Photos de Serge Corrieras
Textes de Thierry Poncet et Serge Corrieras
Les yeux me brûlent.
Ma tripe se noue.
Mes amis. Les voilà qui surgissent de mes archives, classeurs et fichiers.
Mes potes, mes camarades.
Vous à qui ce jour je les offre, en ces portraits échappés de toutes débâcles, je vous en prie, ne matez leurs faces glorieuses qu’avec respect.
Ce sont – Et « c’étaient », pour certains – des braves, des durs, de la pâte de bel humain, toute en chair et en or.
Des têtes brûlées, oui, mais de feux de joie.
Des cœurs cramés.
Des guetteurs de guerre.
Tous pros de cet art difficile qui vous porte, objectif brandi, bandé, au devant des cataclysmes.
Qui vous oblige à piéger dans l’appareil l’instant fugace, si rare et si riche, où la vie, ce simple monotone, se fait fureur et tempête.
Misères et fous rires.
Blessures et joies…
Oh oui, les yeux me brûlent.
Se nouent mes tripes.
Suis-je donc déjà si vieux, propriétaire d’étagères où croulent les souvenirs ?
C’est pourtant vrai : ensemble, on errait dans la boue des rizières, on hantait les bordels d’Indochine, on se saoulait sans compter et, au lendemain sonnant, on se perdait au long de chemins sans nom, histoire de prendre en photo ce qu’il y avait au bout.
Mes yeux brûlent,
Camarades, amis, mes âmes incendiées.
A seigneur, honneur.
Tim Page, c’est une légende sur deux longues pattes, vrai héros d’une ère qui n’en produit plus guère.Un roman à lui tout seul. Prenez Albert Londres, Blaise Cendrars, Apollinaire, mélangez le tout, au résultat donnez le talent de l’image et vous aurez à peu près Tim Page.
Hippie anglais des seventies, parti photographier le Vietnam en feu, c’est lui qui a servi de modèle au personnage du reporter barjot interprété par Dennis Hopper dans le film Apocalypse Now.
En 1975, ses potes Gilles Caron et Sean Flynn se sont fait descendre par les Khmers rouges sur la frontière cambodgienne. Il aurait du être avec eux. Seulement il était trop défoncé ce matin-là pour quitter sa chambre d’hôtel de Saïgon et les suivre.
Il a publié de nombreux bouquins. Vous trouverez facilement les titres…
Me reste à ajouter sa grandeur d’âme.
Sa générosité sans défaut.
Et que pour l’heure, il vit en Australie et continue à fumer des joints !
Lien : http://www.timpage.com.au/
Al Rockoff, lui aussi vétéran du Nam, ex-soldat, commando U.S, membre des forces spéciales.
C’est lui le photographe du film « La Déchirure » de Joffé, joué par John Malkovich. Mais un conseil, si jamais vous le croisez, ne le faites pas chier avec ça. Il déteste le film.
De toutes façons, si jamais vous le croisez, ne le faites chier avec rien !
Je l’ai vu de mes yeux choper au garrot à mains nues un cobra de bonne taille qui se faufilait parmi nous et le finir contre un tronc de palmier comme il aurait écrasé un moustique.
Bougon, fondu à la Marie-Jeanne, dézingué par la jungle et la guerre, un personnage à part et un ami fidèle.
Fifi. La belle Fifi.
Ma marraine. Ma grande sœur.
Une arpenteuse de planète, photographe sur les fronts de tous les conflits de la fin de siècle.
Elle avait obtenu le World Press pour une de ses photos à Beyrouth, en 1976, en pleine bagarre.
Elle s’appliqua à m’aider, et de quelle immense manière, au moment où j’ai chopé le portrait de Khieu Sampan en sang (voir Kampuchea Songs – 04). C’est elle qui me fit entrer à l’agence SIPA et le guide de mes premiers pas dans la carrière de reporter de guerre.
Au moment où j’écris ces lignes, j’ai sous les yeux une des merveilleuses cartes postales qu’elle éditait, à partir de ses images des quatre coins du monde. Elle est datée de 1992. Elle m’y apprend son retour de Bosnie.
