Photos de Serge Corrieras
Textes de Thierry Poncet et Serge Corrieras
Et Bing !
Et Bang !
BOUM BADABOUM !…
Tu me connais ?
Mais si, tu me connais !
Y’a des fois – plein ! – qu’on parle de moi dans tes journaux.
Chez toi, y’a des organisations qui me combattent. Qui tâchent de raccommoder mes dégâts, les pauvres.
Y’a un tas de gens bien intentionnés qui élèvent des collines de chaussures comme symboles de mon humble labeur.
Y’a des bourgeois qui font leurs petits chèques, signés d’une larmichette, pour participer à mon éradication.
Moi, bien planquée dans mon trou de boue, attendant avec une patience d’araignée l’instant de mon apothéose (Bing, boum, badaboum !), je rigole doucement, crois-moi : bonne chance, les gars ! Bonne année et surtout bonne prothèse !
Tu m’as reconnue ?
Pas encore ?
Tu veux d’autres indices ?
Euh… Attends…
Ah, voilà : je suis une grande voyageuse. On m’a vu dans tous les coins de la planète. De préférence dans les régions où ces braves pigeons d’humains se mettent sur la gueule.
Avec une certaine prédilection pour les pays pauvres…
C’est que, tu comprends, je ne suis pas chère. Pas chère du tout. Un maximum d’efficacité pour un minimum de pognon, c’est t’y pas la clé de la réussite ?
J’ai été en Angola.
En Afghanistan, aussi. Bien, l’Afghanistan. Un pays inspirateur de créativité. Comme c’est de la caillasse à peu près partout, mes concepteurs m’ont déguisé en pierre. Même plus besoin de m’enterrer. Y’a plus qu’à me répandre au sol depuis un avion, caillou parmi les cailloux, pour attendre sagement le pied du moudjahidine qui passe.
Y’en a même qui m’ont déguisé en papillon.
Tu mords l’astuce : le gosse du coin me remarque, toute jolie, verte et bleue, au milieu de son désert de pierres. Il se dit : « Chouette, un jouet ! ».
Il m’attrape.
Et là : surprise !
Bon anniversaire, gamin. Et surtout, bonne prothèse !
Et puis bien sûr il y a eu le Cambodge.
Aaaaah… Le Cambodge. Bonne adresse. Mes meilleures années, je dirais. Ma gloire. Mon apogée…
Moi et mes copines, on a été jusqu’à 10.000 à s’y éclater.
Si mes ingénieurs avaient touché un dollar pour chaque membre cambodgien que j’ai réduit en charpie, ils seraient riches…
Pardon ? Qu’est-ce que tu dis ?
Ils les ont empochés, les dollars ?
C’est pas faux.
Dans Barry Lindon, l’auteur, William Makepeace Thackeray, écrit, à propos de la guerre de sept ans, à peu près ceci : “Il faudrait l’esprit d’un grand philosophe pour comprendre les raisons qui ont poussé la Prusse, l’Autriche, la France et l’Angleterre à s’affronter ».
Pour expliquer la guerre civile cambodgienne, il faudrait être au moins le plus érudit des lettrés chinois !
Autant essayer de décrire par le menu les vagues d’une mer saisie par l’ouragan…
Pour faire simple : à partir de 1970 se sont affrontées successivement une guérilla dite « Khmer rouge », marxiste du genre maoïste, des troupes pro-vietnamiennes marxistes du genre stalinien, des troupes royalistes, plus, de temps à autre, un semis de petites bandes marginales du genre fasciste.
Tout ce joli monde n’a cessé de conquérir des territoires, d’une superficie qui allait de la région au petit village, à une colline, un coin de forêt. De les perdre. De les regagner. De les reperdre…
Et à chaque fois qu’ils emménageaient quelque part, ils s’empressaient de se protéger des éventuelles intrusions par plusieurs cercles de mes collègues.
