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Kampuchea Songs – 17 : Khmers ennemis

Publié par le 8 juin 2015

Photos de Serge Corrieras
Textes de Thierry Poncet et Serge Corrieras

 

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A propos du prince Ranariddh et du camarade Hun Sen
nous vient aux oreilles cette rengaine :

Je te tiens, tu me tiens…
Ni toi ni moi n’avons de barbichette, alors tenons-nous par les c…
Toi c’est le rouge, moi c’est le blanc.
Aïe ! Ouille !
L’un fils de roi, l’autre façon de paysan.
Moi l’avers, toi l’envers.
D’un Khmer à l’autre, de l’autre à Khmer.
Toi aquilon, moi zéphyr et patin couffin…
On était nés pour ne s’entendre sur rien.

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L’une des tâches assignées à la mission onusienne UNTAC (voir Kampuchea Songs – 06, Nations Unies) était d’organiser des élections libres, équitables, démocratiques et tout ça.
Que les Cambodgiens désignent une bonne fois, après quinze à vingt ans de sang et de sanglots, celui qu’ils voulaient pour dirigeant.

Il y eut moult candidatures : d’anciens partis d’avant les guerres qui tentaient de se refaire une santé populaire ; des groupuscules, rejetons des inguérissables scissions des partis révolutionnaires ; des particules, montés de toutes pièces par des notables qui savaient que, pour qui sait s’y prendre, le mot « député » s’épelle comme « profits »…
Les Khmers rouges, alors en plein processus de désunion, jugèrent politique de se retirer de l’affaire et menacèrent même de mener des attaques contre les bureaux de vote, le jour venu – ce qu’ils ne firent pas.
Bref, pour simplifier notre propos, tenons-nous en aux deux favoris, les champions des deux partis les plus puissants, les vrais caïds de la politique cambodgienne d’alors, les ténors, les cadors :

Dans le coin droit : le prince Norodom Ranariddh, fils de Sihanouk, de retour depuis peu de longues années d’exil doré, bombardé par son père à la tête du parti royaliste le FUNCINPEC.
Soit le Front Uni National Pour un Cambodge Indépendant, Neutre, Pacifique et Coopératif.

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Dans le coin gauche : Hun Sen, communiste, chef du parti PPC (Parti du Peuple Cambodgien) d’obédience vietnamienne qui dirigeait le pays depuis 1979. Celui qu’il faut bien appeler, bien qu’il n’eut jamais été élu auparavant, le « candidat sortant ».

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Rendons justice aux Onusiens : les élections eurent lieu.
Et bien lieu.
On engagea des centaines de volontaires, on recensa la population, on établit des listes, on fit construire des urnes, on imprima affiches de propagande et bulletins de vote…
Tant et si bien que, par une belle journée de mai 1993, le Cambodge suffragea.
Des villes encore en dérive aux villages survivants.
Des villas hâtivement bâties par les princes aux taudis sur ordures des mendiants.
Des rivages de Kep aux montagnes de Preah Vieng, des cités lacustres du Tonle Sap aux huttes de jungle du Mondolkiri.
On vota.
Massivement, diligemment, passionnément, avec un enthousiasme patriotique retrouvé qui faisait plaisir à voir, les Cambodgiens votèrent.

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Au sortir des urnes, tous décomptes faits, il s’avéra que le FUNCINPEC (royaliste) de son altesse Ranariddh avait obtenu la moitié des suffrages plus un chouïa.
Et que le PPC (communiste) du camarade Hun Sen la moitié moins un poil de…
Disons : menton.

Aussitôt, le prince Ranariddh déclara à qui voulait bien l’entendre qu’il était désormais le Premier Ministre, maître incontesté du pays, porté au pouvoir suprême par la sagesse d’un peuple qui savait reconnaître la valeur des traditions, d’ailleurs, ce chouïa en plus de la moitié n’était-il pas la preuve de l’amour de l’ensemble des Cambodgiens pour sa personne ?