Destin absurde : Cette grande dame s’est éteinte dans un lit d’hôpital parisien, suite à, dixit : « une erreur médicale ».
Je ne sais pas où tu es, Françoise, mais une chose est sûre : tu es toujours dans mon cœur.
Lee Kim Song : « Monsieur Song », factotum, comptable, que sais-je encore…
Song-La-Démerde.
Personnage clé de l’AFP, recruté par l’agence grâce à Hélène Bizot alors de tous ses chétifs 45 kilos, il pédalait toute la sainte journée sur un cyclo-pousse dans les rues de Phnom Penh.
Un cyclo-pousse qui pouvait vous parler en khmer, en vietnamien, en chinois, en français, en anglais, ou même en russe, si vous insistiez…
Dans une vie précédente, il avait été chef comptable à la B.G.I (Brasseries et Glacière Indochinoise).
Et son existence suivante, il l’avait passée à survivre aux massacres des sbires de Pol Pot…
Un très grand et fidèle ami, toujours prêt pour le boulot… mais aussi pour la déconne dans les boxons.
Leo Dobbs, c’est un pur British, un produit presque caricatural du Foreign Office des temps glorieux d’Albion.
Il peut : son père était un diplomate, ancien ambassadeur au Laos.
Leo a été n temps journaliste pour l’AFP, puis pour Reuters.
Un fou furieux à qui il arrivait à boire des quantités astronomiques de bières et autres boissons fermentées.
As-tro-no-mi-ques.
Je l’ai un jour gentiment sorti de la conférence de presse quotidienne des Nations Unies, où, complètement bourré, repeint trois couches, il braillait au visage du porte-parole de la noble institution, Eric Falt, qu’il était, entre autres, un fieffé menteur.
Le plus marrant, c’est qu’il est maintenant au service de presse de l’UNHCR à Genève…
Je suis toujours en contact avec lui, sa femme Nuj (dont j’ai été témoin de mariage) et ses enfants Billy et Baramy.
Un frangin, quoi !
Arthur Tsang. Ou plutôt « King Arthur ». Le chef du service photo Reuters à Bangkok. Donc mon boss à une époque.
Ce type, mesdames, messieurs, est l’un des auteurs des fameuses photos des manifestations de la place Tien’anmenn à Pékin, au printemps 89. Le petit chinois face aux tanks, oui m’sieurs dames.
Vétéran du Nam aussi, grand pote de Tim et gros fumeur de joints.
En parallèle, patron du Front Page à Bangkok, bar de nuit fréquenté par les journalistes et correspondants du monde entier.
Salut à toi, majesté !
Nate Thayer, un géant américain, correspondant du Far Eastern Economic Review. C’est lui qui s’est « fait » la mort de Pol Pot – et un paquet de pognon, en ayant tout cumulé (interviews, photos et même télé sur cassette) grâce au réseau qu’il s’était tissé depuis Bangkok et Phnom Penh et il faut bien le dire, un certain acharnement.
Et même un acharnement certain !
Nate… Fondu lui aussi aux diverses substances et, en plus, aux armes.
Je lui ai servi de bodyguard un soir, avec son 9mm Makarov, en sortant du « Heart of Darkness » un bar de nuit, à une époque où il s’attaquait aux affaires louches d’un homme d’affaire très puissant du pays, proche du Premier ministre Hun Sen. Il était tellement énervé (« Bastards, fucking bastards ! ») qu’il a éclaté le pare-brise de ma Lada d’un coup de boule.
Il m’a bien renvoyé la balle plus tard, en 99, en m’accueillant chez lui à Bangkok, alors que j’étais en passe difficile. Un pote inoubliable.
lien : http://www.nate-thayer.com/blog/
Stefan Andrew Ellis, mon frangin de l’AFP, jeune photographe américain de bonne famille, prometteur, détaché par le bureau de Honk Kong, qui m’a recruté, suite à mon scoop Khieu Samphan.
