pas…
Il alluma une cigarette au moyen d’un de ces briquets d’or massif dont même le son du claquement est riche, puis pointa le doigt sur mes Nikon – que je gardai, moi, aux épaules.
– Vous êtes un homme d’images. Et vous ne me semblez pas être tout à fait une brute préoccupée de sang et de mitraille. Je suis sûr que vous l’avez déjà observée, la vitalité khmère…

Survivre 11

Survivre 12

Survivre 13

Survivre 14

Survivre 15

Happé malgré moi par des souvenirs de scènes aperçues au cours de mes pérégrinations, j’étais resté songeur un moment.
Mon interlocuteur se fendit d’un petit rire.
– Je constate que j’ai touché juste.
– J’avoue.
Il leva aussitôt une longue main ornée d’une chevalière à rubis, accompagnant son geste d’un froncement sourcilleux de comédie.
– N’avouez jamais !

Cette fois, le rire fut franc et partagé, alors qu’un peu plus loin, les légionnaires éclataient en vociférations éméchées à l’adresse de notre copain l’arsouille qui s’enfuyait au galop de ses deux bras.
– Vous savez, reprit ce bizarre père noël qui m’avait pris pour confident, Alphonse Daudet (que j’apprécie peu, je vous rassure…) a écrit, ou plutôt fait écrire à l’un de ses nègres dans le Petit Chose à peu près ceci : « A ceux qui doutent que la joie puisse naître sur le désespoir, je conseille d’observer les petites fleurs qui poussent entre les tombes des cimetières »…
Nouveau clin d’œil.
– Dans ce pays, à l’époque où nous sommes, il aurait pu vérifier la justesse de sa phrase, ce brave Alphonse…

Survivre 16

 Alors, comme son pichet de vin arrivait à sa fin, j’en commandais un autre, plus un verre supplémentaire et je fis franchir à ma chaise les trois pas qui séparaient nos deux tables pour continuer cette étrange et marrante conversation…

(A suivre)

 

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