Aussitôt, le camarade Hun Sen déclara à qui voulait bien l’entendre qu’il était désormais le Premier Ministre, maître incontesté du pays, porté au pouvoir suprême par la détermination révolutionnaire d’un peuple résolument tourné vers l’avenir, d’ailleurs, ce poil de menton en moins de la moitié de son score venait à l’évidence d’irrégularités commises dans des bureaux de vote éloignés, on a des preuves !

Et sans doute ajouta-t-il, l’air de rien, comme en passant, que c’était son parti qui dirigeait l’armée nationale, laquelle serait mécontente si on l’écartait du gouvernement, et une armée pas contente, hein, bon…

Aussi, le législateur onusien, bien embêté, se gratta-t-il la tête, le nez, les fesses et déclara que, puisque c’était comme ça, il y aurait désormais deux Premiers Ministres.
Et puis il avala une aspirine et se paya une petite sieste, parce que la politique cambodgienne, ça peut être fatiguant parfois, tous ceux qui y ont goûté vous le diront !

On eût donc deux Premiers Ministres.
Un Premier premier-ministre (ne riez pas, c’était le titre officiel) : Ranariddh.
Et un Second premier-ministre (on ne rit pas) : Hun Sen.

Comme chaque ministre avait droit à deux vice-ministres, il y eut :
– un premier vice-Premier premier-ministre ;
– un second vice-Premier premier-ministre ;
– un premier vice-Second premier-ministre ;
– un second vice-Second premier-ministre.

Toujours défense de rigoler. Tout ça est officiel. Authentique. Historique. Même la place des majuscules et des tirets.

Et ce n’est pas fini.
On fut bien obligé d’étendre le système bicéphale à tous les ministères : premier Ministre de l’agriculture, second Ministre de l’agriculture, premier vice-premier Ministre de l’agriculture, second vice- premier Ministre de l’agriculture, premier vice-second Ministre de l’agriculture, second vice-second Ministre de l’agriculture.

Il y en a qui étaient contents, c’étaient les journalistes.
Moi, ça allait, j’étais photographe.
Mais, alors, mes collègues de plume…
Imaginez un peu le travail : « Lors de l’inauguration de la nouvelle école primaire de Kampong Speu, c’est devant un parterre nombreux et attentif que son Excellence Machin-Truc, second vice-adjoint du premier adjoint au second vice-premier Ministre de l’éducation… »

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L’UNTAC plia sous peu bagage, mission accomplie, repos. L’ONU était là pour organiser des élections, c’était fait, Cambodgiens dém… vous !

Le pays était désormais pourvu de ce qu’il est convenu d’appeler un « gouvernement de coalition ». Ce qui se traduisait en khmer de cette époque par « attelage de fauves furieux ».

Ranariddh et Hun Sen passèrent les années qui suivirent à se sourire pour la galerie et à se tirer la bourre dans les coulisses.
Il suffisait qu’un sous-ministre adjoint du FUNCINPEC se déclarât en faveur de telle mesure pour que son homologue du PPC s’arc-boute sur l’opinion contraire.
Tout prétexte fut bon à l’organisation de coups tordus, vicieuseries variées et manœuvres de l’un visant à dégommer l’autre.

Il n’y avait guère qu’un domaine où les deux camps arrivaient à s’entendre, celui du ramassage des subventions – lesquelles, dans le Cambodge en reconstruction, ne manquaient pas. Comme me disait un cadre français d’une entreprise internationale de travaux publics : « Si les deux ministres des transports utilisaient vraiment les fonds donnés par la communauté internationale pour bitumer les routes, le pays entier serait une dalle de macadam ! ».

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Ranariddh avait la légitimité d’un héritier de la famille royale – un atout non négligeable quand il s’agit d’une dynastie vieille de plusieurs siècles. Légitimité renforcée, aux yeux du petit peuple, par sa ressemblance étonnante avec son père Sihanouk le bien –aimé.
Il bénéficiait en outre du soutien de la diaspora cambodgienne, l’ancienne bourgeoisie qui avait fui le pays à la victoire des Khmers rouges. Certains de ses membres disposaient d’immenses fortunes, de quoi, notamment, recruter et équiper une armée, en prévision du jour où il faudrait cogner…

Hun Sen, lui, n’avait pas besoin d’engager des soldats. Il en avait plus qu’il ne lui en fallait, chef suprême de l’appareil militaro-policier à la soviétique qui tenait le pays depuis 1979. Une innombrable légion de petits chefs, dévoués et rétribués en conséquence. Une trame infinie de commandants militaires et de commissaires politiques qui faisaient la loi dans le moindre village.