Quand l’ennemi essayait de se pointer : bing, boum, badaboum, à dégager, bonne retraite et surtout bonne prothèse !
Attends, ça devient encore plus drôle…
Quand une troupe a conquis un coin et nous a enfouies tout autour, elle compte que ce soit l’ennemi qui se fasse péter. Le soldat piégeur, lui, il se préfère entier, c’est humain.
Donc, il dessine des plans sur lesquels c’est marqué où ça qu’est qu’on se trouve, moi et les consœurs.
Comme ça, il peut continuer à se balader, chasser, cueillir des fruits, aller piller le village voisin, violer les filles et autres activités guerrières…
Seulement, voilà, quand l’ennemi devient trop fort et qu’il le chasse du coin, le soldat, il se barre en emportant son plan.
Des fois, même souvent, il meurt. C’est là qu’on dit : « Il emporta son secret dans la tombe ».
Du coup, plus personne ne sait où on est, les copines et moi. Devant ce buisson ? Au pied de ce palmier à sucre ? Près des restes de la cabane qu’on a brûlée le jour qu’on s’est si bien marrés ? Au bord de cette mare aux canards ?
Va savoir…
Et ça devient encore plus drôle quand l’ennemi, devenu occupant de la place, se protège à son tour d’un cercle défensif, jusqu’à ce qu’il soit chassé à son tour, que ses plans se perdent eux-aussi, et que le nouvel arrivant recommence la plaisanterie.
Vingt-cinq ans comme ça.
Dans les années 90, à force d’à force, il y avait des territoires entiers si gorgés de nous autres, en cercles successifs, inextricables et sur plusieurs couches, que ne s’y hasardaient plus guère que les candidats au suicide.
En plus, un des grands charmes du Cambodge, c’est d’être arrosé de pluies diluviennes six mois par an.
Dans certains coins, à la saison humide, il y a des quatre, cinq mètres de flotte agitée de courants, lesquels entraînent les fonds devenus boueux et mous, lesquels nous entraînent avec eux.
On m’a enterrée là, à ce point précis, seulement, au retour de la saison sèche, je suis cinquante, cent, deux cents mètres plus loin. Entre les pilotis de la maison de quelqu’un, par exemple. Dans la rizière d’un paysan. Dans la basse-cour où la petite fille de la maison va donner à manger aux poules. Dans le jardin que le fils aîné va biner, faut bien bouffer …
Bing, boum, badaboum, bonjour poules, cochons, légumes, et bonne prothèse !
Tu ne vois toujours pas ?
Bon, alors, ce coup-ci, je vais vraiment t’aider.
Je vais me décrire, si tu y tiens…
Je suis du genre cylindrique. Disons huit, dix centimètres de hauteur pour quinze, vingt de diamètre. Une grosse boîte de thon en conserve, si tu voudrais !
Mon corps est en plastique dur. Avant j’étais en métal, mais les techniciens se sont rendus compte que je pouvais faire autant de dégâts dans les viandes humaines en étant revêtue de polymère.
C’est que, lorsque j’étais en ferraille, on pouvait me repérer plus facilement, à l’aide d’un détecteur surnommé « poêle à frire ». Et ça, franchement, c’était pas de jeu.
Je contiens une charge explosive.
J’ai un bouton déclencheur sur le dessus, pour ceux qui vont me marcher dessus. J’ai aussi, sur le côté, un petit crochet, qui permet de tendre un fil entre moi et, disons, un arbre, histoire que le gars se prenne le pied dedans et de varier les plaisirs.
En général, je suis d’une belle couleur verte.
Kaki, le vert.
Militaire.
On a sa fierté, quoi…
Tu as compris, maintenant ? On m’appelle « mine antipersonnel ». Mais, en confidence, mon vrai nom, c’est « HORREUR ».
Ah oui, j’ai failli oublier : très souvent, il y a, sur mon flanc, écrit à la thermogravure la mention « Made In France ».
Marrant, non ?
(A suivre)
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