Photos de Serge Corrieras
Textes de Thierry Poncet et Serge Corrieras
Des mecs s’étaient fait tuer.
Viets.
Pas des soldats ni des bandits, non.
Des pêcheurs qui vivaient dans les villages lacustres ou à bord de leur sampan sur le Tonle Sap, au centre du pays.
Petites gens paisibles et pauvres qui ne demandaient qu’à ramasser leurs poissons dans les mares à l’eau raréfiée que laissait derrière elle la décrue du grand lac.
Leur était tombée dessus une foule de Cambodgiens jaloux, à la haine sans doute attisée par on ne savait quels leaders de populace.
Quarante bonhommes morts, au bas mot.
Lynchés.
En 1979, l’armée vietnamienne avait envahi le Kampuchea et renversé le régime des Khmers Rouges, sous les applaudissements de la communauté internationale, heureuse de voir cesser le massacre sans avoir à se mouiller.
Les Vietnamiens avaient alors installé au Cambodge une république bien cool, libertaire, égalitaire, compréhensive et bourrée d’amour.
Non…
Non, je plaisante.
En vérité, à la place des assassins, ils avaient mis des brutes. Vous me direz : c’était un progrès…
Imaginez l’occupation par l’armée soviétique de la Tchécoslovaquie, version tropicale : lois de fer, embrigadement, exécutions sommaires et goulags forestiers pour ceux qui n’étaient pas contents.
Ni plus ni moins qu’une dictature stalinienne, sauce nuoc mam.
Dans le sillage des soldats s’étaient amenés des civils en quête d’opportunités économiques et, comme toujours dans ce genre de situations, ceux-ci avaient hérité des meilleures places au détriment des autochtones.
Postes juteux dans la fonction publique. Meilleurs endroits pour leurs restaurants et boutiques. Facilités de déplacements pour les entreprises de transport. Et, en l’occurrence, meilleurs coins de pêche.
Résultat : au bout d’un peu plus d’une décennie, le sentiment le mieux partagé au sein de la société khmère, c’était la haine du Viet.
A l’approche des élections générales organisées par l’O.N.U., tous les partis cambodgiens en présence tenaient à se démarquer des occupants vietnamiens de la façon la plus voyante possible.
Les incidents du genre de la tuerie du Tonle Sap se multipliaient.
Cause à effet ?
Je crois bien que oui…
Ayant eu vent du massacre, l’Agence me demanda de me rendre à Siem Reap, la ville proche à la fois du grand lac et des temples d’Angkor.
Aussi grimpai-je dès le lendemain matin dans l’avion de la ligne régulière Phnom Penh – Siem Reap, un vieux coucou russe, flanqué d’un copain cameraman, un Thaï du nom de Prapan.
Au petit aéroport de Siem Reap, investi par les hélicos militaires de l’UNTAC, dans la cahute au toit de tôles qui servait de terminal, s’approcha de nous un jeune type maigre flanqué de deux flics armés qui le suivaient pas à pas.
Il souriait de toutes ses dents, les deux mains tendues vers moi.
– Sergio !
Je reconnus Dara, le jeune flic avec qui j’avais sympathisé lors de ma première visite des temples.
Il portait une chemise bariolée et voyante, du genre de celles qu’affectionnent les bandits. Une grosse montre en or à son poignet attestait de sa prospérité.
– Qu’est-ce que tu fais là ? demandai-je.
Il cligna de l’œil, rigolard, désignant d’un coup de menton les deux sbires au garde à vous, deux pas derrière lui.
– Je suis le chef de la sécurité de l’aéroport.
Mes lèvres s’arrondirent dans un sifflement appréciateur. Il n’avait pas perdu de temps, le petit vigile de temples que j’avais rencontré une poignée de mois plus tôt !
Je le félicitai, lui présentai Prapan et lui confiai :
– On est venus pour travailler sur les Viets assassinés. Tu sais, le massacre ?
– Oui, je suis au courant.
– Tu sais comment ça s’est passé ?