Pendant quatre années, la tension ne cessa de monter, ponctuée d’actes de violence, d’assassinats politiques et d’attentats dégueulasses (voir Boulevard Massacre, Kampuchea Songs – O9).

Jusqu’en juillet 1997, où le conflit éclata ouvertement, en une guerre civile qui dura trois jours.

Je n’y étais pas.
Il y avait de la photo à prendre – certains amis ont d’ailleurs shooté de remarquables clichés des combats dans Phnom Penh. Mais j’étais devenu le papa d’une merveilleuse petite fille, Asia, et mon amour m’intimait de la mettre en sécurité hors de portée des rafales et des obus.
Mon pote Thierry, lui, resta. Son logis étant voisin de la villa d’un général royaliste prise pour cible par une batterie de mortiers PPC, il passa une bonne partie des trois jours à redouter qu’un projectile perdu lui écroulât le plafond sur la casquette.

C’est le PPC qui remporta l’épreuve.
Ranariddh s’enfuit en Thaïlande.
Hun sen, après quinze jours de règlements de compte et d’exécutions sommaires, histoire d’étêter durablement le parti royaliste, put enfin poser son derrière de chef d’état sur le fauteuil suprême.

Qu’il occupe toujours, bientôt dix ans plus tard, à l’heure où Thierry et moi écrivons ces lignes.

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Revenons en 1992.

Je suis photographe à l’AFP.
Le Cambodge reçoit une délégation de je ne sais plus quel pays européen. Comme toujours en pareil cas, entre deux cocktails, on emmène les dignitaires étrangers visiter les temples d’Angkor. Les y guident des officiels cambodgiens, dont, pour le coup, Hun Sen. Et les y accompagnent des journalistes de corvée, avec, parmi eux, ma pomme.

Après un genre de pique-nique devant Angkor Vat, au son d’un orchestre traditionnel, la bande des costards-cravates s’engouffre à l’intérieur du temple pour les Oh ! et les Ah ! de rigueur.
Hun Sen, les temples, il connaît par cœur. Il s’arrange pour se défiler, restant à l’extérieur pour goûter un rare moment de tranquillité.
Moi, pareil.
J’ai sillonné le site de long en large, j’ai même poussé jusqu’à Beanteay Sreï avec mon copain Dara (voir Kampuchea Songs – 13, Retour à Angkor) et je n’ai aucune envie de courir derrière des plénipotentiaires dont le monde entier se fiche pour le douteux plaisir de les bombarder au flash le long des galeries sombres.

Nous voilà donc tous deux en tête à tête, si on excepte quelques flics de la sécurité et les musiciens qui, leur devoir accompli, se sont mis à bouffer les restes.

Hun Sen n’est pas encore le potentat milliardaire régnant à la limite du despotisme sur le Cambodge, tel qu’on le connaît aujourd’hui. C’est un militant-soldat brillant, encore jeune, bombardé par l’appareil politique à la tête d’un petit pays en lambeaux, aux confins du post empire stalinien.
Il me jette un regard amusé, levant presque les yeux au ciel, comme pour dire « Ces diplomates, quel ennui, hein ? ».
Puis il se saisit d’un instrument laissé là par un des musiciens, une sorte de vielle qu’on appelle un « tro », et en promène l’archet sur les cordes, produisant une mélodie tout à fait acceptable.

Réflexe de photographe, j’ai levé mon appareil sans même y penser.
Un instant, je retiens mon geste, jetant à Hun Sen un regard interrogatif, quêtant son autorisation.
Il acquiesce d’un mouvement de paupière.
Je shoote.

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Voilà comment j’ai saisi ce que je considère, en toute modestie, comme un des meilleurs portraits du bonhomme.

En toute modestie.

(A suivre)

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