Comme, au moment de notre rencontre, je m’étais rasé le crâne mais avait conservé les moustaches, il me pensait Gay, tendance californien, et se tenait soigneusement à l’écart – il a pu constater par la suite, pendant nos virées dans les bars de nuit, qu’il ô combien se trompait…
Un « corporate man », totalement fidèle à la « company », comme il nommait l’agence.
Toujours prêt pour les coups les plus dangereux.
Romantique, qui vouait une admiration sans bornes aux anciens du Vietnam, comme Page et Rockoff, et qui s’acharnait à les égaler.
Cinglé, lui aussi. J’ai le souvenir d’un mauvais trip sous acide, durant le couvre feu de 91, juste après les manifs étudiantes, où on s’émerveillait de la beauté des couleurs des balles traçantes…
Après avoir quitté l’AFP, Stefan a tenté sa chance en Russie ou il s’est fait démonter la tronche.
Trop de dope.
Trop d’alcool… !
Quand il est revenu Phnom Penh, il avait maigri d’au moins 20 kilos, ne se nourrissait que de bières.
« Beer is food. » affirmait-il.
Puis il est rentré à Washington.
Puis il s’est tiré une balle dans la tête.
C’était ta fin, mon bel ami…
Et puis tant d’autres…
Jean Claude Pomonti, le Corse de Saïgon, l’Asiate sorti d’un roman de Jean Hougron, aussi discert qu’exceptionnel, correspondant du quotidien Le Monde en Asie du Sud-Est pendant la majeure partie de sa carrière, écrivain d’une somme de bouquins sur la question que vous n’aurez aucun mal à trouver (sur la photo, tout juste rescapé du crash d’un hélicoptère U.N).
Philippe Decaux, AKA Phileas Foghorn, alias Dom Felipe. Cameran free-lance, mercenaire d’actus télevisées, ancien de France Télévision, basé à Bangkok mais très souvent présent au Cambodge. Une grande carcasse et une grande gueule. Ici en compagnie du Roi lors de son retour en 91. Peu après, pendant la première et très sérieuse conférence de presse du souverain, il avait posé cette question fondamentale de sa voix de stentor : « Monseigneur, pour Maisons et Jardins : dans quel état avez vous retrouvé palais et parterres ? ».
Hay N’Guyen. Alain Lebas, de son nom de plume de correspondant pour Libération. Comme son nom l’indique, Vietnamien d’origine. Hay « Il Furbo» le rusé des rusés, le roi des infos impossibles, celui à qui rien jamais n’échappe sur le continent. Un grand journaliste doublé d’un client assidu des bordels, triplé d’un super pote.
Mark Dodd, Australien, correspondant et créateur du premier bureau de Reuters à Phnom Penh. Un brave et courageux journaliste, toujours partant pour des reportages hors de la capitale. Et comme de bien entendu, un bon bambocheur.
Kevin Cooney, Irlando-Ricain de New York, chef du bureau de Reuters à Bangkok pour la région. Une nuit, alors qu’on était sur un reportage dans la région de Siem Reap, on a du dégommé une centaine de bières en jouant à construire des murs de canettes vides. Bonjour les intellectuels !
Enfin, comment ne pas mentionner l’immense photographe de Paris-Match Benoit Gysemberg, qui venait régulièrement au Cambodge.
Un ami, grand frère au côté de qui j’en ai beaucoup appris.
Nous nous sommes revus il y a environ 2 ans, à Pomerol, pour une expo qui lui était consacrée, suivie d’une projection et conférence.
Il est décédé l’année d’après.
Croyez-moi, il manque au monde, lui aussi…
(A suivre)
P.S. : Hélas, alors que cette chronique est en préparation, j’apprends que mon vieux camarade Kevin Cooney – celui dont les yeux flamboient derrière un empilement de boîtes de bière – n’est plus de ce monde. Il est mort à Phuket dans des circonstances que j’ignore pour le moment. Putain, encore un… Ciao, l’Ami !
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