Un rire sonore. Aux éclats. Un clin d’œil. Une main amicale posée sur mon épaule.
– Personne ne te parlera de ça, Sergio.
– Tu sais ce qui est arrivé ? insistai-je.
La main sur mon épaule se fit plus lourde, le sourire convenu, les yeux froids.
– Personne ne parle de ça.
Je laissai tomber.
– Il faut qu’on rapporte des images. On se barre sur le lac immédiatement, Prapan et moi. Il nous faudrait un gars pour assurer notre sécurité. Tu peux nous trouver quelqu’un ?
Dara leva les yeux au ciel avec l’expression d’un type qui vient d’entendre une connerie et me saisit l’avant-bras.
– S’il te plait, mon ami, ne me vexe pas, n’engage personne d’autre que moi.
– Mais… Et ton boulot ?
Il éclata de rire, avec un geste insouciant de la main par-dessus son épaule.
– Tsss… T’en fais pas pour ça…
Il nous fallut moins d’une heure, à Prapan et à moi, pour comprendre qu’on était venus pour rien.
Soyons francs : on était là pour voir du macchabée.
Or, il n’y en avait pas.
Les corps avaient déjà été renvoyés au Vietnam, ou bien inhumés sur place, nous disait-on. Je soupçonnais que la plupart avaient été laissés dans l’eau, faute d’argent pour les obsèques.
On n’allait tout de même pas les repêcher !
Et puis, il fallait bien que les poissons mangent…
Je pus prendre in extremis quelques clichés des dernières funérailles, avec les proches éplorés qui transportaient la victime dans une mauvaise caisse en planches.
Pas vraiment de quoi contenter le vautour d’agence que j’étais, avide de sang sur boue et de bons cadavres bien amochés.
Alors qu’on se faisait passer le goût du fiasco à lampées de bière du Tigre sous la bâche crevée d’une gargote, j’émis un projet qui me courait dans le cœur depuis un moment :
– Dis-moi, Dara, tu penses qu’on peut en profiter pour aller voir le Beantey Srei ?
Il ne réfléchit qu’un instant avant de hocher la tête.
– Why not ?
Beantey Srei. Littéralement « le temple de la femme ».
Un petit bijou d’architecture, réputé le plus beau des anciens temples khmers, situé à l’écart de la zone des ruines, à une vingtaine de kilomètres de la cité d’Angkor Thom.
Au diable, quoi, à l’époque où on cause.
J’avais voulu y aller lors de ma première visite en solo parmi les pierres. On m’en avait dissuadé. La Route 6, autrefois tracée par les Français, guère plus aujourd’hui qu’une piste de latérite crevée d’ornières, passait à côté de territoires khmers rouges et tout le coin était truffé de mines antipersonnel.
– C’est toujours dangereux ? demandai-je à Dara.
Il rigola :
– Yeah !
– Bon…
Prapan décida de rester à Siem Reap. La présence de troupes de l’UNTAC, dont un fort contingent de la Légion Etrangère française, avait eu pour effet d’emplir la petite ville assoupie de jeunes femmes peu farouches et pas bien chères…
Moi, je m’embarquai dans l’énorme 4×4 neuf de Dara qui, avant de démarrer, vérifia le chargement des deux flingues qu’il portait glissés sous sa ceinture, devant et derrière, masquées par sa chemise de maque.
Un autre gun chromé dans la boîte à gants, devant moi.
Une kalachnikov sur la banquette arrière.
A mes pieds un sac plastique empli de glace concassée et de bières.
Avanti !
Quelques mois plus tard, je devais reprendre cette Route 6 en compagnie de mon ami Stephan et de David Brunström, un copain de Reuters.
C’était la saison des pluies. Le trajet : un calvaire de glissades sur gadoue, voltiges et perditions dans les rizières.
Rien de tel avec Dara. A bord de son luxueux 4×4, qu’il conduisait d’une main, coude à la vitre, boîte de bière entre les cuisses, on arriva en moins d’une heure devant le porche rose du temple perdu…
(A suivre)